Muriel PÉNICAUD

est directeur général adjoint, en charge de l'organisation et des ressources humaines de Dassault Systèmes.

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Former des leaders

Former les managers à leurs responsabilités d’encadrement a fait partie des acquis de la formation professionnelle depuis vingt ans. L’évolution actuelle et à venir de l’organisation du travail, de la relation à l’entreprise et de la notion même de management interroge cette conception « clés en main » de la formation. Tant en formation professionnelle qu’en formation initiale, la question devient : comment détecter et former des leaders ?

Qu'est-ce qu'un cadre et un manager ? Il semble évident depuis longtemps qu'un manager a des fonctions d'encadrement, c'est-à-dire de fixation d'objectifs, d'évaluation et de contrôle des résultats, et d'organisation des tâches. Il est en quelque sorte le relais entre la direction de l'entreprise, dont il partage les orientations, et les salariés placés sous sa responsabilité, dont il organise l'activité. Un modèle de responsabilité vertical, stable, structuré, qui reste encore un horizon à atteindre dans un certain nombre d'entreprises.

Ce modèle s'est enrichi au fil du temps d'une responsabilité du manager sur l'évolution professionnelle des salariés placés sous sa responsabilité. Le nouvel accord national interprofessionnel met en valeur cette deuxième mission, par l'instauration systématique d'entretiens professionnels avec le salarié tous les deux ans, et la reconnaissance de la fonction tutoriale dans l'entreprise.

Le rôle des managers évolue

Ce modèle, même élargi, rencontre un certain nombre de limites, car le rôle même des managers est en pleine transformation. Trois facteurs principaux contribuent à cette modification profonde du rôle des managers.

Tout d'abord, le positionnement et l'identité même des managers ont changé. Jusqu'aux années 1980-1990, les cadres et les managers s'identifiaient eux-mêmes à l'entreprise et vivaient avec une certaine fierté et le sens de la responsabilité le fait d'être les relais de la direction d'entreprise. Ils contribuaient au succès de l'entreprise, qui était leur propre succès. Ils avaient un sentiment d'appartenance à l'entreprise et à une catégorie socioprofessionnelle. Les restructurations pour améliorer la compétitivité des entreprises existent depuis les débuts de l'ère industrielle, qu'elles soient liées à la nécessité de productivité, à des fusions ou à la recherche de synergies. L'élément nouveau depuis les années 90, c'est que ces restructurations touchent fortement l'emploi des cadres, et non plus seulement celui des autres salariés. Licenciements et préretraites massives ont fait leur apparition chez les cadres eux-mêmes. Ils ne sont plus des acteurs privilégiés, protégés par leur fonction.

Cette émergence du risque de perte d'emploi a généré une distorsion dans le lien des cadres à l'entreprise, mais aussi et surtout de la génération suivante, qui a vu ses parents s'investir à fond pour l'entreprise, y consacrer tout leur temps et leur énergie, s'identifier à celle-ci, puis parfois perdre leur emploi.

Toutes les enquêtes sur les jeunes montrent cette nouvelle distance par rapport à l'entreprise : il ne s'agit plus pour eux de se « donner » pour l'entreprise en attendant un retour (promotion, salaire, responsabilités) sur le long terme, mais de trouver une relation « gagnant-gagnant » sur le court terme avec, si possible, une perspective.

Le rapport à l’autorité se transforme

Par ailleurs, les relations ont profondément changé dans les familles, modifiant le rapport à l'autorité jusque dans les entreprises. Les salariés de moins de trente ans ont été élevés dans des contextes familiaux très différents de ceux de la génération précédente. Pour la majorité des jeunes, l'autorité n'est plus légitime en soi, ils attendent une relation différente, légitimée par la compétence, fondée sur le respect réciproque, plus proche, qui inspire et encourage.

Les jeunes salariés, dans toutes les catégories socioprofessionnelles et tous les pays développés, témoignent d'un refus de l'autoritarisme sur le « comment », c'est-à-dire sur l'exécution des tâches et le contrôle de détail. En revanche, les différentes études sur le sujet montrent qu'ils ont une attente très forte vis-à-vis des dirigeants sur le « pourquoi », c'est-à-dire le partage de la vision de l'entreprise, le sens de ce qui est accompli et la manière dont les hommes vont pouvoir apprendre, évoluer et être reconnus dans l'entreprise. Ils attendent moins d'ordres et plus de repères.

Moins de « fordisme » dans l'organisation, plus de sens et de reconnaissance, l'attente des nouvelles générations interpelle les managers : hier, ils occupaient une fonction d'encadrement, demain ils sont amenés à devenir des leaders. L'exigence du management ne diminue pas, bien au contraire, mais elle se légitime dans la valeur ajoutée que le leader apporte.

Il ne s'agit pas seulement d'une nouvelle fonction, car l'évolution du manager des vingt dernières années l'a déjà intégré : le modèle du « petit chef » tâtillon qui considère ses collaborateurs comme de simples exécutants corvéables à merci a fait long feu depuis longtemps, dans les petites comme dans les grandes entreprises. Là où, rarement, il existe encore, il ne fonctionne plus et constitue une source d'inefficacité.

Le seul statut ne confère plus la légitimité

Il s'agit pour les managers de devenir des leaders : l'attente porte non seulement sur un rôle, mais aussi sur une authenticité, une manière d'être. Ils doivent donner des repères, faire partager la vision et les objectifs, utiliser le contrôle comme un levier de reconnaissance (le « feed-back »), mais l'attente va au-delà : ils doivent devenir eux-mêmes des repères. Leur statut ne suffit plus à les légitimer, leur leadership personnel est en jeu.

Cette attente de leadership provient de l'ensemble des partenaires de l'entreprise : de ses collaborateurs, on l'a vu, mais aussi des partenaires sociaux, des clients, des fournisseurs...

L’impact des nouvelles technologies

Enfin, les évolutions des nouvelles technologies et de l'organisation du travail ont un impact important sur le rôle et les responsabilités des managers. Les organisations du travail deviennent plus flexibles, plus réactives, elles mettent en œuvre des processus plus complexes, et sont en permanente évolution pour mobiliser les ressources de l'entreprise sur ses objectifs stratégiques, dans des marchés eux-mêmes fluctuants. Les standards en coûts, délais et qualité ne cessent de s'élever, dans l'industrie comme dans les services.

En outre, les nouvelles technologies ouvrent des perspectives totalement nouvelles de travail en réseau, permettant de mobiliser très rapidement des compétences dans le monde entier. Dassault Systèmes, par exemple, est éditeur de logiciels, leader mondial du PLM (Product Life Cycle Management). Nos solutions permettent, avec la puissance de la 3D, de créer, concevoir et simuler la vie d'un produit, de sa fabrication jusqu'à son recyclage, dans tous les secteurs industriels (automobile, aéronautique, produits manufacturés, grande consommation…), mais aussi dans d'autres secteurs comme l'architecture (le Musée Guggenheim de Bilbao et le Walt Disney Concert Hall de Los Angeles ont été conçus par Franck Gehry avec le logiciel Catia).

Pour concevoir ces solutions, les ingénieurs et scientifiques de Dassault Systèmes coopèrent dans un environnement collaboratif, de Boston à Tokyo ou Paris, travaillant simultanément sur la même maquette numérique, entre différents « labs » et avec nos clients. Les grands clients industriels travaillent de même avec leurs sous-traitants. L'environnement collaboratif 3D supprime les barrières de temps et d'espace, développe l'innovation grâce aux interactions sur le même produit, entre ingénierie R&D et production industrielle, donneur d'ordres et sous-traitants. Le virtuel modélise et façonne la réalité.De même qu'Internet modifie déjà la communication des grandes entreprises comme des petites, notamment dans leurs relations avec leurs clients, de même l'environnement collaboratif modifiera les situations de travail de demain dans de nombreux secteurs.

Une autre organisation du travail

Cette nouvelle dimension introduite par la technologie contribuera à modifier les relations de travail et, par voie de conséquence, le rôle des managers : le caractère fondamental du travail en équipe, la force du réseau, le sens de l'interaction comme source d'innovation, deviennent des fondamentaux. Le manager doit pouvoir orienter, piloter et soutenir des équipes transversales, souvent internationales et transfonctionnelles. La plupart des salariés engagés dans un projet ou une activité sous sa responsabilité ne dépendent pas de lui hiérarchiquement. Sa légitimité ne repose plus sur son statut, mais sur sa mission, son énergie, sa capacité à mobiliser, stimuler et faire réussir un projet, son talent à faire révéler et grandir le potentiel de chaque membre de l'équipe comme de l'équipe elle-même.

Si le cadre d'hier occupant une fonction de manager est amené à devenir demain un leader, la question clé n'est plus : comment former les managers, mais : comment détecter et préparer les leaders ? Répondre à cette question constitue une mission cruciale des équipes de direction. En témoignent l'ampleur et la fréquence des programmes de management, des actions de formation au leadership et de détection des hauts potentiels dès les premières années de vie professionnelle.

Compte tenu des caractéristiques de leadership évoquées plus haut, la détection des futurs leaders, à tout niveau, est au moins aussi importante que la formation au management, qui par ailleurs doit être pleinement intégrée dans la culture d'entreprise pour être efficace. Cette détection, qui fait de plus en plus souvent l'objet d'un process, repose sur des caractéristiques similaires dans toutes les entreprises, mais aussi sur l'adhésion à la vision, aux valeurs et à la culture de chaque entreprise, dans sa singularité. Un leader peut réussir dans une entreprise, et échouer dans une autre. L'exposition des futurs leaders, c'est-à-dire la mise en situation sur des activités, missions ou projets clés est un bon moyen d'évaluation et d'accélération de leur développement, comme leur rotation rapide sur des fonctions à fort enjeu en termes de formation. Le tutorat ou coaching par un dirigeant est également utilisé comme support pour faire grandir les futurs leaders.

Détecter les futurs leaders

Le vivier des futurs cadres et managers est-il préparé à cette transformation ? On peut en douter fortement, quand on constate que la formation initiale, en France, repose encore principalement sur la compétition individuelle et la reproduction des schémas de pensée, quand il faudrait développer les comportements et les aptitudes à coopérer, agir efficacement en réseau, résoudre collectivement des problèmes, négocier, innover ensemble, créer.

Un nombre encore trop important de jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail en confondant esprit d'initiative et autonomie individualiste, prise de responsabilité et protection de territoire, leadership et statut de cadre, intelligence du questionnement et critique désabusée. La plupart n'ont ni expérience, ni méthodologie, ni état d'esprit de réel travail d'équipe. Ils sont en général bien armés intellectuellement, mais peu aptes à communiquer, à convaincre, à entraîner vers un but commun, à ouvrir des voies nouvelles. Ils ont encore à apprendre à faire grandir les autres, en partageant leur savoir et leur expérience, afin de devenir de vrais leaders. Un leader ne se décrète pas, il se reconnaît.

Bibliographie

  • Objectif Compétences, version une nouvelle politique, P.Zarifian, Ed.Liaisons, 1999
  • Préparer les dirigeants de demain, F.Bournois et S.Roussillon, Ed.d’Organisation, 1998
  • Pourquoi j’irais travailler ?, J.Duval-Hamel, F.Bournois, J.Rojot, S.Roussillon et R.Sainsaulieu, Ed.d’Organisation, 2003
  • Livre Blanc des Jeunes, Travail et changement social, site Cofremca
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-1/former-des-leaders.html?item_id=2536
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