Jean CHAUSSADE

est directeur de recherche honoraire au CNRS.

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Pour une croissance qualitative

Le retour en arrière n'est pas possible. Le monde a besoin de croissance, mais pas n'importe laquelle : une croissance raisonnée, maîtrisée, fondée sur la qualité des services et du développement humain.

Les partisans de la décroissance partent de la constatation que la croissance, dans le contexte capitalistique et libéral d'aujourd'hui, n'a pas apporté que des bienfaits à l'humanité. Et les écologistes d'en souligner les multiples aspects : gaspillage des ressources naturelles (eaux, forêts, sols, minerais...), nuisances en tous genres (mers polluées, littoraux défigurés, terroirs saccagés...), avec, au bout du compte, des désordres climatiques qui pourraient bien, dans un avenir plus ou moins proche, se retourner contre l'espèce humaine et menacer jusqu'à son existence même.

Un seul exemple, celui du pillage des ressources aquatiques. Les biologistes estiment que 80 % des stocks de poissons sont aujourd'hui « pleinement exploités » ou « surexploités » ; et que sur les 125 à 130 millions de tonnes de poissons, crustacés, mollusques prélevés chaque année sur l'ensemble des eaux marines et continentales de la planète, environ 45 % sont gaspillés ou irrémédiablement perdus. Quand on connaît la haute valeur nutritive de ces ressources protéiniques, on reste pantois devant un tel gâchis !

Des conclusions hasardeuses

Plus largement, le thème de la décroissance s'enracine dans un certain désenchantement du monde, dans la condamnation par nombre de nos concitoyens d'un modèle socio-économique qui, en réduisant l'homme à sa seule dimension économique, c'est-à-dire à la seule production et consommation de biens et de services, a produit une société matérialiste marquée par la tyrannie de l'argent-roi et du chacun pour soi, une société de violence et d'insécurité croissantes, génératrice de désillusions et de frustrations.

Mais de la constatation d'une telle situation, qui peut se justifier à bien des égards, nos apôtres de la décroissance ont tiré des conclusions pour le moins hasardeuses. En effet, faire de la décroissance un modèle socio-économique, un principe applicable partout et en tous lieux, est inacceptable économiquement et politiquement, et donc voué à l'échec. Quel sens peut avoir la décroissance pour ces 1,5 à 2 milliards d'habitants des pays des tiers et quart-monde qui vivent avec moins de deux dollars par jour, dans la pauvreté et la misère la plus noire ? N'est-elle pas tout aussi indécente pour ces trois autres milliards d'individus qui vivent d'expédients (petits boulots, revenus extérieurs, trafic de drogue, braconnages en tous genres, prostitution...) et que les statistiques rangent dans la catégorie des « relativement pauvres » ? Est-elle également acceptable pour les pauvres de chez nous (15 à 20 millions de Français), pour ces ménages à petits budgets, petitement logés, rivés à leur quartier, les plus exposés au chômage, à la maladie, au surendettement, à l'insécurité, et qui n'aspirent qu'à une chose, disposer d'un peu plus de pouvoir d'achat pour goûter aux bienfaits d'une société de loisirs dont ils se sentent exclus ?

Le monde est bien trop différencié économiquement et culturellement pour accepter un tel modèle de civilisation, assimilé peu ou prou à un retour en arrière. D'autant plus inacceptable que ceux qui s'en font les initiateurs continuent, eux, de bénéficier de cette croissance dont ils voudraient refuser l'accès aux autres. En dehors de son caractère irréaliste, une telle forme de pensée a quelque chose de choquant ; elle est typiquement une réaction de nantis recroquevillés sur leur territoire et manquant singulièrement d'ouverture sur le monde extérieur.

L'humanité a donc besoin de croissance. Et pour longtemps encore. Elle en a d'autant plus besoin, répétons-le, que la majorité de ses habitants est encore loin d'avoir atteint ce niveau minimum de confort matériel, de suffisance alimentaire et de dignité humaine que tout individu est en droit d'attendre en venant au monde. Elle en a d'autant plus besoin que cette humanité, forte aujourd'hui de ses sept milliards d'habitants, va encore croître d'au moins deux autres milliards dans les trois décennies à venir, ce qui nécessitera un accroissement d'au moins 50 % des productions agricoles et énergétiques À moins de se soumettre au fatalisme d'une pauvreté et d'une misère généralisées, force est de reconnaître que la croissance est une donnée incontournable.

Réorienter la croissance

La seule question qui vaille la peine de poser est de savoir si le type de croissance folle et échevelée (la croissance pour la croissance), telle que celle qui a présidé ce dernier demi-siècle au développement des pays occidentaux, est généralisable à l'ensemble de la planète. La réponse est évidemment non. Il faut donc réorienter la croissance, la soumettre aux besoins réels de l'humanité, aux besoins utiles et non superflus. En un mot, il faut œuvrer à l'émergence d'un autre type de croissance, une croissance qui puisse surmonter la contradiction apparente entre la sauvegarde nécessaire de l'environnement (domaine de prédilection des écologistes) et la satisfaction non moins nécessaire des besoins de l'homme (dont s'occupent les économistes avec plus ou moins de réussite).

La seule croissance valable est celle de la croissance qualitative, laquelle peut se définir comme une croissance raisonnée, maîtrisée, utile, une croissance au service d'un mode de développement impliquant tous les hommes de la planète ; une croissance de tout l'homme dans ses multiples composantes, à la fois économique, culturelle, artistique et spirituelle. Une croissance qui s'inscrive dans une perspective d'ensemble à court, moyen et long termes, autrement dit dans le cadre d'un développement authentique, d'un développement humain. C'est un idéal, bien sûr, mais vers lequel il faut tendre coûte que coûte parce qu'il n'y a pas d'autre issue, parce qu'il en va de la survie de l'espèce humaine. Un processus de transformation de nos modes de vie, qui suppose un effort d'imagination et de recherche pour ouvrir des chemins nouveaux, mais aussi une volonté politique pour le mettre en œuvre et un effort de persuasion auprès des populations pour qu'elles se l'accaparent et l'intègrent dans leur imaginaire.

L'exemple des centres de santé

Pour illustrer ces propos, je prendrai un exemple concret dans le milieu de la santé, qu'il m'a été donné d'observer durant les neuf années passées à la tête d'un centre de santé en Dordogne. Dans le contexte de crise actuelle, ces centres, disséminés un peu partout en France, sont en proie à de grandes difficultés financières. En une quinzaine d'années, près de la moitié d'entre eux ont fermé leurs portes. Et pourtant, les services qu'ils rendent à la population sont unanimement reconnus et appréciés. Les causes de cette disparition programmée sont multiples, mais je voudrais ici n'en retenir qu'une seule : les obstacles que rencontrent ces centres pour mettre en place des unités HAD (hospitalisation à domicile) qui leur permettraient, en élargissant l'éventail de leurs activités, de se revigorer et de repartir sur des bases plus solides.

Comme son nom l'indique, l'hospitalisation à domicile consiste à prendre en charge tout ou partie des soins dispensés normalement à l'hôpital et à les faire administrer au domicile des malades par une équipe soignante compétente (médecins, infirmières, aides-soignants). De telles unités de soins présentent deux avantages appréciables : elles correspondent au souhait quasi unanime des patients de rentrer le plus vite possible chez eux après avoir subi une opération ; elles se traduisent par une réduction substantielle des coûts de prise en charge par rapport à une hospitalisation classique. En 2007, la Haute autorité de santé (instance officielle) déclarait qu'une journée d'hôpital revenait en moyenne à 263 euros, contre seulement 169 euros pour une journée d'hospitalisation à domicile, soit une économie de 55,6 % par malade.

Ainsi, dans le cadre d'une véritable politique de la santé, la multiplication de ces unités HAD, notamment en milieu rural, permettrait non seulement de faire face à l'accroissement du nombre de patients destinés à être pris en charge (accroissement inévitable résultant du simple vieillissement de la population), mais encore d'apporter un mieux-être aux malades, de redynamiser ces centres de santé aujourd'hui en perte de vitesse, et tout cela, il faut le souligner, sans alourdir le budget maladie de la Sécurité sociale, chroniquement déficitaire, mais au contraire en le soulageant de dépenses hospitalières inutiles.

Le contre-exemple de l'aménagement du territoire

Un autre exemple qu'il m'a été donné d'étudier, dans le cadre de mes activités de chercheur géographe au CNRS et d'élu local (adjoint au maire et vice-président d'une communauté de communes), concerne l'aménagement du territoire. À considérer les politiques suivies depuis un demi-siècle en France et dans le monde, on reste sidéré par leur manque de vision à moyen et long termes.

Passons sur les erreurs commises en laissant se construire de petits et grands barrages dont les avantages escomptés sont minces au regard des nuisances qu'ils entraînent (depuis le petit barrage d'Arzal, sur la Vilaine, jusqu'au grand barrage d'Assouan sur le Nil, sans parler du gigantesque barrage des Trois-Gorges sur le fleuve Yangzi en Chine) ; passons aussi sur la destruction généralisée et irréfléchie de ces végétations littorales tropicales (mangroves) qui protégeaient efficacement les populations des fureurs de la mer (à l'origine du bilan humain dramatique du terrible tsunami qui a ravagé les pays bordiers du golfe du Bengale en décembre 2004).

Passons également sur cet habitat pavillonnaire qu'on a laissé se développer d'une façon anarchique dans des zones sensibles exposées aux risques d'incendie, d'éboulement, de tempêtes, d'éruptions volcaniques, etc., et sur ces quartiers de barres de HLM disgracieuses, érigés à la périphérie des villes et devenus des lieux de ghettoïsation de familles socialement en difficulté et d'opposition chronique à l'ordre établi.

Mais plus significative encore est la politique suivie en matière de transport des personnes et des marchandises. Prenons l'exemple de la France. En préférant, dès les années soixante, le camionnage au ferroutage, au cabotage, à la batellerie et autres formes de transport plus économes en énergie, en favorisant la construction onéreuse de quelques lignes de TGV aux dépens de la grande toile ferroviaire qui couvrait autrefois l'ensemble du territoire français, nos décideurs politiques et économiques ont engagé le pays, sans qu'ils en aient pleinement conscience, vers ce qu'on appelle une métropolisation-déterritorialisation du territoire, avec tous les effets qu'il faut en attendre sur l'essor désordonné des villes et la dévitalisation accélérée des milieux ruraux.

L'erreur de nos dirigeants est d'en être restés à une gestion étroitement sectorielle et comptable des problèmes posés. Ils ont recensé le nombre de passagers et le volume de marchandises transportés par rail, chiffré le taux de remplissage, comparé les prix et les gains obtenus, pour en déduire, après de savantes moyennes, que nombre de lignes secondaires devaient être abandonnées faute d'une rentabilité suffisante. Sauf que, dans leurs calculs, ils ont oublié que ce qui n'est plus transporté par le rail doit l'être par d'autres moyens. En l'occurrence par la route, et dans des proportions qui n'ont jamais cessé de s'élever à mesure que s'amplifiait le trafic d'hommes et de marchandises. Ils n'ont pas mesuré ce qu'il en coûterait à l'État et aux collectivités territoriales d'aménager, d'entretenir et de renouveler tout un réseau d'autoroutes, de routes nationales et départementales ; un réseau mangeur d'espace, écorcheur de paysages, générateur d'un nombre élevé d'accidents et d'accidentés - des accidentés qu'il faut soigner et parfois pensionner à vie. Ont-ils fait le bilan économique et social de ces deux modes de transport ? Non, ils se sont contentés de les étudier séparément, d'en avoir une vue sectorielle et non globale. Et c'est ainsi, à partir d'une vision tronquée des choses, qu'on en arrive à « déménager » un pays, à le vider de ce qui en fait sa substance, c'est-à-dire de son maillage serré et hiérarchisé de voies de circulation, dont la fonction est d'irriguer un territoire jusque dans ses plus petites parties, et à ne concentrer les efforts d'investissement que sur quelques grands axes aussi vite saturés qu'ils sont mis en service. Nous avons là un bon exemple de ce qu'il ne faut pas faire, d'une croissance irréfléchie, irrationnelle, inadaptée à un développement durable et humain. Le contraire d'une croissance qualitative.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-2/pour-une-croissance-qualitative.html?item_id=3145
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