Karine BERGER

Députée des Hautes Alpes

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L'avenir incertain des pays émergents

Les conséquences de la crise financière sont considérables pour ces pays qui pourraient perdre entre deux et cinq points de croissance en 2009 et ne constitueront pas le moteur d'une relance mondiale. Le risque d'une fermeture des frontières pourrait les transformer en victimes durables de cette crise.

Imaginons un instant que la crise des « subprimes » ne soit pas partie des États-Unis, qu'elle n'ait pas été la conséquence de transactions immobilières irrationnelles et « titrisées » au coeur même des systèmes financiers américains et européens, mais que cette crise ait été déclenchée par un pays « émergent », comme ce fut la cas, par exemple, en 1997 en Asie... Quel anathème n'aurait pas été lancé contre l'incurie de gouvernements immédiatement considérés comme incapables de gérer un système capitaliste pourtant éprouvé et robuste ? Quelle n'aurait pas été la rapidité du FMI à prendre les rênes de la gouvernance du pays coupable ? Combien d'économistes auraient eu le courage de se porter avocats du système financier fautif ? Mais ce n'est pas d'un pays émergent qu'est partie cette crise-là et force est de reconnaître que ce même FMI se montre discret dans le débat qui commence à enfler pour déterminer les responsabilités respectives des banquiers, des gouvernements et des régulateurs des pays de l'OCDE dans la situation actuelle.

Les pays émergents ne sont pas responsables de la crise financière et économique de 2008-2009 et, sans doute pour la première fois, ils ont suffisamment de poids pour pointer du doigt les problèmes de régulation mondiale : à l'ouverture du Forum de Davos 2009, le Premier ministre chinois Wen Jiabao a demandé aux pays riches d'« assumer leurs responsabilités » en aidant les pays pauvres face à la crise. Il a particulièrement appelé les États-Unis à la « coopération », estimant que la « confrontation » serait néfaste aux deux pays. Car si les économies émergentes ne sont pas responsables de la crise financière mondiale, elles y jouent un rôle majeur. Elles en sont d'abord les victimes : contrairement à la chimère qui voulait que ces nouveaux eldorados seraient la bouée de sauvetage de l'économie mondiale, leur situation conjoncturelle, leur développement même, sont très fortement compromis par la récession mondiale actuelle. Elles en sont aussi les accélérateurs : la « mise en résonance » de l'économie mondiale, conséquence de la mondialisation, amplifie la crise actuelle à l'infini. Elles en sont, enfin, une partie de l'explication : moteur majeur de la mondialisation depuis dix ans, les économies émergentes avaient fait oublier à quelques-uns que la croissance sans risque n'existe pas.

Victimes de la crise mondiale...

L'appellation « pays émergents » recouvre l'ensemble des pays qui n'appartiennent pas à l'OCDE, groupe hétéroclite au sein duquel les quatre « BRIC » (Brésil, Russie, Inde et Chine) font figure de symboles par leur croissance depuis dix ans et de la rapidité de leur convergence économique. Si, au cours des cinq dernières années, la croissance mondiale a été comprise entre 4 % et 5 % par an... c'est essentiellement grâce aux économies émergentes qui y ont contribué pour les deux tiers, alors que leur poids dans le PIB mondial n'est que d'un tiers. Ces « cinq glorieuses » de la mondialisation ont tellement frappé les esprits que nous avions oublié que bon nombre d'usines chinoises et de services indiens tournaient d'abord parce que les États-Unis et l'Europe leur passent comman- de ! Au début de la crise mondiale, certains économistes soutenaient encore la thèse du « découplage »1 arguant que le développement de ces pays était devenu suffisamment autonome pour servir de relais à la croissance mondiale.

La théorie n'a pas résisté à l'épreuve des faits : début 2009, les pays émergents sont frappés de plein fouet par la crise mondiale, victimes directes de l'effondrement d'activité dans les pays de l'OCDE. En 2008, d'après la CNUCED, les investissements étrangers dans ces pays - poumon indispensable à leur développement - ont reculé de 10 %, et le président de la Banque mondiale, Robert Zellick, a fait état de sa grande préoccupation pour 2009, anticipant un effondrement de 50 % des flux. Ces fuites de capitaux résultent directement des besoins de liquidités qui sont apparus dans les pays de l'OCDE du fait de la crise financière et des plans de relance. Retraits des capitaux et contraction des importations européennes et américaines conduisent à une perte de croissance des pays émergents comprise entre 2 et 5 points en 2009.

Ainsi, en Chine, entre le troisième et le quatrième trimestre 2008, le glissement annuel de production industrielle a été divisé par plus de trois (pour descendre à 5 %), le mouvement de baisse se poursuivant début 2009. Sur l'ensemble de l'année 2008, 670 000 petites entreprises ont fermé et au moins 7 millions d'emplois ont disparu. Plus que le manque de capitaux, c'est la demande à l'exportation qui fait défaut à l'économie chinoise : pour la première fois depuis dix ans, le glissement annuel des exportations chinoises (exprimées en dollars) a reculé pour le deuxième mois consécutif (- 2,8 % en décembre). La demande intérieure chinoise était bien portée par les échanges extérieurs, puisque sa perte de vitesse est aussi rapide que celle des exportations : la croissance des ventes automobiles a ainsi été divisée par trois entre 2007 et 2008, entraînant l'annonce de mesures de soutien pour les constructeurs de la sidérurgie et de l'automobile en décembre. De l'aveu du gouvernement chinois, une progression du PIB de 6 % cette année n'est plus certaine, mettant en danger l'équilibre social du pays.

En Inde, la situation est tout aussi inquiétante : le secteur automobile est déstabilisé tout autant que celui des pays de l'OCDE. Le géant Tata, qui avait racheté Jaguar et Land Rover l'an passé, a annoncé une baisse de 31 % de ses ventes fin 2008, baisse provoquée par l'effondrement des exportations mais aussi par la chute de la demande intérieure indienne (baisse de 15 % des ventes domestiques de véhicules sur un an)2.

Les pays émergents sont bien du côté des perdants de la crise économique mondiale, ce qui signifie qu'ils ne seront pas la pompe qui permettra de relancer la machine : avec seulement 7 % de croissance anticipée en Chine en 2009, 4 % en Inde, moins de 2 % en Russie, de nombreux pays d'Europe centrale et orientale en récession (Lettonie, Lituanie etc.), c'est le développement même de ces zones qui est remis en question. Les pays les plus menacés sont ceux dont l'économie est très dépendante des capitaux extérieurs, comme le Vietnam, la Turquie ou l'Ukraine, sur lesquels plane un risque de défaut sur la dette (publique ou extérieure) au moindre ralentissement économique. Du fait de la montée des risques, les monnaies de ces pays sont attaquées, ce qui accentue encore leurs difficultés. Le FMI a octroyé dans l'urgence des lignes de financement à plusieurs pays (notamment à la Hongrie et à l'Ukraine) mais le risque que plusieurs pays fassent défaut sur leur dette cette année est élevé : l'Argentine, par exemple, est dans une situation critique car aucun accord n'a été trouvé avec le FMI.

... et catalyseurs de la récession globale

La globalisation bien plus profonde qu'auparavant des marchés de biens et capitaux, en premier lieu entre les pays de l'OCDE et les pays émergents, constitue la principale et véritable « nouveauté » de la crise actuelle ; elle est un levier de sa diffusion rapide et simultanée, mais elle est également une part de son détonateur au travers de l'envolée des prix des matières premières, conséquence directe de la mondialisation des échanges et de la croissance engendrée. La crise est entrée « en résonance » au sens de la physique, c'est-à-dire que la mondialisation et l'interdépendance des économies provoquent une amplification formidable et auto-entretenue des problèmes.

Nous sommes surpris de découvrir que la demande des pays émergents est devenue tout autant indispensable aux pays de l'OCDE que celle des pays de l'OCDE l'est pour les pays émergents. Et que le coeur de la mondialisation est à chercher dans cette réciprocité. Au tournant de 2008-2009, les importations des pays émergents baissent encore plus vite que leurs exportations (avec, par exemple, un recul de 18 % en octobre sur un an des importations, de dix pays émergents d'Asie !). La conséquence est simple : les pays émergents, comme la Chine, enregistrent des records d'excédents courants, ce qui accentue encore les déséquilibres des balances courantes dans le monde.

L'instabilité des marchés alimentaires offre une illustration de cette « mise en résonance », pour laquelle les pays émergents sont à la fois catalyseurs et victimes. Catalyseurs, car l'augmentation de la richesse relative de ces pays, et donc de leur demande alimentaire, explique une partie des mouvements erratiques enregistrés sur les denrées alimentaires depuis deux ans. Du fait de l'envolée des prix fin 2007 et des débuts d'émeutes de la faim, plusieurs pays d'Asie émergente ont décidé début 2008 de restreindre leurs exportations de riz afin d'assurer en priorité les besoins de leur population... protectionnisme qui a fait doubler en deux semaines les cours, pourtant déjà à des records historiques. Le choc des prix alimentaires est l'une des origines de la récession mondiale car il a fortement freiné les évolutions de pouvoir d'achat des revenus des ménages du monde entier, causant surtout des dégâts dans les pays émergents dont la dépendance alimentaire est plus élevée que dans l'OCDE.

Menacés par le protectionnisme ou source durable de déséquilibres ?

De manière plus générale, les mouvements des cours des matières premières ont constitué un levier majeur de la déstabilisation de l'économie mondiale et particulièrement des pays émergents. La Russie, notamment, établit le budget de l'État en fonction de ses ventes prévisionnelles de pétrole et de gaz en Europe. Après le sommet de 145 dollars atteint mi-2008, sommet lui-même explicable par la mondialisation économique et financière, l'effondrement autour de 40 dollars met donc fortement en danger la stabilité financière de la Russie, comme l'illustre la chute du rouble au cours des derniers mois.

Victimes, catalyseurs de la crise économique et financière que traverse le monde, les pays émergents en sont une véritable clé d'explication. Pourquoi les organismes de régulation de l'OCDE n'ont-ils pas été capables d'anticiper la déflagration ? Comment n'ont-ils pas détecté les multiples bulles formées sur les marchés immobiliers et sur les marchés d'actifs, et, de manière plus générale, sur l'émission de crédit ? Certes parce que l'appétit (« greed ») non censuré de certains n'avait plus de limite. Mais, plus fondamentalement, parce que l'accélération de la mondialisation a entretenu deux moteurs contradictoires : d'une part, une « surchauffe » des nouveaux eldorados émergents portés par des taux de croissance irrationnels atteignant 13 %, comme en Chine ; d'autre part, une déflation salariale entretenue par cette même mondialisation (par de la concurrence des marchés du travail mondiaux) et qui cachait largement la surchauffe sur les marchés de biens. Sans inflation apparente, le crédit a été émis sans restriction, permettant de financer des déséquilibres volcaniques de balances courantes. Les réserves des banques centrales des pays émergents, notamment asiatiques, se sont remplies de dollars pendant cinq ans, tandis que les bulles financières, immobilières et même de consommation, prospéraient dans l'OCDE.

La dynamique est provisoirement enrayée par l'explosion des bulles, au prix, il est vrai, d'une récession collective. Mais quels freins pourraient empêcher qu'elle ne reparte après une période de purge ? Les mêmes causes reproduiront les mêmes effets : le rattrapage économique de la Chine est bien loin d'avoir abouti, avec un revenu chinois moyen de 2 300 dollars en moyenne en 2007 contre, par exemple, 38 500 dollars en France. Il faudra plus de 40 ans pour assurer la convergence, 40 années au cours desquelles les consommations des pays de l'OCDE trouveront facilement à être satisfaites par la pression sur les prix que constitue le réservoir de main-d'oeuvre des pays émergents.

Le développement auquel les pays émergents ont droit peut donc faire perdurer longtemps les déséquilibres mondiaux... sauf si la crise actuelle bouleverse bel et bien le système de développement. Comment ? Essentiellement au travers de mesures mondiales de protectionnisme - déjà en partie adoptées, notamment aux États-Unis sur l'acier. En cas de fermeture des frontières et d'abandon de la mondialisation, les pays émergents pourraient devenir les perdants historiques de la crise actuelle. Il n'est dès lors pas étonnant que ce soit la Chine et la Russie qui, à Davos, aient plaidé pour repenser le système économique mondial et le libre-échange : le repenser, certes, mais pas y mettre fin.

  1. Voir par exemple, la revue du FMI, « Finances & Développement », juin 2008 :
    « Les pays émergents s'enrhumaient naguère lorsque les États-Unis éternuaient ; la donne semble avoir changé ces dernières années ».
  2. Sur la situation des pays asiatiques, voir aussi l'article de Françoise Lemoine.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2009-3/comment-refonder-la-finance-mondiale.html?item_id=2931
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