Pascal BRUCKNER

Écrivain et philosophe.

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Les impasses de la décroissance

En prônant le retour en arrière, les objecteurs de croissance, sous couvert de souligner les absurdités du capitalisme, militent pour une régression générale de l'humanité, vouée au pain sec et à la pauvreté volontaire.

En I847, Henry David Thoreau, inventeur de la désobéissance civile, s'isole deux ans dans le bois de Concord, dans l'État du Massachusetts. Il en tire un long ouvrage de quatre cents pages, Walden, qui va devenir le bréviaire de la contre-culture, où l'éloge du « poème de la création » voisine avec une critique de la société américaine, vouée au dieu du commerce et de l'affairement. L'ouvrage marquera la naissance du souci environnemental aux États-Unis, avec notamment l'une des premières critiques de l'alimentation carnée et un éloge de la sagesse des arbres et des lacs. Mais Thoreau, en disciple de Rousseau, met en avant un concept qui aura une postérité considérable, celui de simplicité volontaire, et inspirera aussi bien Tolstoï que Martin Luther King ou Gandhi. Il s'agit, loin des artifices de la civilisation, de mener une vie réduite aux besoins essentiels, une vie qui ne s'émiette pas en mille activités. Plaidant contre le chemin de fer et son obsession de la vitesse, contre le travail qui distrait des choses fondamentales, contre la poste et la presse qui nous inondent de nouvelles inutiles, Thoreau jette les bases de ce mouvement qu'on appelle la décroissance.

La malédiction du progrès

On date la naissance officielle de cette philosophie du « Rapport du Club de Rome » publié en 1972 et commandé par le Massachussetts Institute of Technology : les ressources énergétiques, pétrole, gaz et charbon, allant vers un déclin inéluctable, il y a contradiction entre leur pénurie programmée et l'idéal de la croissance qui épuise la terre, pollue l'atmosphère sans pour autant nourrir les hommes. Il faut d'urgence brider l'industrie, économiser les matières premières, faute de quoi le monde s'effondrera d'ici 2100. Même si les auteurs n'ont pas explicitement prôné la décroissance, ils en fournissent les bases scientifiques et économiques.

D'autres théories ont prôné la modération en matière de développement : le philosophe britannique John Stuart Mill prêchait au XIXe siècle pour un « état stationnaire », une fois la survie matérielle et les principaux besoins assurés. Dès le bien-être acquis pour une majorité, le temps de travail diminuerait, hommes et femmes pourraient s'adonner à l'éducation, aux arts et à la culture.

La crise de 1929 donnera naissance à l'école dite « stagnationniste » ; selon elle, la machine économique tend vers l'immobilisme et l'arrêt faute d'investissements. La prise de conscience des limites matérielles de la planète devrait conduire à une décélération générale des activités économiques et à de nouveaux modes de pensée, lesquels impliquent une rupture avec le productivisme et le consumérisme qui conduisent tout droit à la catastrophe.

L'idéologie de la décroissance s'inscrit dans une critique générale du progrès. « Le XIXe siècle fut grand, le XXe siècle sera heureux », écrivait Victor Hugo. C'est peu dire que cette prédiction ne fut pas confirmée. La vraie souffrance des Modernes est celle d'une promesse non tenue et probablement intenable : que le progrès illimité des savoirs et des échanges ira de pair avec le développement moral de l'homme, la reconnaissance réciproque des consciences. La déception est inscrite dans la démesure du projet : offrir à tous les bienfaits de l'existence et hisser l'humanité comme telle sur des sommets. Miroitement vertigineux des possibles, désappointement des résultats inférieurs aux attentes. Tant de maux ont été vaincus, tant d'injustices abolies : on s'étonne qu'elles ne puissent toutes l'être sur l'heure. La civilisation crée autant de souffrances qu'elle en résout : non seulement ses règles nous pèsent, mais en érigeant le bien-être en norme elle rend plus intolérable encore l'adversité. C'est pourquoi le progrès fait désormais l'objet d'un culte ambigu : il est moins une espérance qu'un fait établi, le lot d'une société en pilotage automatique qui vomit, quoi qu'il arrive, son comptant de nouveautés dans tous les domaines. Il n'est pas d'entreprise qui survive en proposant toujours les mêmes modèles : il faut innover ou périr. Et le progressisme, c'est-à-dire la croyance dans les vertus de l'avenir, tient à la fois d'un combat et d'un constat : il est un mélange de volontarisme et de suivisme. Qui n'est pas progressiste à cet égard, même à droite, même chez ceux qu'on nomme les conservateurs, qui manifestent souvent vis-à-vis de la technique un enthousiasme plus fort qu'à gauche ? Le mouvement pour le mouvement nous emporte et ressemble de plus en plus à l'immobilité. Les critiques classiques de l'économie capitaliste n'ont pas manqué de souligner l'absurdité d'une croissance pour la croissance qui n'a d'autre but qu'elle-même et peut se porter sur n'importe quel objet, le pain, la santé comme les armes, pourvu qu'il entre dans les statistiques du PIB. C'est une accumulation illimitée de choses dont l'utilité n'est pas toujours évidente. Au lieu de marcher à grands pas sur les allées de l'avenir, nous ployons sous l'inertie d'un changement impitoyable. « Il restera toujours déroutant, disait Kant, que les générations antérieures veuillent consacrer toute leur peine à l'unique profit des générations ultérieures de telle manière que les dernières générations seules auront le bonheur d'habiter dans l'édifice déjà achevé. » Mais dans l'édifice achevé l'eau est polluée, l'air irrespirable, la nature saccagée, et les derniers-nés maudissent leurs géniteurs de leur avoir légué un tel cadeau empoisonné.

La destruction des ressources

Telle est la seconde motivation des « objecteurs de croissance » : le développement se heurte à la finitude de la Terre, il dilapide des moyens forcément restreints. L'empreinte carbone, ce nouveau péché originel, pèse sur une planète harassée et l'épuise. Nous vivons à crédit sur notre bonne vieille Terre. Et si le mode de vie occidental devait se généraliser à toutes les sociétés, il nous faudrait, dit-on, deux ou trois planètes supplémentaires. Nous voici soumis au régime de la double peine : à la dette colossale accumulée par le Nord et financée par le Sud s'ajoute le solde non moins gigantesque du premier vis-à-vis de notre mère Gaïa. Quel étrange raisonnement par ailleurs : il faudrait considérer le cosmos comme un super FMI qui exigerait le retour des créances à échéances fixes ! N'est-ce pas étendre la logique financière à l'ensemble du système solaire ?

Il n'y a pas un progrès mais des progrès, eux-mêmes paradoxaux puisque producteurs de régression, de dégâts majeurs (comme la vache folle, l'amiante, les sols empoisonnés, le sang contaminé, le Mediator). Explosions inopinées, accidents incompréhensibles, cataclysmes en série : l'improbable est désormais la seule certitude que nous ayons. Dans nos sociétés de grande vulnérabilité, tout est toujours possible, surtout le pire. Le risque est partout, même là où nous l'attendons le moins, dans l'alimentation, la médecine, les soins. Les mêmes instruments censés nous guérir peuvent aussi nous tuer. Le remède peut se révéler pire que le mal. Nos avancées se payent de reculs terrifiants, chaque conquête est aussi un terrain perdu, chaque démonstration de force un aveu de faiblesse. Pour éviter l'abîme, il faut donc mettre une camisole de force à Prométhée et travailler d'ardeur à démanteler la société industrielle, génératrice de malheurs irréparables.

Tel est le fond de la pensée décroissante : un pessimisme culturel qui engage une régression volontaire et un choix anthropologique pour le dénuement. Rien à voir avec la définition du capitalisme comme « destruction créatrice » (Schumpeter), l'abandon d'un certain nombre de secteurs permettant l'émergence de nouveaux domaines. On préconisera d'abord la lutte contre le consumérisme, ce divertissement d'ilotes qui fait de nous la proie de besoins artificiels et les esclaves de notre bien-être. La consommation contribue au pillage de la planète et nous rend avides du moindre changement. Le phénomène s'amplifie dans une société de masse où des millions d'individus sont saisis par le démon de la rapacité. Nous devenons des robots qui désirent uniformément les mêmes objets avant de s'en détourner pour d'autres dont ils se lasseront bientôt, en proie au mécanisme pervers de l'insatiabilité. Déjà, au XVIIIe siècle, Rousseau, partisan de la frugalité vertueuse, s'opposait à Voltaire, ami du luxe et qui avait écrit : « Le superflu, chose très nécessaire. » Nous voici en quelque sorte soumis à la condition des hamsters oscillant entre production et consommation, ne travaillant que pour acheter plus et contraints de retourner au labeur pour continuer à dépenser. Infernal cercle vicieux !

Le choix de l'appauvrissement

Heureusement, du fond de l'abîme, le rachat est possible : il suffit que nous adoptions une conduite d'un extrême dépouillement. « La décroissance est notre destin, disait le 24 mars 2011 dans Le Point le député vert Yves Cochet. On a vécu comme des princes, la fête est finie. » On s'interrogera sur le malthusianisme de cette proposition qui suppose finies les ressources de la planète mais fini également le développement des techniques, comme si l'humanité n'avait pas toujours inventé de nouvelles solutions pour résoudre ses problèmes.

Américains et Européens doivent réduire leur train de vie, c'est-à-dire s'appauvrir, pour parler clair. Il faut adopter le downshifting (la rétrogradation), pour reprendre ce terme anglo-saxon, modérer nos convoitises, si ce n'est les éteindre, afin de ne pas aggraver les ravages causés à la nature. Derrière ces recommandations se profile une petite musique ascétique qui revient en force dans nos oreilles : il faudrait aimer l'indigence, la chérir comme notre bien le plus précieux. Elle seule est « conviviale », nous apprend à gérer ensemble nos manques dans la joie. La vraie richesse consiste à rendre sa dignité à la privation. Il faut briser l'homme ancien, être de désir, pour faire advenir l'homme nouveau, être de résignation. De là qu'on célèbre la « frugalité heureuse » (Pierre Rhabi), l'« austérité juste », l'« abondance frugale », curieuse juxtaposition de termes antagonistes qui permet d'atténuer par une épithète positive la dureté du premier mot.

À l'éradication de la pauvreté, programme politique de tous les camps, à droite et à gauche, les décroissants répondent : tiers-mondisation volontaire pour tous. Concrètement, pour accomplir ce grand projet de régénération sociale qui rappelle la révolution des Khmers rouges, la violence en moins, il faudra abandonner la voiture, moyen de locomotion désuet et vorace, délaisser la télévision, l'ordinateur, le micro-ondes, abandonner le bain pour la douche, elle-même limitée à quatre minutes, oublier l'avion, trop coûteux en kérosène, ne plus acheter de fruits et légumes importés, pratiquer le « locavorisme », c'est-à-dire ne manger que des produits de proximité, baisser voire arrêter la consommation de viande et de poisson, renoncer aux voyages lointains, destructeurs de l'environnement, baisser la température, « mettre un pull plutôt que d'augmenter le chauffage de trois degrés » (Yves Cochet), réduire de moitié au moins notre consommation d'électricité, bref en finir avec cette maladie qui nous ronge, l'abondance.

Puisque la richesse matérielle est synonyme de misère morale, la misère matérielle devrait encourager la grandeur spirituelle. Pour reprendre une formule souvent usitée dans ces milieux, la diminution des biens devrait encourager la multiplication des liens, une vie sociale plus diversifiée, moins parasitée par le travail et les objets.

Par quel miracle le dénuement devrait-il se traduire par un renforcement des relations humaines, on se le demande. Comme dans les ordres monastiques, la pauvreté est le choix de l'essentiel contre l'accessoire, les mirages du monde. Le rétrécissement est décrit en termes lyriques comme un élargissement formidable de la personne humaine. En quoi une diminution de l'opulence monétaire entraînerait-elle automatiquement une amélioration de la vie intellectuelle, affective ? Mystère. Car nous sommes aujourd'hui déjà dans la décroissance, cela s'appelle la récession, et ses effets, en termes de délitement, de délabrement social sont terribles. D'un simple point de vue politique, cette idéologie de la restriction volontaire est inaudible pour les Chinois, les Indiens, les Africains qui sortent à peine de la misère et à qui l'on demande d'y rester. La décroissance paraît ainsi pour ce qu'elle est : une doctrine néocoloniale qui ordonne aux nations émergentes, au nom de la survie de la planète, de rester dans la gêne. Et aux peuples développés d'abandonner leur confort, de retourner en arrière en attendant des jours encore pires. Ces pieuses exhortations se contentent de recycler le vieil idéal de la pénitence, de la mouise bienheureuse. Il est douteux, hormis coup de force majeur, que les peuples l'adoptent avec allégresse.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-2/la-decroissance-pour-choisir-la-vie.html?item_id=3142
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