Christian FORESTIER

est président du Haut Conseil de l'évaluation de l'école et professeur associé à l'université de Marne-la-Vallée.

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Les vrais enjeux du grand débat

Le gouvernement a décidé de lancer dans la nation un grand débat sur l’école. L’ambition de ce débat est de préparer un projet de loi d’orientation qui viendrait remplacer la loi adoptée en 1989. Un tel projet peut être lourd de conséquences, puisqu’il vise à définir les objectifs assignés à notre système de formation pour les années à venir.

la demande des deux ministres, Luc Ferry et Xavier Darcos, le Haut Conseil de l'évaluation de l'école (HCéé) que je préside, a rendu un avis sur l'état actuel de notre système de formation et sur les grandes orientations qui devraient être précisées.

Il faut partir tout d'abord des objectifs qui avaient été fixés par la loi d'orientation de 1989 et qui étaient au nombre de deux : « La Nation se fixe comme objectifs de conduire d'ici dix ans l'ensemble d'une classe d'âge au minimum au niveau du certificat d'aptitude professionnelle ou du brevet d'études professionnelles et 80 % au niveau du baccalauréat. »

Ces objectifs, qui avaient paru à l'époque très ambitieux, visaient pour l'essentiel à réduire l'écart qui s'était créé au cours des années soixante-dix avec la plupart des pays de niveau de développement comparable au nôtre et répondre aux besoins de notre économie. Il faut en effet savoir qu'au début des années quatre-vingt, 70 % de la population active française âgée de 25 à 65 ans était sortie de l'école sans aucun diplôme autre éventuellement que le certificat d'études primaires, et que seulement 16 % étaient titulaires d'un diplôme supérieur ou égal au baccalauréat. Une situation légitimement considérée comme inacceptable et à laquelle il fallait remédier.

La volonté d'ouvrir plus largement les lycées et les universités date de cette époque et la loi de 1989 n'a fait que prendre acte d'un mouvement déjà bien engagé. En dix années, de 1985 à 1995, notre système scolaire a, d'une part, divisé par deux le nombre d'élèves quittant l'école sans qualification reconnue (passant de 15 % à 7 % d'une génération) et, d'autre part, multiplié par deux le pourcentage d'une génération atteignant le niveau du baccalauréat, ce pourcentage passant de 35 % à plus de 70%.

Cette évolution spectaculaire a déjà eu des effets importants sur la population active de notre pays aujourd'hui, seuls 35 % des Français de 25 à 65 ans en activité sont sortis de l'école sans diplôme et 37 % d'entre eux sont sortis avec un niveau de diplôme supérieur ou égal à celui du baccalauréat. Cette situation nous a ramenés au niveau des pays comparables : les Français adultes aujourd'hui ne sont pas parmi les plus diplômés du monde, ils sont tout juste à la moyenne de l'ensemble des pays de l'OCDE, loin derrière des pays comme les États-Unis et le Japon, sans parler de l'ensemble des pays de l'Europe du Nord.

Un système grippé depuis 1996

Après cette décennie exceptionnelle, ce que l'on a appelé les « dix glorieuses », où en sommes-nous aujourd'hui ? En panne. Depuis 1996, notre système n'évolue plus positivement, les sorties sans qualification ont cessé de baisser et le taux d'accès au baccalauréat s'est lui aussi stabilisé autour de 70 % pour le « niveau bac », et 62 % pour les titulaires du baccalauréat, avec une forte dépression pour les baccalauréats généraux, à peine compensée par les baccalauréats technologiques et professionnels.

Cette situation doit à nouveau nous inquiéter, parce qu'elle est porteuse de graves difficultés dans les toutes prochaines années et qu'elle nous fait à nouveau décrocher du reste des grandes puissances mondiales. Décidément, et contrairement aux idées reçues, notre système de formation, en pleine harmonie avec notre société, reste profondément élitiste et accepte difficilement la hausse pourtant nécessaire de la qualification de sa population.

Si le système est en panne, ce n'est pas parce qu'il ne sait plus faire, ce n'est pas parce qu'il ne faut plus faire, c'est d'abord parce qu'il ne veut plus faire… sans bien évidemment le reconnaître. C'est ainsi que par rapport à la moyenne des pays de l'OCDE, nous privilégions, dans l'enseignement secondaire et dans l'enseignement supérieur, les formations les plus courtes (BEP dans le secondaire, BTS et DUT dans le supérieur), au détriment des formations les plus longues et les plus porteuses (le baccalauréat général dans le secondaire, les ingénieurs, les masters et doctorats dans le supérieur). Nous sommes la seule puissance développée, à l'exception de l'Allemagne, à pratiquer cette politique.

Des besoins à satisfaire

Cette politique est en décalage avec le marché de l'emploi qui se charge de nous rappeler l'importance qu'il faut accorder aux diplômes : il faut savoir que 40 % des 15-24 ans sortis de l'école sans diplôme sont au chômage. Ils ne sont plus que 20 % s'ils sont titulaires d'un CAP ou d'un BEP et 10 % après un BTS ou un DUT. Ce chiffre est lui-même divisé par deux pour les diplômés de l'enseignement supérieur long, et ces inégalités se poursuivent tout au long de la vie puisque dans toute notre population active, le taux de chômage est de 13 % chez les non-diplômés et de 5 % chez ceux qui ont obtenu au minimum le baccalauréat.

Il est difficile dans ces conditions de ne pas poser avec force le problème de la hausse nécessaire du nombre de diplômés formés par notre école, d'autant plus que l'estimation des besoins futurs de notre pays va dans ce sens et nous donne d'ores et déjà une idée précise des grandes orientations pour notre système de formation.

L'estimation de ces besoins est toujours un exercice difficile tant les hypothèses sont nombreuses. Depuis les années quatre-vingt, le ministère de l'éducation nationale demande à intervalles réguliers au BIPE de tenter, au travers de divers scenarii, d'estimer les besoins à moyen terme de notre pays selon les niveaux de sortie du système éducatif.

L'examen des différents scenarii établis pour 2010 à partir de diverses hypothèses sur la croissance et le comportement des entreprises (notamment la part accordée aux promotions internes et au traitement du chômage le plus ancien) fait apparaître une grande réactivité aux niveaux de qualification les plus hauts et les plus bas.

Mais une première conclusion simple peut être tirée : dans tous les scenarii, la nécessité d'augmenter les sorties avec un diplôme d'enseignement supérieur est incontournable et les sorties au-dessous du baccalauréat doivent encore être réduites. On peut estimer à 70 % d'une génération la proportion des bacheliers nécessaire pour 2010 (contre 61 % aujourd'hui) et à 45 % d'une génération, au moins, celle des diplômés de l'enseignement supérieur (contre 38 % aujourd'hui).

Le chemin à parcourir est à la fois modeste et pourtant ambitieux : il nous faut «seulement» gagner sept points en sept ans (de 38 à 45 %), c'est-à-dire un point par an ! Attention à l'urgence, les futurs bacheliers de 2010 sont entrés cette année en classe de 6e et les futurs diplômés de l'enseignement supérieur de 2010 sont déjà à la fin du collège ou au lycée.

Revoir le contenu des diplômes

Il faut ajouter que cette approche macroscopique du problème des diplômes ne nous exonère pas d'une approche plus fine sur le contenu de nos diplômes, qu'il s'agisse de l'enseignement secondaire comme de l'enseignement supérieur.

S'agissant de l'enseignement secondaire, notre pays a fait le choix, contrairement à d'autres, des préparations in vitro (statut scolaire) plutôt qu'in vivo (apprentissage en situation de travail). Ce choix s'explique par le contexte historique de l'époque (la Libération). Il a permis de grandes avancées pédagogiques mais il nous a éloignés de la réalité de l'emploi, un emploi qui n'est pas pris en compte dans l'orientation. Dans l'enseignement professionnel secondaire, tant au niveau CAP-BEP qu'au niveau du baccalauréat professionnel, nous possédons des formations de grande qualité qui pourraient donner toute satisfaction si elles accueillaient davantage : les formations du secteur du Bâtiment et des Travaux Publics en sont un exemple. À l'opposé, nous disposons de formations professionnelles très bien remplies, trop bien remplies même, très féminisées, dont le caractère professionnel est beaucoup plus contestable.

On observe au niveau des métiers de la production et des services des approches très différentes. D'un côté, une professionnalisation directement liée à la spécialisation et donc dans un rapport fort à l'emploi de l'autre, un refus de la spécialisation qui débouche sur la déqualification. Sur la soixantaine de baccalauréats professionnels existants, les quatre bacs tertiaires les plus importants, et les moins adaptés à l'emploi, accueillent à eux seuls la moitié des élèves préparant un bac pro ! En conséquence, au niveau infra-baccalauréat, la seule réduction des flux ne suffit pas, un travail de reprofessionnalisation des formations est nécessaire, notamment avec l'aide du monde de l'entreprise.

Élever le niveau des formations

Les problèmes se posent en des termes quasi identiques pour la voie technologique. D'un côté, nous disposons de séries technologiques scientifiques (STI et STL) qui sont de grande qualité, qui offrent de réelles potentialités de poursuite d'études en BTS et en IUT mais qui voient leurs effectifs s'éroder régulièrement. De l'autre, nous observons un développement exagéré (voire démagogique) des formations technologiques tertiaires inadaptées à l'enseignement supérieur autres que les BTS (qui en accueillaient déjà un sur deux, mais peut-on aller plus loin ?) et qui sont scandaleusement exclus des IUT.

Le problème des baccalauréats technologiques tertiaires doit être traité quantitativement, en amont, par une réduction du nombre des entrées et, en aval, en ouvrant très largement les IUT à ces élèves. Nous créerions pour le coup de réelles voies de réussite pour les élèves de ces filières. Reste ce qui sera le grand enjeu des prochaines années, l'augmentation des diplômes au niveau supérieur ou égal à la licence, c'est-à-dire à bac + 3. Il serait souhaitable que cela constitue l'un de nos objectifs majeurs.

Aujourd'hui, notre enseignement supérieur dans son ensemble fournit chaque année à la société 150 000 jeunes avec un diplôme supérieur ou égal à ce niveau, ce qui inclut donc les ingénieurs, les médecins, les diplômés d'écoles de commerce et de gestion, et tous les diplômés universitaires quittant l'université au niveau licence, maîtrise, DESS et doctorats. Ce chiffre est déjà insuffisant, alors que la pression va continuer d'augmenter : sachons par exemple que sur ces 150 000 sorties, l'Éducation nationale va, pour son propre fonctionnement, en ponctionner chaque année entre 25 et 30 %. Cela ne suffira pas. Cela suffira d'autant moins que là encore, on observe une grande hétérogénéité dans l'adaptabilité à l'insertion professionnelle et au marché de l'emploi. Le déficit est bien évidemment plus important du côté des ingénieurs qu'en psychologie ou sociologie.

Pour conclure, nous devons nous persuader de la nécessité de poursuivre, rapidement, le mouvement engagé depuis plus de vingt ans (et aujourd'hui stoppé) d'élévation du niveau de formation de nos concitoyens, mais aussi de professionnaliser davantage nos diplômes de sortie. Nous allons également devoir développer la formation des adultes : la formation tout au long de la vie. Il faut absolument rappeler que l'on ne construit pas une formation seconde sur une formation initiale insuffisante. On ne valide des acquis de l'expérience que s'il y a expérience et pour qu'il y ait expérience, il faut une insertion et une qualification initiale la plus élevée possible.

Tout concourt à montrer, donc à affirmer avec force, que le moment n'est pas venu de revoir nos ambitions à la baisse, bien au contraire. Il faut insister sur le fait que ce qui a pu apparaître à un moment comme le fruit d'une idéologie du « tout école » est en réalité une réponse urgente à une nécessité économique. Dit comme cela, l'adhésion nationale ne peut être que plus forte.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-1/les-vrais-enjeux-du-grand-debat.html?item_id=2529
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