Bruno TERTRAIS

est politologue, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique.

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Pour le progrès au service de tous

De prime abord plutôt sympathique dans ses objectifs, la théorie de la décroissance est en fait le croisement entre une forme d'écologisme extrémiste et une variété d'altermondialisme infantile, une idéologie dont les fondements sont totalement erronés et dont les principes, s'ils étaient mis en œuvre, conduiraient à nuire gravement à la condition humaine.

Tous les grands indicateurs montrent que l'humanité se porte de mieux en mieux 1 L'amélioration de l'alimentation et de l'accès aux soins médicaux ont allongé considérablement l'espérance de vie à la naissance. Pendant la plus grande partie de l'histoire humaine, elle était de l'ordre de 20 à 30 ans : elle est aujourd'hui de près de 70 ans. Jamais dans l'histoire de l'humanité la proportion d'hommes et de femmes mangeant tous les jours à leur faim n'a été aussi grande. En effet, le nombre d'êtres humains souffrant de la faim augmente beaucoup moins vite que celui de la population totale. En termes relatifs, la faim est donc en diminution. Et la famine proprement dite est en déclin rapide. L'âge moyen de la survenue des maladies chroniques a été retardé de plusieurs années au regard de ce qu'il était il y a un siècle. Et si on meurt davantage du cancer aujourd'hui, c'est parce nous vivons plus vieux... et que les maladies infectieuses font moins de victimes. Les progrès réalisés dans les sociétés industrialisées ont rapidement bénéficié aux pays en développement : dans la majorité d'entre eux, on vit mieux que dans le monde occidental au même stade de développement. La variole a été éradiquée. La tuberculose a commencé à décliner. De moins en moins d'enfants meurent de la rougeole. La poliomyélite est en voie de disparition. La lutte contre le paludisme connaît à nouveau de vrais succès.

Nous sommes mieux préparés et mieux protégés face aux catastrophes. Le nombre moyen de décès du fait de catastrophes naturelles n'a cessé de baisser depuis un siècle, malgré l'augmentation de la population mondiale. C'est vrai notamment pour le nombre de victimes des événements météorologiques extrêmes (vagues de chaleur, sécheresses, ouragans et inondations).

Nous sommes de mieux en mieux éduqués. L'analphabétisme est en recul constant. Le quotient intellectuel des populations tend à augmenter partout où son évolution est mesurée. Nous travaillons de moins en moins longtemps. La réduction du temps de travail, loin d'être une spécialité française, est une tendance lourde à l'échelle mondiale.

Et nous nous sommes enrichis de manière spectaculaire. Depuis le XVIIIe siècle, le revenu moyen par habitant ne cesse d'augmenter. La pauvreté a davantage reculé dans les cinquante dernières années du XXe siècle que dans les cinq cents précédentes. La proportion de personnes démunies dans la population mondiale a très fortement reculé depuis deux siècles, au point que la pauvreté absolue, qui était la norme avant la révolution industrielle, est désormais devenue l'exception. Ces tendances ne résultent pas du seul effet du décollage de la Chine et de l'Inde : les pays les moins avancés en bénéficient également. Quels que soient les indicateurs choisis, leur situation ne cesse de s'améliorer depuis vingt ans, qu'il s'agisse de l'accès à l'eau potable ou aux sanitaires, de la mortalité infantile ou de l'éducation. Et le fardeau de leur dette tend à s'alléger : il a été divisé par quatre depuis 1990.

Cet enrichissement de la majorité de la population mondiale s'est-il accompagné d'un accroissement des inégalités ? Ce n'est pas vrai au niveau planétaire : comme le montre une étude réalisée pour la Banque mondiale, la vague actuelle de mondialisation, qui a commencé aux environs de 1980, a en fait été génératrice d'égalité économique. L'écart de revenu par habitant entre pays développés et pays en développement chute rapidement depuis le début des années 1970.

Le « bonheur ressenti »

S'agirait-il alors d'une vision limitée, artificielle du bonheur humain, qui ne tiendrait compte que de la richesse au sens économique du terme ? Non plus. Dans la quasi-totalité des pays pour lesquels des statistiques sont disponibles, l'indice de développement humain (IDH), qui prend en compte l'espérance de vie, l'alphabétisation, la scolarisation, etc., a progressé depuis 1970. Et on a pu démontrer qu'il existait une relation importante entre la croissance économique et l'augmentation du sentiment de bien-être. Le développement contribue au sentiment de liberté et ainsi au « bonheur ressenti ».

Et nous vivons dans un environnement beaucoup plus sain que les générations précédentes. La qualité de l'air dans les pays développés est bien meilleure qu'elle ne l'était au siècle dernier, à l'époque où le chauffage au charbon était courant. Se souvient-on des pluies acides, l'une des grandes causes environnementales des années 1980 et 1990 ? Il s'est avéré que ces pluies n'avaient aucun effet négatif sur les arbres et avaient des conséquences plutôt positives pour les récoltes... Quant à la désertification (souvent due à des activités telles que le déboisement ou la surexploitation des sols), son ampleur à l'échelle de la planète reste extrêmement discutée. Le Sahel, par exemple, est en voie de verdissement. Les grandes marées noires sont spectaculaires et dommageables, pendant quelques années, pour une partie de la faune et de la flore marines, ainsi que pour la pêche et le tourisme local. Mais le pétrole se dissout beaucoup plus vite qu'on ne le pense souvent - et les écosystèmes peuvent s'en trouver, in fine, positivement affectés.

Qu'en est-il des ressources ? Les agronomes sérieux sont unanimes pour considérer que la Terre peut sans aucun problème subvenir aux besoins alimentaires d'au moins dix à douze milliards d'êtres humains. L'agriculture est de plus en plus efficace. Depuis le début du XXe siècle, les rendements ont augmenté de 400 % et la production par habitant s'est accrue de 50 %. La croissance des rendements céréaliers se poursuit. Certes, elle n'est plus aussi rapide que cela a été le cas par le passé. Mais la croissance démographique ralentit elle aussi. Et les progrès de l'agrobiologie vont continuer à améliorer les variétés disponibles pour l'alimentation. Voilà pourquoi la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) prévoit que la production annuelle de céréales par habitant continuera d'augmenter. En outre, il existe d'immenses réservoirs de terres arables en Afrique et en Amérique latine. Et le recours aux techniques agricoles les plus modernes permet de réduire à la fois la surface cultivée, les quantités d'engrais utilisées et l'érosion des sols.

Le faux problème des ressources

La question de la « rareté » des ressources en hydrocarbures et en minerais, quant à elle, est un faux problème. Nous voyons intuitivement la Terre comme un récipient contenant une quantité définie de ressources, dans lequel nous nous servons sans compter et sans voir que le fond du récipient sera un jour vide. Mais cette vision statique des ressources est en décalage complet avec la réalité de leur exploitation par l'homme. La quantité de ressources connues augmente au fur et à mesure que l'on fait des nouvelles découvertes. Celle des ressources exploitables à un coût acceptable augmente elle aussi, au fur et à mesure de la mise au point de nouveaux procédés permettant de les extraire de manière rentable, comme on commence par exemple à le faire pour les pétroles lourds et les sables bitumineux, ainsi que pour les gaz de schiste. Nous savons de mieux en mieux recycler. Les évolutions technologiques modifient les besoins. Elles offrent également la possibilité de mieux utiliser la ressource.

Nous nous adaptons aux déséquilibres de l'offre et de la demande : lorsque le prix d'une ressource augmente du fait de sa rareté au regard des besoins, on recherche des façons plus efficaces de l'utiliser et il devient plus rentable d'exploiter des sources d'approvisionnement difficiles d'accès. La durée d'exploitation des réserves connues augmente alors mécaniquement : c'est pour cela que le nombre d'années restantes de consommation des principaux métaux, par exemple, est globalement le même depuis trois décennies. L'accroissement des prix contribue également à la recherche de substituts. La technique et le marché permettent d'expliquer pourquoi le différentiel entre consommation et réserves de pétrole s'est accru tout au long du XXe siècle, et pourquoi le prix réel des matières premières a baissé de 70 % entre 1845 et 2005.

Voilà pourquoi il n'y a aucune contradiction entre l'idée d'un monde « fini » et celle d'une croissance « infinie ». D'autant plus que cette croissance est de moins en moins gourmande en énergie : l'intensité énergétique du PIB, dans les pays développés, tend à diminuer.

Les vertus de la croissance

La croissance conduit au progrès, au sens noble du terme, c'est-à-dire à l'amélioration de la condition humaine. Il ne s'agit pas d'une idéologie, et encore moins d'une religion, mais d'un fait. « Personne n'est tombé amoureux d'un taux de croissance », disait-on (déjà) en 1968. C'est vrai, mais ce n'est pas le sujet. La croissance est un moyen, non une fin.

Une étude récente de l'OCDE montre que le bien-être matériel (mesuré par la qualité de l'environnement, celle du travail, le niveau d'éducation, l'accès aux soins, aux loisirs...) est très fortement corrélé avec l'augmentation du PIB par personne. La croissance réduit la pauvreté. Comme le montre une étude de la Banque mondiale, une augmentation de 1 % du PIB par habitant se traduit par une réduction de 1,3 % de la part de la population vivant en situation d'extrême pauvreté.

La croissance permet de mieux faire face aux risques naturels. C'est le sous-développement qui explique la mortalité due aux catastrophes au Sud, et non l'inverse. Le même cyclone peut faire des milliers de victimes dans un pays pauvre et seulement quelques dizaines dans un pays industrialisé. De même pour les tremblements de terre : à intensité égale, ils sont infiniment moins meurtriers dans les pays modernes.

La croissance reste la meilleure manière de résoudre les problèmes sanitaires ou environnementaux. Les sociétés dans lesquelles le paludisme a été éliminé sont celles dont le revenu par habitant atteint 3 100 dollars par an. Plus le PIB par habitant augmente, plus la pollution aérienne diminue et mieux les forêts sont entretenues.

La croissance facilite l'ajustement démographique : l'amélioration de la santé conduit à une diminution de la mortalité infantile et la modernisation réduit la « valeur » du travail des enfants. La fécondité commence à baisser lorsque le revenu annuel par habitant se situe aux alentours de 1 000 à 2 000 dollars.

Pour comprendre les effets d'un arrêt de la croissance, inversez toutes les propositions ci-dessus. Ou souvenez-vous des années 1930.

Les décroissants ont raison de souligner que le PIB est une mesure très imparfaite, et surtout très incomplète, de l'état d'une économie et d'une société. Ils n'ont pas tort de dénoncer les excès du consumérisme et le gaspillage, et on ne peut qu'approuver leur engagement en faveur des économies d'énergie.

Choisir la décroissance est après tout un choix parfaitement respectable pour un individu, une famille ou une communauté : nous sommes en démocratie (certains idéologues de la décroissance préfèreraient d'ailleurs une dictature éclairée pour faire face, disent-ils, à l'ampleur des problèmes mondiaux), et chacun a droit à l'« appauvrissement matériel » (Hervé Kempf) s'il le souhaite.

Mais c'est un luxe d'habitant de pays riche. Prôner la décroissance pour l'ensemble de l'humanité est irresponsable, sauf à accepter de prendre le risque de condamner des centaines de millions d'êtres humains à la maladie, à la pauvreté, à l'illettrisme.

La consommation « locavore 2 » conduirait, si elle était généralisée, à dénier à la majeure partie de l'humanité le droit de sortir du sous-développement. N'y aurait-il pas là une véritable injustice morale ? L'ironie de l'affaire, c'est que les défenseurs de la décroissance ne se rendent pas toujours compte qu'ils peuvent se permettre une telle démarche seulement parce que les systèmes de santé et d'éducation dont ils continuent de bénéficier sont les fruits de plusieurs décennies de... croissance.

  1. Le lecteur trouvera les sources des faits et chiffres cités ici dans L'apocalypse n'est pas pour demain. Pour en finir avec le catastrophisme.
  2. La consommation locavore consiste à privilégier la nourriture produite localement (dans un rayon n'excédant pas quelques centaines de kilomètres autour du lieu de consommation).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-2/pour-le-progres-au-service-de-tous.html?item_id=3146
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