est commissaire au Plan et philosophe.
La métaphore de la construction
Le titre même de la revue
« Constructif » utilise pleinement tous les aspects positifs
du verbe construire et de sa constellation sémantique. Qu’il
nous soit donc permis d’examiner les lieux et les temps dans lesquels
varie cette constellation. Et ses relations avec la formation.
La philosophie développe
depuis trois décennies la thèse de la déconstruction.
Cette dernière ne s'assimile nullement à la destruction,
mais à la mise en cause radicale des esprits de système
s'investissant aussi bien dans les philosophies les plus élaborées
que dans les niches du sens commun le plus prosaïque. D'une certaine
manière, le Plan, compris comme l'objet privilégié
du Commissariat général du Plan, n'est pas épargné
par l'ambivalence d'un concept qu'utilise l'architecte constructeur et
que dénonce le libéral, adversaire du constructivisme.
Le verbe construire est en lui-même
lourd de sens. Il signifie un acte commun qu'enveloppe le préfixe
cum. Dans un second moment, le truire semble mystérieux puisqu'il
ne renvoie à aucun verbe latin autonome. Mais on y décèle,
par de multiples usages périphériques, l'idée d'ériger,
de structurer, de vertébrer. La langue française, non plus,
n'a retenu aucun mot se réduisant à cette seule étymologie.
Ni dans le verbe, ni dans ses dérivés tels qu'ils pourraient
être tructif, truction, tructeur. Comme si seul le préfixe
pouvait déterminer les mots dont l'étymologie est pourtant
manifeste.
Instruction et construction
L'idée d'instruction n'est guère éloignée
de l'idée de construction, puisque, dans la langue latine plus
encore que dans la langue française, instruire signifie édifier.
L'instruction publique est chargée de construire la personnalité
du citoyen dans la République. Elle fut souvent marquée
par une dimension morale car on lui assimilait un rôle édifiant.
L'instruction structure, donne une colonne vertébrale. L'homme
est par nature un être vertébré, mais sa personnalité
se construit quand il s'instruit. Les débats toujours recommencés
entre éducation et instruction, communication et instruction, reposent
sur les différences que l'on attribue au rôle du savoir transmis.
Car l'instruction, qu'elle soit pédagogique ou militaire, se réfère
directement au savoir structurant.
Or nous vivons une époque difficile dans laquelle : l'instruction ne suffit plus, et la transmission peut glisser sur la
surface des êtres soumis à des influences et des choix qui
n'ont jamais été si nombreux depuis que l'humanité
est apparue. La famille et l'école sont désemparées
face à une construction qu'elles pensaient maîtriser : elles
vivent toutes les influences externes comme destructrices. C'est comme
un jeu de Kapla : le plaisir de détruire la construction semble
aussi grand que l'élaboration de la construction elle-même.
Organisation et construction
Les jeux de construction sont depuis longtemps considérés
comme éminemment éducatifs. Ils permettent à l'enfant
d'organiser dans l'espace en s'organisant dans le temps. L'idée
de construction est très proche de celle d'organisation, mais cette
dernière s'inscrit dans une métaphore de l'organisme, tandis
que l'idée de construction s'inspire davantage d'un modèle
mécanique. La construction est toujours dépendante d'un
rapport de forces, d'équilibres, de gravités ou de pesanteurs.
Le Meccano et les Lego s'inscrivaient bien dans cet ordre. Ils meurent
d'en être restés à la figure imposée.
Pour avoir enseigné la philosophie durant de nombreuses
années, je sais ce que signifie une dissertation mal construite.
Le correcteur entend par là l'absence de plan, le désordre
de l'argumentation ou une pensée qui s'écrit au fil de la
plume. En effet, la construction implique un certain ordre des opérations.
Cet ordre est une condition de la communication et le grammairien dénonce
les phrases mal construites avec la même véhémence
que le professeur de philosophie. « Ça ne tient pas debout » est une remarque commune qui évoque le BTP aussi bien qu'une
phrase ou un raisonnement.
La construction s'oppose à la destruction et transmet
à son contraire l'inverse des connotations positives qui lui font
cortège. Aussi vitupère-t-on avec vivacité la critique
qui n'est pas « constructive ». La critique est aisée
mais la construction est difficile. Les anarchistes avaient théorisé
cet usage de la destruction et le refus de toute organisation. Ni Dieu
ni maître d'œuvre, ni maître d'ouvrage. S'opposer à
la construction, c'est donner dans le nihilisme. Le néant est chaotique.
L'être est structuré. La métaphore de la construction
renvoie à des réquisits élémentaires : tenir
debout, se faire comprendre, se sentir partie d'un tout, donner un sens.
Les organisations ont un besoin vital de cette métaphore de la
construction.
Donner un sens
Aussi la célèbre histoire du maçon
est-elle régulièrement utilisée par tous ceux qui
veulent donner une âme à leur organisation. Soit trois ouvriers
devant un mur en construction. On demande au premier : Que faites-vous
? Il répond : Je pose une pierre. Au second, même question,
réponse différente : Je gagne ma vie. Seul le troisième
trouve la réponse satisfaisante : à la question, Que faites-vous
? il s'enflamme : Je construis une cathédrale ! L'idéal,
c'est le je, ce sentiment intime de participer à la construction,
de construire ensemble, de donner un sens à une tâche que
d'autres ne comprennent pas et prennent pour ingrate.
Mais quand le je ou le nous sont absents, quand le sujet
devient objet, l'idée de construction se retourne en son contraire.
Aussi l'idée de construction a-t-elle été l'objet
de violentes critiques quand son usage métaphorique a concerné
la société elle-même. L'idée de constructivisme
n'a jamais été assumée par des théoriciens
de la politique. En revanche elle a été utilisée
pour désigner un type de théorie politique par les adversaires
de ce type de théorie. Sans aucun doute Hayek est l'économiste
libéral qui a le plus contribué à cette critique
radicale. Il y parvient par une analyse rigoureuse de l'idée d'ordre
en distinguant l'ordre spontané et l'ordre imposé. L'économie
de marché est, selon lui, un ordre spontané en ce sens qu'elle
n'a jamais été pensée avant d'advenir. Aucun théoricien
ne l'a conceptualisée avant qu'elle n'apparaisse comme le résultat
de rapports de forces historiques entre des opérateurs inconscients
de l'économie et de la société dont ils accouchaient.
Le constructivisme est le terme générique qui lui permet
de penser toute forme de projet de société. Cette dernière
expression joue sur l'ambivalence du génitif subjectif et du génitif
objectif : projet de la société et projet de construire
une société. Certes, le discours tenu par les constructivistes
qualifie cette société à venir en la magnifiant :
elle sera plus juste, plus égalitaire, plus humaniste, etc. Peu
importe, selon Hayek, le fait même qu'elle soit pré-conçue
et relève d'un constructivisme catastrophique.
C'est toujours quand on veut faire de la société
un paradis qu'on en fait un enfer. L'argumentation est forte et décisive
: pour construire, il faut un sujet pensant, le sujet constructeur. Or
la société n'est pas un sujet pensant, ayant la moindre
conscience de soi. Donc l'expression projet de société est
un maquillage : il ne s'agit en fait que d'une partie de la société
qui a un projet sur toute la société et qui veut l'imposer
à toute cette société. Le désir de justice
peut être de bonne foi mais l'enfer est toujours pavé de
bonnes intentions. Autrement dit, méfions-nous des usages excessifs
du mot construction. Tout n'est pas à construire. Dans certains
cas, la volonté de construire peut être destructrice. Nos
libertés essentielles sont en jeu quand d'autres veulent construire
pour nous, mais sans nous, voire contre nous, un avenir meilleur.
Cette critique radicale de la construction ne s'applique
pas seulement à la société, elle peut certainement
s'appliquer aussi à la personne humaine. Ainsi entend-on souvent
aujourd'hui de nouveaux discours se développer qui promeuvent la
volonté de sécuriser les trajectoires individuelles. D'une
certaine manière, l'obsession de la sécurité se situe
toujours au cœur de la construction. C'était vrai dans la
théorie marxiste qui privilégiait la sécurité
face aux libertés, en proposant de terribles échanges dans
la tradition même du Léviathan.
Faire le pari de la responsabilité
Nous en venons donc à ce que pourrait être
une formation tout au long de la vie. Vise-t-elle à construire
une trajectoire ? À bâtir une vie ? À structurer une
existence ? Il me semble qu'il faut ici retenir la critique des constructivismes.
L'idée même de formation évoque la cire molle que
les penseurs grecs aimaient à prendre pour métaphore de
l'être à former, voire à informer comme on le dit
d'une forme qui informe une matière.
Nous devons faire le pari de la responsabilité,
du rôle qu'a chacun de vivre librement sa propre vie. J'inverserai
volontiers le propos commun : chaque personne doit pouvoir vivre sa vie
tout au long de ses formations. Si nous entrons dans une société
de l'intelligence, ce n'est pas seulement la victoire de l'immatériel,
du virtuel, des nouvelles technologies. L'intelligence, c'est l'adaptation
toujours recommencée, pour reprendre la meilleure définition
qui ait jamais été donnée par Piaget.
Tout ceci a-t-il un rapport avec le Plan ? Certainement.
Dans des fantasmes courants, l'idée même de Plan évoque
des discours bolcheviks. La référence aux plans quinquennaux
de l'URSS stalinienne et plus généralement à l'économie
dirigée fait oublier les business plans comme les plans à
trois ans qu'élabore toute direction de groupe industriel. En France
même, le Plan naquit d'un souci louable de Jean Monnet : organiser
la reconstruction de notre pays désolé par cinq années
de guerre. Le Plan doit désormais abandonner cette excessive volonté
de maîtrise. Éclairer l'avenir, développer la prospective
sont des activités qui n'utilisent plus la métaphore de
la construction que sous une forme plurielle : la prospective consiste
à construire les scenarii les plus libres possible, c'est-à-dire
à penser l'avenir en toute indiscipline intellectuelle.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-1/la-metaphore-de-la-construction.html?item_id=2527
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