Gabriel de BROGLIE

est membre de l'Académie française, conseiller d'Etat honoraire et président de la Commission générale de terminologie.

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Les atouts et devoirs d'une langue universelle

Dans son entretien à Constructif, le président de la Commission générale de terminologie examine le rayonnement de la langue française dans le monde et son évolution dans les milieux professionnels.

Le français joue-t-il un rôle particulier dans la transmission des connaissances professionnelles ?

Gabriel de Broglie. Le poids de la langue française comme véhicule d'identité et d'activité est un facteur essentiel de sa diffusion. C'est grâce à cela que toutes les grandes langues nationales, y compris le français, sont en expansion dans le monde. Le français n'a jamais été parlé par autant de personnes et, pour beaucoup d'entre elles, c'est leur seule langue d'accès à la modernité et aux techniques modernes. En effet, les habitants des pays francophones et les francophones dans d'autres pays ne peuvent compter sur leur langue véhiculaire pour avoir accès à l'ensemble des techniques en usage dans le monde, qu'il s'agisse d'informatique, de bâtiment ou de transports, par exemple. Pour tous ceux-ci, c'est le français, langue universelle, qui le leur permet.

Certains éléments plutôt techniques(normes, brevets, code Napoléon…) constituent-ils des atouts pour la diffusion de la langue française dans le reste du monde ?

N'est-ce pas poser la question à l'envers ? La langue française existe. Elle est parlée dans le monde entier. Dans sa vocation universelle, il y a des aspects utilitaires pour les professions, les sciences. Ce n'est pas un atout mais presque un devoir que de conserver cette vocation universelle !

Ceci dit, il y a forcément des domaines dans lesquels elle est plus forte. Regardons la science. Le français est-il une grande langue scientifique ? Question amère ! Les scientifiques français ont trop souvent abdiqué leurs responsabilités sur ce terrain en plaçant la science avant la langue. On s'est beaucoup disputé là-dessus.

Au cœur du débat, il y a d'abord la pensée scientifique neuve. Celle-ci a toujours été un acquis pour l'humanité et elle doit être diffusée de la meilleure manière possible. Si pour être prix Nobel, il faut être connu des laboratoires américains, si l'anglais se révèle plus efficace, alors, d'accord, essayons de faire confiance aux grands scientifiques, et acceptons cela.

Est-ce que cela justifie pour autant que des articles soient publiés exclusivement en anglais ou que, dans des colloques se déroulant en France dans des organismes publics français, on ne parle pas français ? Je ne le crois pas. De telles situations sont inacceptables.

La France dispose-t-elle de bons vecteurs de diffusion ?

Nous avons laissé péricliter de grandes revues françaises qui avaient une large diffusion à travers le monde parce que les scientifiques ont préféré publier en anglais, mais aussi parce que des organismes officiels ont baissé les bras. Il y a là une vraie responsabilité, y compris celle de certains chercheurs qui trouvent un intérêt personnel à se placer dans des revues en langue anglaise.

Heureusement, ce n'est pas vrai dans toutes les disciplines : en médecine, en chirurgie, en géographie, la France dispose de revues à la haute renommée internationale. Dans les hautes mathématiques, le français demeure une langue de référence. Tout n'est donc pas perdu. Il y a encore de belles positions à défendre, et, dans le domaine scientifique, le français reste bien la deuxième langue au monde par son importance, son rayonnement et sa diffusion.

Et pour la technique ?

Le constat est plus décevant car dans certains domaines techniques la pratique a imposé l'anglais. C'est le cas de la navigation aérienne, par exemple, où un contrôleur aérien français s'adresse en anglais à un pilote français survolant notre sol. Ou encore de la technique atomique où, même au Cern1, à Genève, tout se fait en anglais… Mais dans des domaines où les professionnels français sont forts, la langue française garde une certaine position, dans la construction hydraulique, par exemple.

Je pense toutefois que ce n'est pas dans l'application de la haute technologie que le français pourra équilibrer l'anglais. Ce n'est pas la peine de se battre. Il faut admettre cette « géographie » et en tirer les enseignements.

Le droit est-il un terrain plus favorable ?

Je pense que oui. Et ce, pour trois raisons principales.

Pour l'interprétation des textes, d'abord, le français est une langue claire à laquelle les experts, à Bruxelles notamment, ont souvent recours. Le français a une qualité propre pour « éclairer » des textes, dont il faut savoir jouer.

En ce qui concerne la jurisprudence, ensuite, il y a une différence fondamentale entre la Common law anglo-saxonne et le droit écrit germano-latin. Dans le second cas, un tribunal s'imprègne des principes généraux du droit pour déduire la solution à donner, alors que, dans le premier, les procès sont plus aléatoires et l'incertitude de leur résultat concourt à la multiplication des recours et à la judiciarisation galopante que l'on connaît aux États-Unis. Le droit français semble donc particulièrement bien adapté à l'élaboration d'une jurisprudence. Tout le travail de la Cour de justice de l'Union européenne se fait d'ailleurs en français. La question du maintien de ce choix se pose aujourd'hui, après l'élargissement à vingt-cinq. Les nouveaux États membres de l'Est de l'Europe y semblent favorables.

Enfin, en matière de codification des textes européens, il y a une urgence absolue. Dès 1972, le Conseil européen avait décidé de cette codification, mais depuis il ne s'est rien passé car le Conseil n'a pas voulu confier cette tâche à la Commission. Or, les nouveaux États membres la réclament à juste titre. Qui peut donc codifier ? L'expérience montre que la codification s'effectue de préférence en français. Les juristes français ont diffusé leurs codes. Aux Pays-Bas ou en Pologne, par exemple, le code civil est inspiré du code Napoléon. Il faudra donc que la France offre ses services et le français, ses qualités qui n'ont pas d'équivalent dans le domaine juridique, pour mener à bien la codification des textes européens.

La question des brevets a fait couler beaucoup d'encre…

Oui, j'en ai lourd sur le cœur. On a fait des erreurs effrayantes dans ce domaine. J'avais jeté les premiers fondements d'un brevet de droit européen qui n'existe toujours pas. Aujourd'hui, il existe un brevet européen dont Bruxelles s'est aperçu qu'il coûtait cher. Cédant à la pression des Anglo-Saxons et des entreprises multinationales, l'Union a donc demandé sa réforme pour en abaisser le coût. Or, je pense que ce serait une erreur de rédiger le brevet européen seulement en anglais comme cela a été envisagé. Les enjeux sont très importants pour la filière scientifique et technique française et il faut donc conserver une version française des brevets européens. J'espère que nous serons entendus.

Comment la langue française peut-elle évoluer pour adopter de nouveaux termes techniques ?

L'appareil de terminologie français me semble très bien fonctionner avec des personnalités remarquables. C'est une nécessité pour que le français reste une langue universelle. Quantité de mots nouveaux apparaissent tous les jours, souvent américains, dans les domaines techniques ou professionnels. Il faut donc absolument leur donner un équivalent en français.

C'est le rôle du dispositif mis en place en France. Une veille terminologique est assurée par des experts, souvent bénévoles, en relation avec des fédérations professionnelles ou les services spécialisés des administrations. Ensuite, des commissions spécialisées de terminologie associent linguistes et experts pour proposer des équivalents aux termes étrangers. Enfin, la commission générale de terminologie que j'ai l'honneur de présider et qui est composée de quinze personnalités bénévoles, adopte des termes français en fonction de son point de vue de généraliste et les transmet à l'Académie française qui doit donner son accord. L'Académie améliore souvent les définitions des termes proposés et conteste parfois les termes eux-mêmes. Dans ce cas, nous avons recours à une navette jusqu'à ce que nous trouvions un accord.

C'est un bon système qui ne pose que deux problèmes. D'abord, sa capacité de traitement : chaque année, nous adoptons environ 300 mots nouveaux et nous ne pouvons pas aller au-delà. Ensuite, la diffusion des nouveaux termes adoptés est sans doute encore insuffisante.

L'enrichissement de la langue française a-t-il varié suivant les époques ?

La langue française ne se déforme pas facilement, c'est pourquoi elle est assez bien parlée à l'étranger, mais elle a une certaine difficulté aujourd'hui à créer des néologismes. Pourtant, elle a été extrêmement inventive au XVIe siècle, un peu moins au XVIIe et encore moins au XVIIIe. Un regain de créativité a été observé avec les Romantiques pendant les trois quarts du XIXe siècle. Depuis 1880, elle s'adonne de nouveau à son penchant pour la fixité.

Qu'est-ce qui vous semble le plus important pour assurer le rayonnement de la langue française ?

Il n'y a pas d'actions plus importantes que l'enseignement du français à l'étranger, la qualité des lycées français à l'étranger, les échanges d'étudiants et de professeurs…

On n'aurait jamais dû fermer des lycées français à l'étranger ! On devrait aussi se rendre compte du formidable réseau de diffusion que constituent les 300 000 professeurs de français langue étrangère.

Pensez-vous que l'on sous-estime le rayonnement de la langue française ?

Oui. Non seulement il subsiste, mais il est plus important que ne le croient les Français. Le problème est de savoir si la langue française est comme une étoile dont le rayonnement continue à atteindre la Terre alors même qu'elle a disparu depuis des années-lumière, ou si elle est encore bien vivante. Cela pose la question du rayonnement intellectuel de la France. Je crois que la France est un des pays les plus riches du monde du point de vue intellectuel, notamment grâce aux intellectuels spécialistes de certaines disciplines – par exemple les grands médecins écrivant sur la médecine –, mais les lettres françaises traversent une période « curieuse ». Il existe beaucoup d'excellents écrivains mais, à la différence du passé, même récent, ils n'expriment plus une conception universelle de l'humanité et de l'évolution de la société. Or, jusque dans les années 50, le rayonnement de la langue française a été soutenu par de grands écrivains qui ont attiré et nourri l'imaginaire des élites, pas seulement francophones. C'est sans doute ce qui manque un peu actuellement.

Il n'y aura pas de salut de la langue française dans le monde à un certain niveau de diffusion, d'usage, dans les professions, la technique, sans une présence de la France dans le monde des idées et de la création. Cela a toujours été le cas par le passé. Aujourd'hui, la richesse est là mais il manque le rayonnement universel les Français sont trop repliés sur eux-mêmes et n'expriment plus assez la richesse du monde.

  1. Conseil européen pour la recherche nucléaire.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/les-atouts-et-devoirs-d-une-langue-universelle.html?item_id=2653
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