Pierre CASPAR

est professeur au Conservatoire national des arts et métiers.

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Apprentissages. Expérience. Validation. Reconnaissance

La validation des acquis de l'expérience repose sur des textes législatifs ou incitatifs importants qui ne résolvent pas tous les problèmes.

Face aux apprentissages de l'école et de la vie, un adulte reste souvent un enfant qui a grandi, pris son autonomie et surtout, acquis de l'expérience en s'engageant dans la vie active. La notion d'expérience nous semble familière. Elle recouvre pourtant de nombreuses acceptions qui rendent son usage et sa valorisation plus complexes.

L'expérience constitue un patrimoine immatériel, une somme d'acquis qui peut conférer une compétence dans un champ donné : « Si j'en crois mon expérience… » C'est aussi la revendication d'un cheminement fait d'expérimentations, d'essais et d'erreurs : « J'ai de l'expérience, vous savez » ou encore : « J'en ai fait l'expérience… ! » Patrimoine individuel ou collectif, l'expérience fournit un repérage social, une image de soi, un positionnement au sein de la société ou de l'entreprise : « Vous pouvez lui faire confiance, c'est une femme, un homme d'expérience. » Bref, l'expérience relève de l'énoncé d'un capital humain partageable ou opposable à autrui.

Un terme familier mais complexe

Les psychologues et les cognitivistes nous disent aussi l'extrême importance de l'expérience acquise dans le passé comme un terreau indispensable dans lequel vont pouvoir s'enraciner les expériences et les apprentissages futurs, comme une structure de pensée et d'action qui incite à l'anticipation ou l'autorise. Comme si la nature même de l'expérience antérieure aidait à saisir les opportunités, à se confronter à des problèmes que l'on ne connaît pas encore, mais dont la résolution sera en elle-même porteuse de leçons et d'expérience. À ce titre, cette expérience joue un rôle majeur dans le déterminisme des apprentissages, agissant en amont, au cours et en aval de ces derniers, lorsqu'ils s'acquièrent à la rencontre d'une connaissance et d'une ignorance. L'expérience fait si pleinement partie de la vie adulte, elle en est si intimement constitutive que, pendant des siècles, on n'a pas jugé bien utile de la reconnaître formellement, à la différence des « savoirs savants », organisés en disciplines, liés à la recherche et enseignés dans les écoles et les institutions éducatives délivrant des diplômes. À la différence également des savoirs théoriques, pratiques et procéduraux qui, construisant la compétence et nourrissant la performance, ont très vite été associés à des formes de validation spécifiques, lisibles par tous et portables par les individus, en écho à l'acquis européen de libre circulation des personnes.

Un champ très évolutif

Cependant, on connaît bien les limites de reconnaissance d'un « ingénieur maison » dès qu'il quitte… la maison. C'est une limite ambivalente au demeurant, puisqu'elle ne tient pas à la nature réelle de ses compétences professionnelles qui ne sont généralement pas mises en doute. Ce qui est mis en question, c'est l'absence de reconnaissance, de visibilité nationale, c'est l'image que l'on se fait des possibilités de transfert de ces compétences. C'est aussi un doute culturel sur la maîtrise de compétences d'une autre nature que technique, de « compétences sociales » qui sont utilisées comme autant de signes d'appartenance à un milieu donné.

Quatre événements d'ordre législatif ou incitatif vont considérablement faire évoluer cette vision. Le fameux « décret de 19851 » d'abord, a eu pour effet de faciliter la montée de l'escalier des diplômes à des personnes non titulaires d'un niveau académique reconnu et validé. Il leur donne en effet la possibilité, au vu de leurs différents acquis, références professionnelles et niveaux de responsabilité, d'entrer directement dans un cursus requérant un diplôme qu'elles ne possédaient pas formellement.

La loi de juillet 1992 2 est venue opportunément officialiser la possibilité de valider son expérience professionnelle (VAP) dans une perspective d'équivalences d'apprentissages, au sein d'un cursus donné, ce qui permet d'alléger ou d'accélérer son parcours d'études et d'accéder plus vite à un diplôme. À condition d'assumer la charge de la preuve, il n'est plus nécessaire de réapprendre ce que l'on sait déjà, pour s'en voir rendre témoignage.

Ces deux textes ont une extrême importance : non seulement parce qu'ils mettent explicitement en relation les savoirs académiques et les savoirs et savoir-faire acquis par la pratique, mais aussi parce qu'ils offrent à tout un chacun cette nourriture identitaire inestimable que constitue le fait d'être explicitement « reconnu » à travers ses acquis.

Troisième événement : le memorandum sur l'éducation et la formation tout au long de la vie3. Incitant les pays de l'Union européenne à réfléchir sur une nouvelle vision de « l'éducation permanente », il changeait fondamentalement les rapports réciproques de l'éducation initiale et de la formation « continuée ». Il rappelait d'ailleurs qu'après tant d'années d'études, de colloques, de séminaires, le «temps de l'action était venu». Mais il soulignait que la connaissance pouvait être le fruit d'apprentissages formels autant qu'informels. C'est une façon de rappeler que les institutions éducatives n'ont pas le monopole de la production et du développement des connaissances. Toutes sortes d'expériences y contribuent aussi.

La loi de modernisation sociale4 constitue un quatrième événement majeur dans le champ qui nous concerne. Qu'on en juge chaque mot compte : «Toute personne engagée dans la vie active est en droit de faire valider les acquis de son expérience, notamment professionnelle, en vue de l'acquisition d'un diplôme, d'un titre à finalité professionnelle ou d'un certificat de qualification figurant sur une liste établie par la commission paritaire nationale de l'emploi d'une branche profes-sionnelle, enregistrés dans le répertoire national des certifications profession-nelles5 En sachant que «les diplômes ou les titres à finalité professionnelle sont obtenus par les voies scolaire et universitaire, par l'apprentissage, par la formation professionnelle continue ou, en tout ou partie, par la validation des acquis de l'expérience. La validation des acquis produit les mêmes effets que les autres modes de contrôle des connaissances et aptitudes.»6

Un foisonnement de questions

Ce texte induit des mutations profondes dont on mesure encore mal l'ampleur et les effets. Le cadre de cet article ne permet pas de décrire par le menu les différentes clauses de la loi, ni les modes de fonctionnement des organes de pilotage, d'arbitrage et de référence qu'elle crée. En revanche, au sein de cette nouvelle logique de certification, on peut souligner l'effort de clarification du pouvoir de validation et des outils à partir desquels ce pouvoir s'exerce. L'organe essentiel est le jury, « dont la composition garantit une présence significative des représentants qualifiés des professions concernées ». Ce jury doit offrir « une représentation équilibrée entre les femmes et les hommes », et ses membres sont « désignés par le président de l'université ou le chef de l'établissement d'enseignement supérieur en fonction de la nature de la validation demandée ». Des règles de composition plus précises figurent dans les décrets d'application.

Ainsi se crée un vaste ensemble d'organes de validation, puissants et complexes, qui associent à la fois des personnes « compétentes pour apprécier la nature des acquis, notamment professionnels, dont la validation est sollicitée », et des représentants des institutions éducatives qui gardent le quasi-monopole de la délivrance des diplômes. On voit immédiatement surgir tout un ensemble de problématiques qui sont loin d'être seulement d'ordre technique, et auxquelles le Cnam est particulièrement sensible7. Le premier concerne les jurys eux-mêmes : élaboration des critères de sélection et nomination des membres, formations individuelles et collectives nécessaires pour travailler au même niveau de connaissances, coût de la démarche si les demandes de validation s'accroissent fortement…

Passer de l’informel au formel

La mise en application de la loi soulève en second lieu des problèmes liés à la nature même du travail demandé aux jurys et aux postulants, et donc à son instrumentation. La loi précise que « le jury se prononce au vu d'un dossier, à l'issue d'un entretien à son initiative ou à l'initiative du candidat et, le cas échéant, d'une mise en situation professionnelle, réelle ou reconstituée, lorsque cette procédure est prévue par l'autorité qui délivre la certification ». Le candidat présente ses activités et son expérience en rapport direct avec le contenu du diplôme ou du titre sollicité.

Puisque la validation « produit les mêmes effets que le succès à l'épreuve ou aux épreuves de contrôle des connaissances et aptitudes qu'elle remplace », il serait évidemment facile de faire subir les mêmes épreuves au candidat à la validation. Ce serait oublier que les modes d'apprentissage par l'expérience que l'on vient valoriser, l'ont régulièrement confronté à des épreuves de vie, professionnelle ou non, qui s'expriment en des termes bien différents des épreuves proposées par le monde académique. On est ainsi renvoyé au délicat problème de l'ingénierie d'épreuves de validation, guidée par ce que l'on nomme habituellement des « référentiels ». À défaut de pouvoir utiliser l'expression classique : « à la fin de la formation, l'étudiant, l'apprenant, sera capable de… », le jury se doit de raisonner dans l'autre sens : «Puisque le candidat prouve qu'il est capable de maîtriser tout ou partie de ce qui figure dans le référentiel dont on dispose, il peut obtenir la totalité du diplôme correspondant ou une validation partielle de celui-ci.»

Troisième question épineuse : celle du dossier. Même avec un accompagnement dont on ne dira jamais assez l'importance, même avec l'aide d'enseignants référents, la charge de la preuve revient au demandeur de validation. Le dossier est censé apporter cette preuve il constitue aussi le premier contact du candidat avec le jury. Or, rédiger un dossier ne va pas de soi. C'est un exercice intellectuel et affectif difficile, qui peut mettre en évidence de grandes inégalités entre les postulants.

Avoir fait quinze ou vingt ans le même travail ne signifie pas forcément quinze ou vingt ans d'expériences cumulatives pouvant conduire à un diplôme espéré. Passer de l'informel au formel n'est facile ni pour l'individu ni pour l'évaluateur. Rédiger un dossier renvoie à une prise de conscience que l'on transforme en une reconstruction conceptuelle des fruits de ses activités successives et que l'on ajuste ensuite au diplôme visé. À ce titre, c'est une démarche de développement personnel que Piaget n'aurait probablement pas reniée.

Des effets très positifs

Les effets de cette démarche de validation, appréhendée par le candidat comme une rude épreuve, peuvent être très positifs. On peut y entrer le dos courbé face à un parcours de formation perçu dans la démesure, et en sortir redressé par les perspectives qu'elle ouvre. On peut y entrer avec un rêve de diplôme et en sortir avec un projet où le rêve devient accessible. On peut avoir le sentiment de pouvoir prendre une revanche face à des aléas d'études parce que, pour la première fois, l'on se sent véritablement reconnu. On peut donner à son passé un tout autre sens, parce que l'on y puise toutes les formes d'expériences possibles, formelles, non formelles et informelles. Et parce que celles-ci peuvent conduire, du moins en théorie, à tous les titres, certificats et diplômes avec lesquels elles sont « en rapport direct ».

La réalité, bien sûr, n'est pas aussi simple. La démarche peut apparaître trop lourde ou trop complexe. La nature même du dossier peut être difficile à comprendre : « Où et comment pensez-vous avoir appris ce que vous dites savoir ? » Et le résultat espéré n'est pas toujours au rendez-vous, ce qui ne va pas sans frustrations.

Les demandes les plus ambitieuses ne sont pas toujours les plus réalistes. Les attentes les plus modestes sous-estiment souvent l'expérience qui les fonde. La culture de l'entreprise où l'on travaille peut cependant s'avérer déterminante. Très positive si l'entreprise a intégré la valorisation et la validation de l'expérience dans une politique active et anticipatrice de développement des ressources humaines, voire de son image de marque. Plus négative si l'employeur ne croit pas à l'utilité de penser l'expérience, s'il craint, comme d'ailleurs ses concurrents, que celles et ceux dont les acquis auront été validés quittent l'entreprise, s'il redoute que cette démarche l'engage dans des coûts rédhibitoires ou exige que l'on consacre trop de temps à des jurys.

Depuis le sommet de Lisbonne, nous nous sommes donné l'objectif d'être, à l'horizon 2010, la société de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde. Pour y parvenir, il faut se doter d'une politique de développement durable de celles et ceux qui constituent les multiples « ressources humaines » de notre pays. En est-il une plus ambitieuse et plus réaliste que celle qui leur permettrait, tout au long de leur vie, d'identifier et de valoriser leurs expériences, d'apprendre et d'agir en conséquence et de se voir reconnaître pour ce qu'ils savent et ce qu'ils sont vraiment ?

  1. Décret d'application n° 85. 906 du 23/8/85, faisant suite à la loi n°84.52 du 27/1/84
  2. Loi du 17 juillet 1992 portant sur la validation des acquis professionnels. En toute rigueur, il faut également citer la loi de décembre 1991, sur le droit au congé de bilan de compétences personnelles et professionnelles.
  3. Commission européenne. Memorandum sur l'éducation et la formation tout au long de la vie, décembre 2000.
  4. Loi 2002.73 du 17.1.2002. Elle est concrétisée par plusieurs décrets d'application, notamment les décrets n° 2002-529, 590, 615, 616, 617, 795, 1029, 1459, 1460.
  5. Ajout à l'article L.900 du code du travail.
  6. Modification de l'article L.335-5 du code de l'éducation.
  7. Depuis la fin des années 80, la chaire de formation des adultes du Cnam s'est engagée dans ces démarches de validation. Aujourd'hui, y travaillent des services centraux et régionalisés, la chaire « travail, emploi et certifications professionnelles » et l'Institut du management des compétences et validation des acquis (MCVA), développé en commun avec l'université de Marne-la-Vallée.

Bibliographie

  • L’immaturité de la vie adulte, J-P. Boutinet, PUF, 1998
  • La validation des acquis professionnels, Y.Clot, C.Magnier, C.Werthe, CPC Documents 4, M.E.N, 2000
  • L’expérience en formation d’adulte, B.Courtois et G.Pineau, coordinateurs, 1991
  • Apprendre par l’expérience, Revue Education Permanente n°100/101, voir aussi les numéros 106, 139, 142, 150 et 151
  • La prise de conscience, Piaget, PUF, 1974
  • Réussir et comprendre, Piaget, PUF, 1974
  • L’expérience, Revue Savoirs n°1, L’Harmattan, 2003
  • La validation des acquis de l’expérience. De nouvelles perspectives pour les diplômes professionnels, Regards sur l’enseignement professionnel, M.Aribaud, Revue de l’association française des administrateurs de l’éducation, 2002
  • Validation des acquis de l’expérience et universités. Quel avenir ? I.Cherqui Houot, L’Harmattan, 2002
  • La compétence d’apprendre à l’âge adulte. Lectures biographiques des acquis de l’expérience, P.Dominice, université de Genève, Cahier de la section des sciences de l’éduction, 87-1-23
  • L’adulte en formation, E.Bourgeois, De Boeck, 1996
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-1/apprentissages-experience-validation-reconnaissance.html?item_id=2542
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