Jean-Pierre RIVE

est pasteur. Il préside la commission Église et Société de la Fédération protestante de France.

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La décroissance pour choisir la vie

La décroissance peut être salutaire en apportant de la liberté aux hommes et aux femmes étouffés aujourd'hui par une machine économique aveugle, mais aussi en les conduisant à ne plus user de la planète sans limites. Il s'agit d'une réalité qu'il est temps de choisir.

Il conviendrait tout d'abord de s'entendre sur les mots. « La décroissance » : il semble qu'on ne puisse se contenter d'une approche caricaturale qui, aux yeux de ses détracteurs, voudrait que derrière ce mot se glisse la nostalgie d'un âge où l'on s'éclairait à la bougie, quand ce n'est pas celle de « l'âge des cavernes », celle du bon sauvage vivant de cueillette et de chasse ou même, encore mieux en fin de compte, celle du jardin d'Éden avant que la pomme ne fasse chuter l'homme et lui rende, à lui et à sa femme, la vie difficile.

Il est clair que cette manière sommaire de se débarrasser d'une hypothèse de travail et de changement de comportement est le symptôme d'une incapacité de certains de nos contemporains à sortir des rails d'une pensée et d'habitudes marquées par une imagination engourdie et enfermée dans une loi rigide, celle de l'acheminement inéluctable de l'homme vers un mieux-être, quelle que soit l'histoire qu'il construit.

Les adversaires de la décroissance sont d'abord les tenants d'une sorte de religion séculière : ayant ramené le ciel sur la terre, ils gardent eux aussi l'idée nostalgique de salut ; un salut qui, au lieu de se référer à un passé éloigné, réside dans un avenir proche ou lointain qui, de toute façon, couronnera tôt ou tard de gloire et de succès l'humanité et ses œuvres.

Une vertu pédagogique

Pourtant, il nous faut entrer dans le débat, dans l'échange raisonnable. Disons tout d'abord que s'emparer du terme décroissance pour tenter de redonner du sens à l'aventure humaine a une vertu première qui est d'abord d'ordre pédagogique. Il s'agit, et c'est déjà un premier pas, de desserrer l'étau des visions comptables de la marche de l'Histoire.

On ne peut s'en tenir, malgré ce qu'en pensent les experts économiques, à évaluer sans cesse la qualité de la vie et le bonheur de vivre ensemble à l'aune des mesures et des calculs de productivité, de performance, de ratios, de moyennes et d'indices de toutes natures. La vie ne se calcule pas, et il n'est pas besoin d'être un grand savant pour juger de l'incongruité, par exemple, d'un PIB dont la croissance mathématique a parmi ses paramètres le traitement croissant des ordures ménagères, l'augmentation de la consommation de tranquillisants ou la consommation d'essence dans les embouteillages parisiens.

Il est vrai qu'aujourd'hui certains économistes sont à la recherche d'« indices de bien-être » qui prendraient en compte, outre ces éléments, d'autres paramètres plus proches de la réalité vécue pour en évaluer la progression.

Cependant ces derniers n'échappent pas à la pensée calculatrice qui, en tout état de cause, demeure inféodée à une vision mécaniste et « horlogère » de la vie. Ainsi, leur discours perd toute pertinence car, héritier d'une science qui se voulait humaine, il la maintient dans l'inhumain et, de réductions en approximations, de statistiques en extrapolations, ces économistes manquent leur objectif qui est de parler de l'homme, de sa vie, de ses bonheurs et de ses souffrances ; en fait, ils parlent d'une humanité sans nom, ils parlent de souffrants sans visages, ils parlent d'un bonheur idéal, d'une idée qui n'a pas d'existence ; ils ne parlent de rien. Seul leur discours a une valeur (fût-elle virtuelle) puisqu'il peut être monnayé, semble-t-il, et mis aux enchères sur le grand marché des « pensées qui comptent ».

Parler de l'homme dans son quotidien

Parler de décroissance, c'est donc dire que toutes ces paroles, toutes ces orthodoxies souveraines et convenues sont des flatus vocis, des effets de paroles qui, comme la bulle financière, n'ont plus aucun lien avec le réel. Parler de décroissance est un déverrouillage salutaire qui oblige, de manière provocatrice, à abandonner le terrain d'une pensée unique dont l'intolérance est d'autant plus forte qu'elle recèle en son sein, et à son corps défendant, une inquiétude qui ne veut pas se dire. Parler de décroissance, c'est remettre l'homme au centre, non pas l'homme abstrait des ressources humaines, au côté d'autres ressources que sont nos énergies, nos matières premières, nos biens d'équipement, mais l'homme dans son quotidien, dans son histoire, celui qui a un visage, celui qui me tend la main pour me sortir d'un mauvais pas, celui à qui je peux tendre la main pour faire un bout de chemin et, avec lui, bâtir une œuvre commune.

Alors, bien sûr, la décroissance fait peur. Elle fait peur parce qu'on oublie qu'elle s'appuie sur une vision comptable, marchande, monétaire, d'une réalité bien différente. Elle est salutaire, en fait, car elle nous délivre de cette aliénation aux écrans qui nous comblent ou nous désespèrent au gré de la variation virtuelle, et souvent spéculative, d'indices qui mesurent une fiction. C'est en ce sens qu'elle peut être salutaire ; elle nous délivre de cette aliénation aux calculs virtuels et nous ouvre des horizons nouveaux bien réels, eux.

Des horizons nouveaux, nous en avons besoin, car l'aliénation est grande, elle est quasi universelle. C'est elle qui entraîne par exemple les travailleurs, ceux qu'on appelait autrefois la classe ouvrière, à devenir dépendants des impératifs de consommation qu'impose un marketing impitoyable. Celui qui naguère possédait avec bonheur un « frigo » réparable en cas de dysfonctionnement devra en mettre à la casse cinq ou six pour satisfaire aux lois du marché. Lois qui lui imposent d'ailleurs de lutter en permanence pour des augmentations de salaires qui, distribuées au compte-gouttes pour cause de dividendes à verser, le contraindront à s'endetter et peut-être à vivre au-dessus de ses moyens. On sait aujourd'hui ce qu'il en résulte.

Alors la décroissance devient nécessaire ; nécessaire pour que les hommes et les femmes redeviennent libres, libres des étouffements, des étranglements qu'une machine économique aveugle leur inflige.

Mais la décroissance est aussi nécessaire pour qu'un nouvel espace de liberté soit rendu aux territoires que nous habitons. Sans sombrer dans l'idolâtrie de la nature, il devient impératif de prendre acte que la planète est finie, et que si l'on veut qu'elle ne finisse pas prochainement d'un épuisement qui serait mortel pour l'humanité, il est temps de cesser de ponctionner sans limites ce qu'elle nous offre et que, à force de la dominer, nous ne savons plus garder. Certains se moquent de ces pensées insolentes : Pascal Bruckner 1 dans un livre récent, Le fanatisme de l'Apocalypse, stigmatise la pensée apocalyptique qui serait en train de se répandre. Peut-être faut-il se souvenir du sens précis du mot « Apocalypse » : révélation, révélation de la Vérité. Si l'on veut éviter la catastrophe, il nous faut accepter cette vérité que Pascal Bruckner ne veut pas voir, une vérité qui ne tombe pas du ciel, qui n'est pas une révélation miraculeuse mais que bien peu acceptent de voir parce qu'elle pourrait probablement bousculer notre mode de vie et notre confort intellectuel.

Une libération salutaire

Alors la décroissance, si elle apporte de la liberté, si elle apporte de la vérité, peut être salutaire. Salutaire parce qu'elle permettra à certains de se libérer d'un monde qui, dans une accélération incessante, implosera tôt ou tard en pleine course, et à d'autres de ne plus être injustement victimes de l'accaparement, par une oligarchie prédatrice, des biens que fournit la terre où ils vivent. Si on veut bien l'examiner sans œillères, l'option pour la décroissance, loin de signifier l'appauvrissement de ceux qui ont déjà peu ou très peu, est tout simplement celle d'un rééquilibrage du partage des richesses, dans un monde dont on sait les ressources limitées. Il va sans dire que, pour les uns, cela signifie amélioration des conditions d'accès aux soins, au logement, à l'eau, à l'alimentation, à la transmission des savoirs ; pour les autres, une simplicité de vie, une modération significative dans l'usage des productions et des services que nos sociétés « développées » ont mis au point. Cela signifie aussi, au passage, cesser de mépriser le produit du travail des hommes, des femmes et parfois même des enfants qui nous fournissent, dans des conditions inadmissibles, des biens que nous jetterons vite au rebut ou que nous consommerons sans même en être heureux ni reconnaissants.

Mais les événements se précipitent et, l'actualité nous le démontre, pour certains dont moi-même, la décroissance n'est plus une théorie, une doctrine, un slogan, une utopie, elle est une réalité qui s'approche à grands pas, une réalité qu'il est peut-être encore temps de choisir, sous peine de la subir. Subir la décroissance serait dangereux car cela exacerberait tous les comportements guerriers et belliqueux dont nous sommes capables, dans un certain affolement qui pourrait surgir à l'improviste : la maxime de Hobbes, qui diagnostiquait que l'homme était un loup pour l'homme, trouverait là une confirmation aux effets dévastateurs, d'une violence inouïe.

Une autre vie ?

En revanche, espérer et croire qu'une autre vie heureuse est possible, une vie autre que celle qu'impose un système dominé par un argent sans maître et accaparé par une oligarchie internationale toujours de connivence, ouvrirait les portes d'un avenir renouvelé, paisible et serein. Car il faut croire que la première partie de la maxime de Hobbes n'est pas le fin mot de l'histoire et que, si l'homme peut être un loup pour l'homme, il peut aussi, comme le dit la suite de la phrase du philosophe, être un dieu pour l'homme, non pas un dieu qu'on craint, qu'on veut égaler ou idolâtrer, mais un dieu qu'on veut respecter, aimer ; un dieu avec qui on veut faire œuvre utile pour le bien de tous.

Il est dans la Bible une parabole bien connue, celle du bon Samaritain, sur laquelle nombre de commentateurs se sont exprimés. Un détail du récit m'a interrogé : le lévite et le prêtre qui passent leur chemin sans s'apitoyer font un écart lorsqu'ils passent à proximité du blessé. Après avoir éliminé plusieurs hypothèses qu'il n'y a pas lieu de préciser ici, j'en ai conclu que cet écart était tout simplement la peur, la peur d'être pris de compassion ; tout comme un astre qui passe près d'un autre peut être soumis à une force qui l'attire, nos deux insensibles ont eu peur d'avoir le souci de l'autre qui est là en attente ! Car chacun d'eux sait bien que, au fond de lui-même, c'est le désir de s'approcher, d'aider qui est là, tapi dans son cœur, mais laisser ce désir se révéler, c'est prendre un risque, bousculer son confort... Ils passent. Eh bien, il en est de même pour nous aujourd'hui. L'homme confiant peut se substituer à l'homme méfiant. Il existe, il est vrai, libre et réel ; il peut choisir de s'oublier un peu pour prendre souci de l'autre.

Que ce soit dans nos rapports au sein des sociétés, d'abondance pour certains et de pénurie pour d'autres, ou que ce soit dans nos rapports entre nations, à l'économie de la concurrence et de l'hostilité, peut se substituer l'économie de la coopération, de la fraternité, de la confiance ; entre la vie et la mort, nous pouvons choisir la vie. En revanche, ce choix ne sera jamais celui qu'une gouvernance mondiale pourrait faire et imposer ; il ne pourra être que celui de communes de vies solidaires et libres.

Il nous faut abandonner l'ambition et l'illusion prométhéenne, j'ai envie de dire romano-impériale, d'un changement de cap que des capitaines réunis en conclave dans les négociations de je ne sais quel sommet décideraient. Le changement de cap ne peut se faire que par l'exemplarité de changements qui, décidés dans des espaces de vie et de ressources de taille humaine, de proche en proche, reconstruisent des réseaux d'échanges, de partages, de collaborations, de conversations dont l'objet ne sera pas l'enrichissement de quelques-uns mais l'utilité commune.

La Terre comptera bientôt neuf milliards d'habitants ; il y a pour tous de quoi se nourrir, s'habiller, se soigner, se loger, se construire, c'est le choix que nous pouvons faire. S'il passe par des renoncements pour certains, ceux-là mêmes qui les acceptent en verront les bienfaits. Tout cela nous le savons, il nous faut maintenant le croire, le croire avec ferveur.

Saint Augustin, qui avait sous les yeux la fin de l'Empire romain, rassurait ses contemporains en leur rappelant que la fin d'un monde n'était pas la fin du monde. Un monde touche à sa fin, nous pouvons en faire advenir un autre, ce ne sera pas une catastrophe, mais la révélation que l'homme peut être juste, libre et heureux, et capable de construire un avenir bon avec ceux qui croisent sa route.

  1. Voir sa contribution ici.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-2/la-decroissance-pour-choisir-la-vie.html?item_id=3138
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