Olivier PASTRÉ

est professeur d’économie à l’université Paris-VIII, membre du conseil scientifique de l’Autorité des marchés financiers (AMF), producteur à France Culture et directeur de collection aux éditions Fayard.

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La décroissance n'est pas forcément un choix

Inutile de rechercher la décroissance : tous ses ingrédients sont en germe dans la situation économique actuelle. Sans de très importants efforts de coopération internationale, nous y allons tout droit...

La décroissance est, pour certains, un objectif qui justifie que des choix de consommation et d'investissement soient faits. Nous voudrions démontrer que cette décroissance va peut-être se produire sans que l'on change rien à nos habitudes et à nos comportements. Examinons ainsi, un à un, tous les fronts sur lesquels se déroule aujourd'hui la guerre économique mondiale. Un scénario catastrophe sans difficulté défile sous nos yeux.

Déséquilibres et tensions

Commençons par les déséquilibres d'épargne. Les déséquilibres mondiaux d'épargne sont colossaux. D'un côté, le déficit abyssal des États-Unis, de l'autre, des excédents croissants en Asie et dans les pays exportateurs de pétrole. En gros, les paysans chinois acceptent de financer les retraités californiens. Jusqu'à quand ?

Sur le front des monnaies, les tensions risquent aussi de s'exacerber. C'est toujours le cas en période de crise, comme l'ont démontré, il n'y a pas si longtemps, les « dévaluations compétitives » des monnaies européennes vis-à-vis du mark pendant la seconde partie de la décennie 1980. C'est aujourd'hui, dans ce domaine, à nouveau d'actualité.

Les manifestations de non-coopération monétaire se font chaque jour plus nombreuses. À commencer par la politique monétaire devenue extraordinairement expansionniste aux États-Unis. Tous les moyens sont bons pour relancer la machine économique dans ce pays. Par ailleurs, les pays émergents ne se privent pas de déprécier eux aussi leur monnaie, nolens, volens. Certains le font nolens, leur monnaie étant attaquée, à la suite des retraits de capitaux extérieurs. C'est le cas notamment de l'Inde, de la Hongrie et de la Corée. On comprend très bien que ces pays ne se bousculent pas pour réduire la dépréciation de leur monnaie qui renforce leur compétitivité. D'autres pays, eux, le font volens. C'est le cas de la Russie. La poursuite de telles tendances entraînera nécessairement des mesures de rétorsion monétaire, et ce y compris de la part de l'Europe, contrainte, enfin, de se défendre.

Un possible effondrement du dollar

Une variante de ce scénario catastrophe en matière monétaire consisterait en un effondrement du dollar. Les pièces d'un tel puzzle sont faciles à réunir. D'abord, une dette extérieure des États-Unis qui continue à croître : 17 000 milliards de dollars en 2009. Ensuite, une politique de sauvetage du secteur financier mise en place par le Trésor américain et dont personne ne peut, à ce jour, prévoir le coût final, mais qui, dans tous les cas de figure, dégradera la qualité de la dette publique des États-Unis. Une chute brutale du dollar provoquerait à la fois une implosion de l'économie américaine et une dévalorisation brutale et irrémédiable de la valeur des réserves de change des pays émergents, réserves supposées tirer la croissance mondiale en ces temps difficiles. Dans un tel scénario, on ne donne pas cher du commerce mondial. Puisque même la monnaie de réserve internationale perd sa crédibilité, il n'y a plus qu'une seule solution : « Courage, fuyons ! » « Fuyons », cela veut dire « enfermons-nous à l'abri de nos frontières et essayons de survivre dans la tourmente ». Pour vivre heureux, vivons cachés. Mais si tout le monde se cache, que reste-t-il de la vie sociale ? Et donc de l'échange ? Et donc de la création de valeur ? Et donc de la croissance ?

Supposons que le dollar survive, il n'en reste pas moins vrai que les risques d'implosion du système se retrouvent aussi dans le registre des actifs financiers. N'oublions pas, tout d'abord, que les bombes à retardement de la globalisation financière n'ont pas toutes été désamorcées. On a appris, depuis dix-huit mois, quelques mots nouveaux (subprime, assureurs monoline, Alt A, obligations ARS...). À chaque fois, cela nous a coûté aux alentours de 300 milliards de dollars. Une bien coûteuse pédagogie... Mais notre initiation aux arcanes de la finance moderne n'est pas achevée. Nous pourrions ainsi être amenés à découvrir (ou redécouvrir) des concepts désignant des pratiques financières dont la nocivité est tout aussi grande que celles que la crise nous a, à ce jour, fait connaître. Ainsi en est-il, entre autres, des hedge funds (30 % de casse dans ce secteur paraît une estimation raisonnable), de l'utilisation inconséquente des cartes de crédit aux États-Unis (un marché de 1 200 milliards de dollars sur lequel le taux de défaillance a été multiplié par deux au cours des dix-huit derniers mois) ou encore des CDS (credit default swaps, un marché de 60 000 milliards de dollars).

À 300 milliards de dollars pièce pour chacun de ces « accidents » potentiels (dans les meilleurs des cas), on a de bonnes raisons de s'inquiéter de l'évolution des cours boursiers pour les mois qui viennent.

Des risques non financiers

Et nous nous limitons là aux chocs de nature strictement financière. Ce qui paraît très restrictif. On ne peut pas, en effet, exclure - loin de là - la possibilité que d'autres chocs défavorables apparaissent dans les mois à venir et nécessitent une nouvelle politique économique dans les pays de l'OCDE. Ces chocs pourraient consister en un violent recul de la consommation, avec la dégradation du marché du travail et la remontée de l'inflation, ou en un collapsus (« effondrement ») de certains pays d'Europe centrale ou même de la Russie. Quels degrés de liberté resterait-il alors aux politiques économiques ? Pratiquement aucun en ce qui concerne les politiques budgétaires. En ce qui concerne les politiques monétaires, dans le cas de la zone euro, on pourrait envisager, à l'extrême limite, le passage à des politiques encore plus agressives qu'aujourd'hui d'achats d'actifs par la Banque centrale européenne (BCE). En matière de change, certains pays pourraient miser sur des tentatives de dépréciation de leur monnaie, mais ce serait évidemment non coopératif donc risqué. Enfin, on peut rêver à un improbable soutien des salaires. Mais on ne voit pas très bien d'où pourrait venir ce soutien avec les difficultés budgétaires et la dégradation de la situation des entreprises. Il est donc à craindre qu'il y ait, dans les circonstances actuelles, très peu de capacité de réaction à un nouveau choc.

Pour pimenter encore notre scénario catastrophe, ajoutons quelques ingrédients. Tout d'abord celui du transfert de dettes. On l'a bien vu avec la crise, la dette se déplace sans cesse. Ce fut d'abord la dette des ménages qui, par le « miraculeux » mécanisme de la titrisation, a été transférée des banques de détail aux banques d'investissement et autres investisseurs institutionnels. La faillite de ceux-ci a conduit au transfert de cette même dette aux États. Comme à chaque fois, l'effondrement des emprunteurs se transmet aux prêteurs. Il y a fort à craindre que, dans les mois qui viennent, de nombreux États, ayant hérité de la patate chaude, soient acculés à une quasi-faillite. Il ne restera plus alors que les banques centrales pour venir à leur secours. Mais cela se traduira nécessairement par une double détérioration de la situation. Les actifs des banques centrales se transformeront progressivement en junk funds, en fonds gorgés d'actifs « pourris ». Plus grave, cela se traduira par une monétisation des dettes publiques. C'est-à-dire par un accroissement de la surliquidité et donc par la nécessité, au lendemain de la crise, de ruiner tous les épargnants par l'inflation.

Deuxième ingrédient à ajouter à notre « mayonnaise » mortifère, le retour des primes de risque. Celles-ci avaient complètement disparu avant la crise. Les PME empruntaient au même tarif, ou presque, que l'État brésilien ou que le géant russe Gazprom. La crise a remis de l'ordre dans tout ça. Mais, comme toujours, crise est synonyme de surréaction. S'ouvre donc aujourd'hui une période, dont on ne voit pas la fin, de prime de risque excessive. Ce qui veut dire, pour les plus faibles, l'asphyxie financière et donc les transferts de charges sur les prêteurs. C'est ce que l'on appelle les « effets de second tour ».

Le péril protectionniste

Continuons notre périple au pays de l'économie « réelle ». La première menace est celle du protectionnisme. Aux États-Unis, le protectionnisme peut apparaître comme politiquement et économiquement payant. Politiquement, cela va de soi : la récession donne du prix à toute forme de repli sur soi. Mais cela va plus loin. Il convient, en effet, de constater que les plans de soutien sectoriels sont à nouveau en vogue. Les constructeurs automobiles des deux rives de l'Atlantique s'affrontent ainsi désormais sur le marché à coups de subventions publiques. N'en est-il pas de même dans l'industrie bancaire ? Certes, les recapitalisations diverses et variées ont pour objectif premier de renflouer des industries nationales en situation d'apoplexie. Mais elles ont aussi pour effet de distordre les conditions de financement des banques de nationalités différentes. On peut désormais s'interroger sur tout plan dit de « sauvetage » industriel mis en œuvre par un pays. Quand le protectionnisme pointe le bout de son nez, l'important n'est pas tant la justification économique ou sociale de telle ou telle décision que l'interprétation que font de cette décision les concurrents étrangers.

On peut aller encore plus loin et considérer, à juste titre, que les relances budgétaires non coordonnées contribuent à la montée des tensions protectionnistes. La faiblesse relative du plan de relance allemand participe pleinement d'une telle stratégie du « passager clandestin ». Ce n'est pas « sauvons-nous nous-mêmes », mais « laissons les autres nous sauver à moindre coût pour nous ». Il est à craindre que de plus en plus de pays soient amenés à faire ce petit calcul.

L'emploi en berne

Face à une telle menace, peut-on se consoler sur le front de l'emploi ? Au fil des fermetures d'usines et des délocalisations, il est peu de chances de trouver un quelconque réconfort de ce côté. Prenons le cas de l'Europe. Plusieurs phénomènes se conjuguent pour pousser durablement les taux de chômage à la hausse. Tout d'abord, les principaux marchés du travail européens se sont, depuis peu, flexibilisés sous le double coup de l'assouplissement du droit du travail (lois Hartz en Allemagne, lois Biaggi en Italie...) et de l'irrésistible montée des contrats de travail temporaire. Par ailleurs, de nombreux pays (France, Espagne et Italie notamment) connaissent une baisse d'activité due à l'épuisement du modèle d'économie d'endettement. Enfin, la mécanique des délocalisations paraît bien huilée, pour le plus grand malheur des salariés. S'ajoute à cela une pression à l'augmentation de la rentabilité qui continuera à s'exercer sur les entreprises qui, dans l'impossibilité de pouvoir faire jouer l'effet de levier de l'endettement, auront pour seules marges de manœuvre la compression des salaires ou celle de l'emploi.

De gigantesques besoins de financement

Ni répit budgétaire, ni répit monétaire, ni répit industriel, ni répit social : il n'est pas étonnant que tous les pays développés souffrent et soient amenés à souffrir davantage. Aux États-Unis, quels que soient les efforts du gouvernement, la crise ne fait que commencer et les prévisions de croissance « officielles » affichées aujourd'hui sont suicidairement optimistes. Un seul exemple pour caractériser ce qui peut attendre les citoyens américains dans les années qui viennent. Celui de la dette extérieure. Le besoin de financement extérieur à venir des États-Unis résultera à la fois des effets du plan de relance budgétaire actuel et des besoins de financement de long terme de l'économie américaine.

Si on cumule, sur la période 2009-2015, ces besoins de financement nouveaux, publics et privés, on aboutit au chiffre faramineux de 4 300 milliards de dollars : 900 milliards de dollars pour la couverture maladie, 2 100 milliards de dollars pour l'investissement des entreprises, 1 300 milliards de dollars pour les infrastructures. En y ajoutant les déficits dus au plan de relance, on peut estimer à 6 600 milliards de dollars l'augmentation, entre 2009 et 2015, de la dette extérieure des États-Unis. Rien de moins.

Mais les pays européens ne sont pas, eux non plus, à l'abri de lendemains qui déchantent. On le vit avec les crises grecques, italiennes et autres. Même l'Allemagne a fait un pari - payant avant la crise - qui risque de se révéler très coûteux. Le pari était simple : comprimer les coûts de production et utiliser les délocalisations vers les pays émergents pour gagner des parts de marché sur les autres pays du l'OCDE. Pari gagné. Mais particulièrement risqué depuis que ces mêmes pays sont en crise ! Les citoyens allemands, qui ont accepté de se serrer la ceinture pour conforter le modèle exportateur de leurs pays, se sont peut-être sacrifiés pour rien. Et leurs homologues japonais, qui ont fait à peu près le même pari, ne semblent pas mieux lotis pour affronter l'avenir.

Pas de salut venu des pays émergents

L'espoir viendrait-il des pays émergents ? Que nenni. La théorie du « découplage », selon laquelle les pays émergents pourraient « porter » la croissance mondiale comme ils l'ont fait au cours de la décennie qui vient de s'écouler, est en train de perdre ses derniers défenseurs. Car, ne l'oublions pas, pour exporter, encore faut-il qu'il y ait des pays qui importent. Or ce ne sera plus le cas demain. Et le relais du marché intérieur de ces pays semble avoir bien du mal à être pris par les gouvernements.

Et c'est cela, sans même compter l'avenir, qui s'ouvre pour les pays qui ne sont même pas émergents. L'Afrique, qui commençait en 2006-2007, grâce notamment aux investissements chinois, à faire son come-back économique, risque de se retrouver très rapidement à la case départ. Le FMI prédit ainsi une chute de 20 % des investissements directs étrangers en Afrique pour les années à venir. La sanction sociale est, dans cette zone, immédiate.

Pour conclure ce scénario catastrophe, on peut considérer que, sans coopération internationale intensifiée, il y aura une prochaine crise, bien pire et bien plus difficile à combattre que la crise actuelle. Pourquoi être plus pessimiste pour cette sortie de crise que pour celles qui l'ont précédée ?

La réponse est - malheureusement - très simple : le niveau beaucoup plus élevé d'endettement, donc la faible probabilité de redémarrage du crédit et des dépenses associées ; la situation dégradée des finances publiques, qui, par la suite, nécessitera le passage à une politique budgétaire restrictive ; le risque de remontée des prix des matières premières, avec la reprise de la croissance dans les pays émergents et le sous-investissement dans la production de matières premières ; et, enfin, la perte de croissance potentielle avec la moindre immigration, le niveau durablement élevé du chômage et de nouvelles délocalisations. Il n'y a pas de quoi pavoiser.

Autre question, plus fondamentale encore : quelles conséquences cela pourra-t-il avoir sur les citoyens, qui, accessoirement, votent et peuvent se rebeller ? Le tableau n'est, là non plus, guère bucolique. Le crédit sera plus cher. Les délocalisations et les pertes d'emplois industriels se poursuivront, accentuant les inégalités. La croissance sera insuffisante pour faire baisser le chômage. Et la pression fiscale augmentera nécessairement pour éponger, pour partie au moins, l'augmentation des dettes publiques. Quel beau gisement de voix pour les partis politiques les moins tempérants !

On le voit bien ici, sous certaines conditions, il n'est nul besoin de chercher à provoquer la décroissance. Celle-ci risque de se produire toute seule comme une grande...

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-2/la-decroissance-n-est-pas-forcement-un-choix.html?item_id=3143
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