Les vrais enjeux du grand débat
Le gouvernement a décidé
de lancer dans la nation un grand débat sur l’école.
L’ambition de ce débat est de préparer un projet de
loi d’orientation qui viendrait remplacer la loi adoptée en
1989. Un tel projet peut être lourd de conséquences, puisqu’il
vise à définir les objectifs assignés à notre
système de formation pour les années à venir.
la demande des deux ministres,
Luc Ferry et Xavier Darcos, le Haut Conseil de l'évaluation de
l'école (HCéé) que je préside, a rendu un
avis sur l'état actuel de notre système de formation et
sur les grandes orientations qui devraient être précisées.
Il faut partir tout d'abord des
objectifs qui avaient été fixés par la loi d'orientation
de 1989 et qui étaient au nombre de deux : « La Nation se
fixe comme objectifs de conduire d'ici dix ans l'ensemble d'une classe
d'âge au minimum au niveau du certificat d'aptitude professionnelle
ou du brevet d'études professionnelles et 80 % au niveau du baccalauréat.
»
Ces objectifs, qui avaient paru
à l'époque très ambitieux, visaient pour l'essentiel
à réduire l'écart qui s'était créé
au cours des années soixante-dix avec la plupart des pays de niveau
de développement comparable au nôtre et répondre aux
besoins de notre économie. Il faut en effet savoir qu'au début
des années quatre-vingt, 70 % de la population active française
âgée de 25 à 65 ans était sortie de l'école
sans aucun diplôme autre éventuellement que le certificat
d'études primaires, et que seulement 16 % étaient titulaires
d'un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat.
Une situation légitimement considérée comme inacceptable
et à laquelle il fallait remédier.
La volonté d'ouvrir plus
largement les lycées et les universités date de cette époque
et la loi de 1989 n'a fait que prendre acte d'un mouvement déjà
bien engagé. En dix années, de 1985 à 1995, notre
système scolaire a, d'une part, divisé par deux le nombre
d'élèves quittant l'école sans qualification reconnue
(passant de 15 % à 7 % d'une génération) et, d'autre
part, multiplié par deux le pourcentage d'une génération
atteignant le niveau du baccalauréat, ce pourcentage passant de
35 % à plus de 70%.
Cette évolution spectaculaire
a déjà eu des effets importants sur la population active
de notre pays aujourd'hui, seuls 35 % des Français de 25 à
65 ans en activité sont sortis de l'école sans diplôme
et 37 % d'entre eux sont sortis avec un niveau de diplôme supérieur
ou égal à celui du baccalauréat. Cette situation
nous a ramenés au niveau des pays comparables : les Français
adultes aujourd'hui ne sont pas parmi les plus diplômés du
monde, ils sont tout juste à la moyenne de l'ensemble des pays
de l'OCDE, loin derrière des pays comme les États-Unis et
le Japon, sans parler de l'ensemble des pays de l'Europe du Nord.
Un système grippé depuis 1996
Après cette décennie exceptionnelle, ce
que l'on a appelé les « dix glorieuses », où
en sommes-nous aujourd'hui ? En panne. Depuis 1996, notre système
n'évolue plus positivement, les sorties sans qualification ont
cessé de baisser et le taux d'accès au baccalauréat
s'est lui aussi stabilisé autour de 70 % pour le « niveau
bac », et 62 % pour les titulaires du baccalauréat, avec
une forte dépression pour les baccalauréats généraux,
à peine compensée par les baccalauréats technologiques
et professionnels.
Cette situation doit à nouveau nous inquiéter,
parce qu'elle est porteuse de graves difficultés dans les toutes
prochaines années et qu'elle nous fait à nouveau décrocher
du reste des grandes puissances mondiales. Décidément, et
contrairement aux idées reçues, notre système de
formation, en pleine harmonie avec notre société, reste
profondément élitiste et accepte difficilement la hausse
pourtant nécessaire de la qualification de sa population.
Si le système est en panne, ce n'est pas parce
qu'il ne sait plus faire, ce n'est pas parce qu'il ne faut plus faire,
c'est d'abord parce qu'il ne veut plus faire… sans bien évidemment
le reconnaître. C'est ainsi que par rapport à la moyenne
des pays de l'OCDE, nous privilégions, dans l'enseignement secondaire
et dans l'enseignement supérieur, les formations les plus courtes
(BEP dans le secondaire, BTS et DUT dans le supérieur), au détriment
des formations les plus longues et les plus porteuses (le baccalauréat
général dans le secondaire, les ingénieurs, les masters
et doctorats dans le supérieur). Nous sommes la seule puissance
développée, à l'exception de l'Allemagne, à
pratiquer cette politique.
Des besoins à satisfaire
Cette politique est en décalage avec le marché
de l'emploi qui se charge de nous rappeler l'importance qu'il faut accorder
aux diplômes : il faut savoir que 40 % des 15-24 ans sortis de l'école
sans diplôme sont au chômage. Ils ne sont plus que 20 % s'ils
sont titulaires d'un CAP ou d'un BEP et 10 % après un BTS ou un
DUT. Ce chiffre est lui-même divisé par deux pour les diplômés
de l'enseignement supérieur long, et ces inégalités
se poursuivent tout au long de la vie puisque dans toute notre population
active, le taux de chômage est de 13 % chez les non-diplômés
et de 5 % chez ceux qui ont obtenu au minimum le baccalauréat.
Il est difficile dans ces conditions de ne pas poser
avec force le problème de la hausse nécessaire du nombre
de diplômés formés par notre école, d'autant
plus que l'estimation des besoins futurs de notre pays va dans ce sens
et nous donne d'ores et déjà une idée précise
des grandes orientations pour notre système de formation.
L'estimation de ces besoins est toujours un exercice
difficile tant les hypothèses sont nombreuses. Depuis les années
quatre-vingt, le ministère de l'éducation nationale demande
à intervalles réguliers au BIPE de tenter, au travers de
divers scenarii, d'estimer les besoins à moyen terme de notre pays
selon les niveaux de sortie du système éducatif.
L'examen des différents scenarii établis
pour 2010 à partir de diverses hypothèses sur la croissance
et le comportement des entreprises (notamment la part accordée
aux promotions internes et au traitement du chômage le plus ancien)
fait apparaître une grande réactivité aux niveaux
de qualification les plus hauts et les plus bas.
Mais une première conclusion simple peut être
tirée : dans tous les scenarii, la nécessité d'augmenter
les sorties avec un diplôme d'enseignement supérieur est
incontournable et les sorties au-dessous du baccalauréat doivent
encore être réduites. On peut estimer à 70 % d'une
génération la proportion des bacheliers nécessaire
pour 2010 (contre 61 % aujourd'hui) et à 45 % d'une génération,
au moins, celle des diplômés de l'enseignement supérieur
(contre 38 % aujourd'hui).
Le chemin à parcourir est à la fois modeste
et pourtant ambitieux : il nous faut «seulement» gagner
sept points en sept ans (de 38 à 45 %), c'est-à-dire un
point par an ! Attention à l'urgence, les futurs bacheliers de
2010 sont entrés cette année en classe de 6e et les futurs
diplômés de l'enseignement supérieur de 2010 sont
déjà à la fin du collège ou au lycée.
Revoir le contenu des diplômes
Il faut ajouter que cette approche macroscopique du problème
des diplômes ne nous exonère pas d'une approche plus fine
sur le contenu de nos diplômes, qu'il s'agisse de l'enseignement
secondaire comme de l'enseignement supérieur.
S'agissant de l'enseignement secondaire, notre pays a
fait le choix, contrairement à d'autres, des préparations
in vitro (statut scolaire) plutôt qu'in vivo (apprentissage en situation
de travail). Ce choix s'explique par le contexte historique de l'époque
(la Libération). Il a permis de grandes avancées pédagogiques
mais il nous a éloignés de la réalité de l'emploi,
un emploi qui n'est pas pris en compte dans l'orientation. Dans l'enseignement
professionnel secondaire, tant au niveau CAP-BEP qu'au niveau du baccalauréat
professionnel, nous possédons des formations de grande qualité
qui pourraient donner toute satisfaction si elles accueillaient davantage : les formations du secteur du Bâtiment et des Travaux Publics en
sont un exemple. À l'opposé, nous disposons de formations
professionnelles très bien remplies, trop bien remplies même,
très féminisées, dont le caractère professionnel
est beaucoup plus contestable.
On observe au niveau des métiers de la production
et des services des approches très différentes. D'un côté,
une professionnalisation directement liée à la spécialisation
et donc dans un rapport fort à l'emploi de l'autre, un refus
de la spécialisation qui débouche sur la déqualification.
Sur la soixantaine de baccalauréats professionnels existants, les
quatre bacs tertiaires les plus importants, et les moins adaptés
à l'emploi, accueillent à eux seuls la moitié des
élèves préparant un bac pro ! En conséquence,
au niveau infra-baccalauréat, la seule réduction des flux
ne suffit pas, un travail de reprofessionnalisation des formations est
nécessaire, notamment avec l'aide du monde de l'entreprise.
Élever le niveau des formations
Les problèmes se posent en des termes quasi identiques
pour la voie technologique. D'un côté, nous disposons de
séries technologiques scientifiques (STI et STL) qui sont de grande
qualité, qui offrent de réelles potentialités de
poursuite d'études en BTS et en IUT mais qui voient leurs effectifs
s'éroder régulièrement. De l'autre, nous observons
un développement exagéré (voire démagogique)
des formations technologiques tertiaires inadaptées à l'enseignement
supérieur autres que les BTS (qui en accueillaient déjà
un sur deux, mais peut-on aller plus loin ?) et qui sont scandaleusement
exclus des IUT.
Le problème des baccalauréats technologiques
tertiaires doit être traité quantitativement, en amont, par
une réduction du nombre des entrées et, en aval, en ouvrant
très largement les IUT à ces élèves. Nous
créerions pour le coup de réelles voies de réussite
pour les élèves de ces filières. Reste ce qui sera
le grand enjeu des prochaines années, l'augmentation des diplômes
au niveau supérieur ou égal à la licence, c'est-à-dire
à bac + 3. Il serait souhaitable que cela constitue l'un de nos
objectifs majeurs.
Aujourd'hui, notre enseignement supérieur dans
son ensemble fournit chaque année à la société
150 000 jeunes avec un diplôme supérieur ou égal à
ce niveau, ce qui inclut donc les ingénieurs, les médecins,
les diplômés d'écoles de commerce et de gestion, et
tous les diplômés universitaires quittant l'université
au niveau licence, maîtrise, DESS et doctorats. Ce chiffre est déjà
insuffisant, alors que la pression va continuer d'augmenter : sachons
par exemple que sur ces 150 000 sorties, l'Éducation nationale
va, pour son propre fonctionnement, en ponctionner chaque année
entre 25 et 30 %. Cela ne suffira pas. Cela suffira d'autant moins que
là encore, on observe une grande hétérogénéité
dans l'adaptabilité à l'insertion professionnelle et au
marché de l'emploi. Le déficit est bien évidemment
plus important du côté des ingénieurs qu'en psychologie
ou sociologie.
Pour conclure, nous devons nous persuader de la nécessité
de poursuivre, rapidement, le mouvement engagé depuis plus de vingt
ans (et aujourd'hui stoppé) d'élévation du niveau
de formation de nos concitoyens, mais aussi de professionnaliser davantage
nos diplômes de sortie. Nous allons également devoir développer
la formation des adultes : la formation tout au long de la vie. Il faut
absolument rappeler que l'on ne construit pas une formation seconde sur
une formation initiale insuffisante. On ne valide des acquis de l'expérience
que s'il y a expérience et pour qu'il y ait expérience,
il faut une insertion et une qualification initiale la plus élevée
possible.
Tout concourt à montrer, donc à affirmer
avec force, que le moment n'est pas venu de revoir nos ambitions à
la baisse, bien au contraire. Il faut insister sur le fait que ce qui
a pu apparaître à un moment comme le fruit d'une idéologie
du « tout école » est en réalité une
réponse urgente à une nécessité économique.
Dit comme cela, l'adhésion nationale ne peut être que plus
forte.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-1/les-vrais-enjeux-du-grand-debat.html?item_id=2529
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article