Laurent DAVEZIES

Professeur d'économie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

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Le printemps des métropoles ?

La crise a induit de profonds changements dans l'économie des territoires. Les grandes villes, qui disposent d'indéniables atouts structurels, sont bien placées pour contribuer à une relance de la croissance.

Il aura fallu trente ans pour que nous réalisions enfin les nécessités qu'imposait le grand changement du début des années 1980. Cette mutation était marquée par le démarrage d'un nouveau grand cycle d'économie immatérielle (mais gourmande en matériel) et de frugalité énergétique qui venait se substituer à celui du siècle précédent, dédié à une fabrication matérielle fortement consommatrice d'énergie à bon marché. La stimulation du couple concurrence-innovation par la libéralisation des échanges est venue accompagner cette mutation. Le résultat ne s'est pas fait attendre : une rupture historique, dans de nombreux et grands pays, avec les logiques de sous-développement.
Mais ce changement procède par essais-erreurs. Ces dernières ont été et restent nombreuses. Les effets immédiats de cette mutation semblent, chez nous et dans beaucoup de domaines, présenter un solde négatif, les forces de rénovation étant plus lentes que celles, rapides, de la destruction de pans entiers de l'ancien système. Pour autant, faut-il regretter cette mutation ? L'Histoire nous a montré à de nombreuses occasions que les grands chocs positifs à long terme sont généralement accompagnés d'effets négatifs de court terme.

La réponse du bouclier public

En France (notamment), la réponse à l'inadaptation du pays et de ses territoires à ces nouvelles règles du jeu s'est traduite par l'extension d'un puissant bouclier public et social protégeant les secteurs les plus affectés, tant sur les plans conjoncturel que structurel. Le poids dans le PIB des dépenses publiques et sociales, dans les trente années passées, a progressé de 20 points, alors que le taux d'ouverture internationale de notre économie (exportations + importations/2 PIB) ne progressait que d'une dizaine de points.
Tout cela, on le sait, se traduit par une dette et un déficit croissants... et aboutit à l'impasse actuelle. Nous consacrons désormais près de 2,5 % du PIB au remboursement des intérêts de la dette. On serait curieux de connaître l'avis de Keynes sur nos 57 % de PIB de dépense publique, lui qui vantait les effets de sa relance à une époque (les années 1930) où elle ne pesait que 18 % au Royaume-Uni, 19 % en France, et 6 % aux États-Unis !
C'est bien à la question d'un changement structurel que nous sommes confrontés, et pas à celle du choix d'une batterie d'interventions conjoncturelles nous permettant de revenir, comme d'habitude, en deux ou trois ans à la croissance. Cette crise ne ressemble pas aux précédentes. Elle appelle des actions en profondeur qui ne pourront se développer que sur un laps de temps beaucoup plus long, de dix ou quinze ans.
D'autant qu'il ne s'agit pas de détruire l'ancien système, mais seulement de l'ajuster. Ramener les dépenses publiques de 57 % à 50 % du PIB tout en renouant avec une croissance (nécessairement1) limitée ne rompt pas avec nos options de social-démocratie et nous maintiendrait dans une situation historique exceptionnelle d'association entre libéralisme et justice sociale. Cet horizon à moyen terme, en outre, est aussi celui d'une redistribution des cartes des avantages comparatifs dans le monde, avec la progression rapide des contradictions au cœur des formes actuelles de développement des pays émergents.

De nécessaires changements structurels

Les changements structurels auxquels il faut procéder concernent de nombreux champs de l'action publique. Tant dans les domaines de la fiscalité — dont on repousse sans cesse le « grand soir » — que des régimes sociaux, de la simplification administrative que de l'éducation ou de la recherche publique. Mais ils concernent aussi un champ plus nouveau, transversal et jusqu'ici négligé : les « territoires ». On peut évoquer en quelques lignes trois axes de réflexion et d'action, du reste liés entre eux : les métropoles, la décentralisation et la gestion urbaine.
La baisse tendancielle des taux de croissance, depuis les années 1960, dans la plupart des pays industriels, a fait émerger des gisements territoriaux d'efficacité économique jusqu'alors négligeables et qui sont aujourd'hui cruciaux. Le rôle des dispositifs territoriaux sur l'efficacité de nos systèmes productifs, dont la mise en lumière a valu le prix Nobel à Paul Krugman, n'est pas un scoop. Alfred Marshall, dès la fin du XIXe siècle, en avait établi les concepts-clés. Ce qui est nouveau, c'est le poids relatif qu'ont acquis ces effets aujourd'hui.
La concentration des facteurs de production dans des ensembles de grande taille, denses et fluides, c'est-à-dire dans ce que l'on appelle aujourd'hui les métropoles, constitue l'expression concrète de ce qu'est un marché. Offres et demandes y sont nombreuses, diversifiées et accessibles, d'où un meilleur appariement entre elles. Ce qui est crucial dans un nouveau cycle marqué par une très grande diversification des ressources nécessaires à la production. Les économies d'échelle — et plus généralement les effets externes (de localisation ou d'agglomération) — permettent en outre de réduire de nombreux coûts. Bref, avec la même combinaison de capital et de travail, on produit plus de richesses dans une grande ville que dans un espace de faible densité. La taille des villes (qui assure la diversité des offres et des demandes et les économies d'échelle), leur densité et leur fluidité (qui conditionnent la qualité de la connexion entre les offres et les demandes), assurent aujourd'hui les trois conditions territoriales de la croissance.
Les conditions de la croissance sont réunies dans des villes qui sont de grande taille et bien gérées. On notera que la condition de l'efficacité du marché privé concret que constitue la ville dépend donc de la qualité des politiques publiques qui y sont mises en œuvre (planification urbaine et politique des transports).

Les atouts des grandes villes bien gérées

Le coût du service public par habitant est moins élevé dans les grandes villes que dans les petites : on dépense, par exemple, deux fois moins d'argent public par élève dans un département francilien de la petite couronne que dans un département du Massif central. C'est finalement ce qui permet à une région comme l'Île-de-France d'être beaucoup plus productive — et donc de contribuer davantage aux budgets publics et sociaux — que la province, de disposer d'une grande densité de services publics, à un coût par habitant équivalent pourtant à celui de la province, et finalement d'être la source majeure de redistribution de revenus vers la province 2.
Pourtant, nos quatre plus grandes villes sont depuis longtemps pénalisées : présentant un solde démographique négatif ou très négatif, des évolutions médiocres de l'emploi, du revenu et du chômage, elles tirent la croissance du pays sans bénéficier en retour des effets de développement. C'est ce constat qui a conduit à l'initiative du président Nicolas Sarkozy sur le Grand Paris, et plus récemment à celles du Premier ministre Jean-Marc Ayrault sur la métropole marseillaise ou du président Gérard Collomb sur la communauté urbaine lyonnaise. Après des décennies d'aménagement du territoire « à la française » visant l'égalité des territoires par l'aide publique aux territoires les moins productifs, nous entrons dans une nouvelle ère : les politiques publiques doivent aider les territoires à améliorer leur contribution à la croissance. Partout, mais surtout ceux qui ont le meilleur potentiel, c'est-à-dire nos grandes villes.

Le tournant de la crise

La crise récente a, du reste, marqué un tournant : alors que leurs performances étaient ralenties depuis une trentaine d'années, les grandes villes françaises ont été moins affectées que les autres territoires par la crise de 2008-2009, et, durant les deux années de relative embellie de 2010 et 2011, ce sont elles qui, pour la première fois depuis longtemps, ont connu les meilleures performances de création d'emplois. Nous serions enfin entrés dans la « vraie métropolisation ». On en parlait dans la littérature et les discours, mais sa réalité tardait à se manifester. C'est désormais clairement le cas. Les dernières données de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) sur l'emploi salarié privé rendent compte d'ores et déjà de ce changement : la France n'avait reconstitué, en décembre 2011, qu'une moitié des pertes d'emplois enregistrées en 2008 et 2009. Sur les 761 aires urbaines françaises, 553 n'ont toujours pas retrouvé l'emploi de 2008, 194 ont légèrement progressé (+ 30 000 emplois, au total, par rapport à décembre 2007) et douze, les plus grandes, ont enregistré une création nette totale de 73 000 emplois. On retrouve dans ces douze grandes villes celles que l'on nomme aujourd'hui « métropoles » : aires urbaines de Toulouse, Nantes, Rennes, Bordeaux, Lyon, Marseille, Lille... et même Pau et Bayonne (qui à elles deux regroupent près de 500 000 habitants).
Le débat actuel sur le nouvel acte de la décentralisation porte largement sur cette question des métropoles. Bonne nouvelle mais, sans que soit fait un véritable bilan de trente ans de décentralisation et de développement territorial ni que soit plus finement établie la définition de la nature « métropolitaine » de nos villes, le projet actuel institue de façon conventionnelle en « métropole » ou « pôle métropolitain » nos villes de plus de 450 000 habitants. Du reste, l'évolution récente de l'emploi évoquée plus haut donne du poids à cet argument quantitatif. On pourrait pourtant imaginer que cette notion encore floue mais cruciale renvoie plutôt à des fonctions et des fonctionnements territoriaux qu'à de simples caractéristiques quantitatives. Une dizaine de nos grandes villes, on l'a vu, se détachent actuellement du peloton. Mais c'est le cas d'autres plus petites, comme Pau et Bayonne, ou encore, dans une moindre mesure, d'une bonne dizaine d'autres villes du pays. Il faut désormais tenir compte de ce nouveau concept de métropole, mais il ne faut pas non plus le figer, au risque d'écarter des situations cadrant moins bien avec ce concept (pourtant flou) et qui constituent pourtant des territoires urbains dynamiques (isolés ou fonctionnant dans des grappes urbaines).
Le nouveau projet de décentralisation prévoit plus de moyens financiers pour les métropoles. C'est une bonne nouvelle mais sans que soit véritablement réglée la question pourtant cruciale de l'organisation supracommunale de tout ou partie de leur gouvernement (qu'il s'agisse des « métropoles » et plus encore des « pôles métropolitains »). Il s'agira encore d'un gouvernement intercommunal constitué d'élus issus de suffrages locaux.

La question du leadership urbain

La question du leadership urbain n'est pas celle du charisme des dirigeants ou de l'envie de chef de nos concitoyens. Il s'agit plus simplement de donner le pouvoir communautaire à des élus communautaires plutôt qu'à des élus locaux. Quel conseiller honnête trahira l'intérêt de la fraction de territoire qui l'a élu au profit de l'intérêt communautaire ? En plus de tous les efforts que nous avons à fournir, est-il raisonnable de croire pouvoir réformer aussi nos élus locaux et en faire, par la loi, des saints (ou des martyrs) ?
Pourtant, la gestion de nos grandes villes constitue un objectif majeur à double titre.
D'abord pour y libérer l'énergie créatrice de richesses qui y réside : on l'a dit plus haut, l'efficacité productive urbaine dépend des politiques urbaines.
Ensuite, parce que si la France a largement raté le virage des nouveaux biens de consommation individuels modernes, elle reste une référence mondiale pour sa capacité à produire et gérer biens et services collectifs (eau, assainissement, transports collectifs, BTP, matériaux, gestion en réseau, conception de logiciels, économie mixte, etc.). Et la demande pour ces biens et services explose aujourd'hui dans un monde en urbanisation rapide, avec ce que cela entraîne de problèmes de fourniture de services, de gestion de la congestion et de pression environnementale.
Nos entreprises sont déjà très bien placées sur ces marchés, et largement parce que leurs opérations en France ont un effet de vitrine. Il faut passer au braquet supérieur et faire de nos métropoles la vitrine mondiale d'une cybergestion urbaine efficace, démocratique et durable.

  1. Pour plus de développement sur ce point, voir dans Laurent Davezies, La crise qui vient, Le Seuil, 2012, la section « La baisse tendancielle de la croissance », p. 80-85.
  2. Laurent Davezies, « Les budgets publics et sociaux et l'aménagement du territoire », Regards [revue de l'École nationale supérieure de sécurité sociale], n° 41, janvier 2012.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/hausse-des-prix-de-l-immobilier-pas-de-bulle-mais-des-degats.html?item_id=3332
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