Thierry PRIESTLEY

est expert en droit du travail et en prospective sociale et président de l'association "Le droit de comprendre" qui regroupe les principales associations de défense et promotion de la langue française.

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L'avenir de nos entreprises est en français

De nombreuses raisons justifient une action déterminée en faveur de l'usage du français dans les entreprises françaises travaillant à l'international.

La forte progression depuis plusieurs décennies de l'usage de l'anglais dans nos entreprises, au détriment de la langue française, est un fait avéré. Mais que sait-on vraiment de son amplitude réelle, de ses mécanismes et des facteurs qui en déterminent l'évolution ? Très peu, parce que c'est un fait dont la mesure n'a jamais été vraiment prise, ni l'analyse sérieusement faite.

Or, la place donnée par l'entreprise au français a une importance primordiale parce qu'elle détermine largement son avenir dans bien d'autres domaines, notamment l'enseignement et la recherche. D'où l'intérêt d'une analyse prospective de ce qui peut faire évoluer les pratiques actuelles. À cet égard, deux thèses paraissent s'affronter.

Celle qui prévaut dans les rangs de quelques responsables économiques français, estime que l'emploi de l'anglais dans nos entreprises trouvant sa cause dans les exigences de la mondialisation de l'économie et la prépondérance de fait de cette langue, il ne peut que s'accentuer à l'avenir. Selon cette thèse, l'emploi de l'anglais permet aux entreprises françaises de s'y adapter, au risque de rendre cet usage toujours plus nécessaire dans une spirale sans fin.

C'est la thèse de la fuite en avant dont la principale faiblesse est de rendre difficilement avouable son aboutissement logique qui est la marginalisation totale du français. Pour cette raison, c'est aussi la thèse de la conspiration honteuse et silencieuse de ceux qui souhaitent maintenir un voile d'ignorance sur les évolutions actuelles afin d'éviter tout débat public à ce sujet ainsi que le risque d'une réaction sociale vigoureuse des Français.

Valoriser l'identité linguistique naturelle

L'autre thèse, ici défendue, affirme au contraire que la régression actuelle de l'emploi du français dans nos entreprises trouvera ses limites et les voies de son inversion. Il convient toutefois de réagir à temps, afin de contrecarrer les effets forcément désastreux d'un monde du travail contraint à l'usage généralisé d'un anglais pauvre (le « globish »), mais aussi de permettre l'efficacité bientôt révélée d'une stratégie économique et sociale de l'entreprise qui s'appuierait sur le choix de pratiques linguistiques différentes. Ce choix serait celui d'une valorisation de son identité culturelle et linguistique naturelle, assortie du recours à un indispensable outil international de communication rapide (qui ne serait pas forcément l'anglais), mais assagi et rationnel.

C'est donc aussi la thèse de ceux qui, conscients des menaces réelles qui pèsent sur l'avenir du français, voient quand même des motifs d'espérer à la lumière de la raison qu'ils tentent de faire prévaloir dans le débat public. En voici quelques-unes.

Partons des rares données récentes fournies par l'enquête1 menée en 2004 par la chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP) sur les pratiques linguistiques des entreprises françaises ayant une partie significative de leurs activités tournée vers l'international.

En dépit de la présentation rassurante qui en est faite par la CCIP, les résultats de cette enquête ont de quoi laisser inquiet en première analyse.

Qu'on en juge : tous comptes faits, il n'y aurait plus que 78 % des entreprises françaises travaillant à l'international pour conserver le français comme seule « langue de travail dans l'établissement », 7 % d'entre elles l'écartant au profit exclusif de l'anglais et 10% le mettant en concurrence avec l'anglais.

On ne saurait non plus se rassurer au motif que ce résultat concerne les seules entreprises dont l'activité « est tournée vers l'international ». Car, en effet, quelle est l'entreprise qui aujourd'hui peut s'abstraire de l'environnement international quand toutes utilisent peu ou prou des matériels et des services, notamment informatiques, souvent offerts en seule langue anglaise ? En outre, le développement actuel du recours à des prestataires de services étrangers détachant de plus en plus de salariés temporaires non francophones dans nos entreprises pose autant la question linguistique que l'activité d'exportation.

Un phénomène à l'étendue mal connue

C'est dire que le phénomène du recul du français dans nos entreprises est peut-être plus étendu que ne le fait apparaître cette enquête. Mais, à l'inverse, ses imprécisions et ses lacunes suscitent des interrogations d'où surgissent parfois en réponse les raisons d'être plus confiant dans l'avenir du français.

Ainsi, lorsqu'il est question de l'anglais comme « langue de travail dans l'établissement », de quel anglais s'agit-il en niveau et contenu et quel type d'échanges vise-t-on ?

Les résultats de l'enquête ne le précisent pas. Mais à supposer qu'il s'agisse d'un « bon niveau » (selon les critères du TOEIC2), les entreprises qui parviennent à hisser jusque là le niveau moyen de leur personnel gagnent-elles pour autant de l'efficacité dans leurs échanges internes et externes ? Ce n'est pas sûr et voici pourquoi :

Si l'on considère en premier lieu la communication « générale », l'usage commun d'un anglais même sommaire permet sans doute un échange rapide d'informations sur des sujets pratiques sans susciter de difficultés de compréhension mutuelle.

En revanche, s'il faut aborder des sujets complexes ou dont l'approche est précisément structurée par la culture et la langue de chacun, on ne voit pas comment une langue pauvre et artificielle pour les deux parties (y compris pour les anglophones, contraints de réduire leur expression à ce qui a même sens pour tous) peut tenir lieu d'outil de compréhension mutuelle. On ne voit pas non plus comment celui qui renonce à sa langue ne renonce pas également à sa vision des choses, donc à sa créativité.

Il faut lire à cet égard le brillant article d'Alain Supiot sur cette différence fondamentale entre communiquer et se comprendre, évoquée à propos de la question linguistique dans la recherche en sciences sociales et humaines3. Il nous y rappelle que la langue maternelle est la seule qui donne la liberté à chacun de penser et de s'exprimer comme il veut et qu'elle détermine donc l'interprétation de toute chose.

Or, l'interprétation des faits souvent complexes et des hommes qui ne le sont pas moins est une pratique essentielle et constante des hommes d'entreprise. Pratique dont dépendent largement l'efficacité et les avantages relatifs de compétitivité des entreprises insérées dans l'économie de la connaissance.

Communiquer et se comprendre

L'entreprise n'a donc pas seulement besoin de communication minimale, elle a également besoin de comprendre et de puiser sa créativité dans la langue et la culture naturelles de ses membres. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les résistances les plus fortes au « tout anglais » se développent principalement dans les entreprises les plus internationalisées et dans les rangs des salariés dont le niveau d'anglais est le plus élevé.

Ceci devrait suffire à condamner les pratiques linguistiques, du reste illégales, qui consistent à imposer l'usage de l'anglais comme langue de communication générale dans toute situation de travail où il ne répond pas à un besoin d'échange avec des étrangers non francophones. Et même dans ce dernier cas, au moins lorsqu'il s'agit d'échanges entre membres d'une même entité économique, l'entreprise devrait davantage accepter l'exercice de la traduction et de l'interprétariat ou, mieux encore, favoriser l'apprentissage réciproque de la langue et de la culture de l'autre jusqu'au niveau qui permet à chacun de s'exprimer dans sa langue.

Les coûts en question

À cet égard, l'objection du coût paraît mal fondée. D'ores et déjà, en effet, la formation à l'anglais absorbe souvent une part considérable du budget de la formation continue des entreprises, coût jamais supporté par les entreprises des pays anglophones. Parfois pour rien, en raison de l'inadéquation de l'anglais enseigné aux besoins professionnels spécifiques, actuels ou futurs, des stagiaires.

Moins de gaspillage dans les formations à l'anglais permettrait de dégager plus de ressources pour la traduction, l'interprétariat et l'enseignement des autres langues. L'allemand,  par exemple, dont l'insuffisante connaissance en France nous coûte 160 000 emplois d'après la Chambre de commerce franco-allemande.

En tout état de cause, le coût d'une politique plus favorable au français et au plurilinguisme devrait être mis en confrontation avec ses avantages en termes d'efficacité, c'est-à-dire non seulement ceux que l'on vient d'évoquer, mais d'autres également, tout aussi importants. Citons pour mémoire l'intérêt pour nos entreprises de tirer parti de l'identité française de nos produits, d'éviter les inversions de valeur des compétences (préférence donnée à celui qui parle bien l'anglais au détriment de celui qui a la meilleure compétence technique) ou encore de ne pas dessiner une nouvelle fracture sociale dans le monde du travail français qui n'en a vraiment pas besoin. Il ne faudrait d'ailleurs pas sous-estimer les résistances sociales à cette nouvelle forme d'aliénation dont le caractère hautement symbolique pourrait les rendre radicales.

On aimerait à ce sujet qu'une prochaine enquête nous indique dans quelle proportion et comment nos entreprises font un tel calcul. L'hypothèse la plus sûre est qu'il est encore rarement fait, ou alors sur des bases peu étudiées, et que cette domination des préjugés et du conformisme aveugle en France favorise l'emploi excessif de l'anglais.

Des entreprises « pilotes »

Cette hypothèse est appuyée sur le contre-exemple de Renault qui, après quelques excès du tout anglais, conduit maintenant son alliance avec Nissan sur la base d'un usage beaucoup plus équilibré des trois langues (français, japonais et anglais) et d'un investissement renforcé dans la formation de ses cadres français et japonais à la langue et à la culture du partenaire.

D'autres grandes entreprises, comme Lafarge, suivaient déjà cette voie et semblent s'en porter fort bien. Il serait donc intéressant d'approfondir l'analyse comparée des différentes voies suivies et de leurs résultats. Cette analyse devrait d'ailleurs également porter sur les politiques linguistiques relatives à la communication technique dont l'efficacité n'appelle pas non plus systématiquement le choix de l'anglais.

L'exemple de l'aviation civile est à cet égard éloquent : pour des raisons de sécurité évidentes, cette activité a besoin d'une langue commune qui assure rigoureusement la même compréhension des choses. L'insuffisante précision de l'anglais général et, surtout, la pluralité du sens donné à ses mots selon l'origine des locuteurs a conduit l'Organisation internationale de l'aviation civile à fixer elle-même le sens spécifique des termes anglais utilisés, différent de leur sens commun pour de nombreux anglophones. Toutefois, souvent mal appris par ces derniers, ce vocabulaire engendre pour eux de fréquentes incompréhensions, source d'insécurité pour tous.

Ceci montre que pour la communication technique, il serait parfois plus judicieux d'adopter une langue commune artificielle neutre (de type espéranto), comme le réclament du reste des associations de pilotes de ligne. Oui, décidément, il y a beaucoup de raisons de préserver l'usage du français dans nos entreprises et d'y favoriser l'apprentissage diversifié des langues étrangères, en permettant ainsi de conjuguer efficacité économique, paix sociale, développement durable et dignité des Français.

  1. Enquête menée par l'Observatoire de la formation, de l'emploi et des métiers (OFEM), dépendant de la CCIP.
  2. Test of english for international communication.
  3. « Communiquer ou se comprendre » in Fritz Nies, « Europa denkt mehrsprachen. L'Europe pense en plusieurs langues », Tübingen, Gunter War, 2005.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2005-10/l-avenir-de-nos-entreprises-est-en-francais.html?item_id=2668
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