Histoire du refus du progrès technique
Expression d'une crainte et d'un rejet du changement, le refus du progrès technique se confond souvent avec celui du progrès scientifique et parfois aussi avec le refus de l'idée même de progrès. À travers les siècles, les progrès techniques ont ainsi été perçus comme contraires aux valeurs philosophiques et religieuses, dangereux pour l'emploi et les intérêts acquis ou encore comme nuisibles pour l'avenir de l'homme et de la planète.
Au VIIIe siècle av. J.-C, le poète Hésiode parle de l'âge d'or comme d'une période de bonheur, une ère où les hommes vivaient dans l'insouciance, sans souffrir ni vieillir, où la nature généreuse les dispensait de travailler et où aucun progrès n'était nécessaire puisque tout était parfait à la base. Mais lorsque Prométhée vola le feu aux dieux et l'apporta aux hommes, Zeus décréta en représailles la fin de l'âge d'or. Il s'ensuivit divers âges décadents (argent, airain, fer) au terme desquels l'homme dut travailler et perfectionner la technique.
Dans l'Antiquité, bien que le travail fût méprisé par l'aristocratie et réservé aux esclaves ou aux métèques, la technique n'en était pas pour autant jugée négativement par tous les philosophes. Par exemple, dans le Protagoras, Platon analyse le progrès technique comme un « art utile à la vie », suscité par le désir de revenir à l'âge d'or en imitant les dieux.
Au Moyen Âge, les autorités religieuses veillaient farouchement à ce que la science ne puisse pas sortir du carcan de la Genèse. Galilée et bien d'autres ont payé cher leur volonté de déroger à cette règle. La version officielle, héritée des Hébreux, voyait dans l'Éden un lieu où l'homme vivait heureux, proche de Dieu, et disposait sans travailler de tout ce dont il avait besoin. Depuis qu'il en avait été chassé, il était condamné à travailler. Le travail étant vécu comme une punition, le progrès technique n'était pas encouragé. Le développement des techniques était même freiné par les corporations qui contrôlaient les métiers. Non seulement la concurrence était prohibée, les salaires et les prix fixés, mais il était interdit de modifier les techniques de production.
Dès la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, se sont produites des expéditions punitives organisées contre des artisans qui dérogeaient aux règles de production et tentaient timidement de moderniser leurs pratiques. Par exemple, en 1589, le révérend William Lee inventa une machine à tricoter les bas. Il se vit alors partout rejeté et menacé, car son invention bouleversait la production et inquiétait la population ouvrière.
Les briseurs de machines
Mais le rejet des machines va surtout se développer pendant la Révolution industrielle, d'abord en Angleterre, avec le mouvement luddiste, puis en France avec la révolte des canuts. Ces soulèvements sont liés au refus des artisans de voir les machines les priver de leur gagne-pain.
Ainsi, dans les années 1811-1812, le luddisme 1 a opposé des artisans anglais de l'industrie du textile à leurs employeurs, qui voulaient mécaniser l'industrie de la laine et du coton pour gagner en productivité et économiser du travail. Les luddistes menèrent alors des opérations de bris de machines pendant deux ans environ. Le gouvernement anglais fut obligé de faire intervenir l'armée pour réprimer le mouvement qui menaçait de s'étendre à tout le pays.
Le mouvement luddiste a inspiré d'autres révoltes ouvrières contre les machines, notamment la révolte des canuts de Lyon quelques années plus tard, en 1831, dans le secteur alors très dynamique de la soierie. On appelait canuts les maîtres artisans tisserands qui travaillaient chez eux, à la commande et à la pièce. Leur première révolte de 1831 aboutit à une insurrection qui fut réprimée dans le sang 2. En 1834, une nouvelle insurrection eut lieu, qui dura une semaine et enflamma la ville. Elle fut aussi durement réprimée que la première : plus de cent morts, mille blessés et des milliers de déportations au bagne.
Les néo-luddistes
Le rejet des machines au motif qu'elles voleraient le travail humain n'a jamais vraiment disparu. Il se manifeste chaque fois que l'on parle de remplacer, dans telle profession, l'homme par une machine ou un logiciel. Il y a quelques années, les syndicats du livre et de la presse ont mené des combats pour s'opposer à la disparition des techniques d'imprimerie traditionnelles. Nombre de journaux et de magazines ont disparu par la faute même des syndicats qui refusaient toute évolution technique de leur métier. Des luttes furent aussi menées par les syndicats pour s'opposer au remplacement progressif du personnel des péages autoroutiers par des machines qui parlent avec douceur et rendent la monnaie. Aujourd'hui, ce sont certaines professions intellectuelles qui sont menacées par l'avancée du progrès technique et la désincarnation des savoirs et des savoir-faire : médecins généralistes, avocats, enseignants, architectes ont parfois bien du mal à accepter les évolutions de leurs métiers.
Le néoluddisme ne s'oppose pas au progrès technique uniquement parce qu'il supprime des emplois. C'est aussi une philosophie qui prône un retour à des valeurs naturelles et simples à la place d'une technique moderne jugée artificielle, complexe et dangereuse. C'est une critique de la « technophilie », cette conviction que le progrès technique peut remédier à tous les maux de l'humanité. Le néoluddisme conteste l'idée que ce qui se passait avant l'accélération du progrès technique devrait être écarté en raison de son infériorité. Même s'il reste marginal, certaines de ses idées ont une large résonance dans la culture contemporaine et se retrouvent, par exemple, dans les mouvements qui prônent un retour à des modes de vie simples et invoquent le principe de précaution de façon systématique.
Bernanos et Ellul contre l'asservissement de l'homme à la technique
En 1947, l'écrivain Georges Bernanos publie un essai dans lequel il développe une critique radicale de la société industrielle 3 Pour Bernanos, le progrès technique limite la liberté humaine et la civilisation française est incompatible avec l'idolâtrie anglo-saxonne pour le monde de la technique. Selon lui, la liberté d'innover, célébrée au XXe siècle par l'économiste Joseph Schumpeter comme étant le moteur de la croissance et du développement économique, ne conduit qu'au chaos car les innovations visent à satisfaire les vices de l'homme bien davantage que ses besoins 4 De façon étonnamment prémonitoire, il écrit : « Un jour, on plongera dans la ruine du jour au lendemain des familles entières parce qu'à des milliers de kilomètres pourra être produite la même chose pour deux centimes de moins à la tonne. » Que penserait-il aujourd'hui en découvrant la ville-usine de Foxconn, à Shenzhen, qui emploie plus d'un million d'ouvriers mais qui prévoit d'en remplacer la moitié par des robots d'ici 2014 5 ?
Le philosophe Jacques Ellul s'est quant à lui employé à montrer en quoi le progrès technique est une menace pour notre liberté et le plus souvent synonyme d'asservissement. Pour Ellul, l'homme moderne a l'illusion de se servir de la technique, mais en réalité c'est lui qui la sert : « Si la technique rend tout possible, elle est devenue elle-même une nécessité absolue », écrit-il dans Le bluff technologique 6. Comment ne pas reconnaître avec Ellul qu'il est aujourd'hui devenu impossible de se passer de son téléphone portable ?
L 'atome et les « nouvelles technologies »
Ce sont souvent les pionniers du progrès qui sont les plus virulents pour en critiquer les dérives. Ainsi, c'est Einstein qui, dès les années 1950, écrivait : « Le progrès technique est comme une hache qu'on aurait mise dans les mains d'un psychopathe. »
Le rejet de la manipulation de l'atome, qui prend naissance dans le choc causé par Hiroshima et Nagasaki, a depuis été renforcé par les catastrophes de Three Miles Island aux États-Unis, Tchernobyl en Russie et, tout récemment, Fukushima au Japon. L'arrêt du nucléaire en Allemagne en est une conséquence directe.
Les craintes liées à la manipulation de l'atome sont aujourd'hui relayées et amplifiées par le développement des nanotechnologies 7.
En 2000, Bill Joy, le cofondateur de Sun Microsystem, publia dans Wired Magazine un article intitulé « Pourquoi l'avenir n'a pas besoin de nous ». Dans cet article, qui eut un retentissement mondial, il explique être convaincu qu'avec les avancées scientifiques et techniques liées à la manipulation de l'infiniment petit, les robots intelligents remplaceront l'humanité dans un futur relativement proche.
La transformation des techniques agricoles par l'introduction d'organismes génétiquement modifiés (OGM) a provoqué une vive résistance en Europe. Le mouvement des faucheurs d'OGM, qui incarne les craintes d'une partie du monde agricole face aux progrès irréversibles de la biotechnologie, renoue quelque part avec le désespoir des briseurs de machines.
En 1968, des personnalités influentes désireuses d'alerter le monde sur les dangers d'une croissance exponentielle sur une planète Terre aux ressources finies lancent le Club de Rome. C'est sous l'égide du Club de Rome qu'en 1972 est publié le « rapport Meadows », une étude dont le titre de la version anglaise est évocateur : « Les limites de la croissance ». Des scientifiques de tous bords y mettent pour la première fois clairement en évidence qu'une croissance fondée sur un progrès technique purement quantitatif butera tôt ou tard, de façon très brutale, sur l'épuisement des ressources naturelles et alimentaires.
On retrouve ainsi, après l'optimisme de l'âge d'or des années 1950 et 1960, une vision très pessimiste de la croissance économique, déjà présente dans les réflexions du pasteur protestant Thomas Malthus, au XIXe siècle.
Le rejet de la technique au nom de la démocratie
Un sondage récent a révélé que les Français étaient majoritairement hostiles à l'idée de voter par Internet ainsi qu'au développement de la banque en ligne 8. Voter par Internet serait selon eux beaucoup moins sûr que d'aller déposer son bulletin dans des centres de vote. Les mêmes résistances s'étaient déjà manifestées aux débuts de l'e-commerce, à la fin des années 1990 8.
Le progrès technique n'avance pas aussi vite que le rêvent ses zélateurs, en partie justement parce que des siècles de résistance au changement, au minimum passive, ont davantage prédisposé l'homme au pessimisme et à la résignation qu'à l'optimisme face à ses possibilités d'amélioration de la vie humaine. L'informaticien américain Ray Kurzweil et les techno-utopiens rêvent déjà de la « singularité technologique 9 », qui verra, selon eux, l'intelligence artificielle prendre le relais de l'intelligence humaine, mais ils sont peu influents.
La crainte du progrès technique semble avoir beaucoup gagné en influence à la période contemporaine. Le scepticisme à l'égard de la technique est devenu monnaie courante et s'incarne notamment dans l'omniprésence du principe de précaution.
- Du nom de l'ouvrier anglais Ned Ludd, qui aurait détruit des machines textiles dans les années 1780, mais dont on ne sait pas s'il a réellement existé.
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La révolte des canuts avait été précédée par une autre insurrection en 1819, à Vienne, où des ouvriers du textile avaient brisé les machines à tisser inventées par Joseph Marie Jacquard qu'ils accusaient de les concurrencer.
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La France contre les robots, 1947, Gallimard. (L'édition originale est parue à Rio de Janeiro en 1946.).
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« Il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l'homme que ses besoins », écrit Bernanos.
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Voir « Un million de robots pour Foxconn », Le Point du 2 août 2011..
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Hachette, 1988.
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Il faudrait écrire « nanotechnique », mais l'anglicisme « nanotechnologie » a prévalu.
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Voir « Les Français et le vote par Internet », sondage BVA réalisé les 27 et 28 octobre 2011.
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Stade d'évolution technique à partir duquel la puissance de calcul des ordinateurs sera telle qu'ils seront plus « intelligents » que les hommes. Selon Kurzweil, cela devrait se produire vers 2030.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-2/histoire-du-refus-du-progres-technique.html?item_id=3139
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