Apprentissages. Expérience. Validation. Reconnaissance
La validation des acquis de
l'expérience repose sur des textes législatifs ou incitatifs
importants qui ne résolvent pas tous les problèmes.
Face aux apprentissages de l'école
et de la vie, un adulte reste souvent un enfant qui a grandi, pris son
autonomie et surtout, acquis de l'expérience en s'engageant dans
la vie active. La notion d'expérience nous semble familière.
Elle recouvre pourtant de nombreuses acceptions qui rendent son usage
et sa valorisation plus complexes.
L'expérience constitue
un patrimoine immatériel, une somme d'acquis qui peut conférer
une compétence dans un champ donné : « Si j'en
crois mon expérience… » C'est aussi la revendication
d'un cheminement fait d'expérimentations, d'essais et d'erreurs
: « J'ai de l'expérience, vous savez » ou encore
: « J'en ai fait l'expérience… ! » Patrimoine
individuel ou collectif, l'expérience fournit un repérage
social, une image de soi, un positionnement au sein de la société
ou de l'entreprise : « Vous pouvez lui faire confiance, c'est
une femme, un homme d'expérience. » Bref, l'expérience
relève de l'énoncé d'un capital humain partageable
ou opposable à autrui.
Un terme familier mais complexe
Les psychologues et les cognitivistes nous disent aussi
l'extrême importance de l'expérience acquise dans le passé
comme un terreau indispensable dans lequel vont pouvoir s'enraciner les
expériences et les apprentissages futurs, comme une structure de
pensée et d'action qui incite à l'anticipation ou l'autorise.
Comme si la nature même de l'expérience antérieure
aidait à saisir les opportunités, à se confronter
à des problèmes que l'on ne connaît pas encore, mais
dont la résolution sera en elle-même porteuse de leçons
et d'expérience. À ce titre, cette expérience joue
un rôle majeur dans le déterminisme des apprentissages, agissant
en amont, au cours et en aval de ces derniers, lorsqu'ils s'acquièrent
à la rencontre d'une connaissance et d'une ignorance. L'expérience
fait si pleinement partie de la vie adulte, elle en est si intimement
constitutive que, pendant des siècles, on n'a pas jugé bien
utile de la reconnaître formellement, à la différence
des « savoirs savants », organisés en disciplines,
liés à la recherche et enseignés dans les écoles
et les institutions éducatives délivrant des diplômes.
À la différence également des savoirs théoriques,
pratiques et procéduraux qui, construisant la compétence
et nourrissant la performance, ont très vite été
associés à des formes de validation spécifiques,
lisibles par tous et portables par les individus, en écho à
l'acquis européen de libre circulation des personnes.
Un champ très évolutif
Cependant, on connaît bien les limites de reconnaissance
d'un « ingénieur maison » dès qu'il quitte…
la maison. C'est une limite ambivalente au demeurant, puisqu'elle ne tient
pas à la nature réelle de ses compétences professionnelles
qui ne sont généralement pas mises en doute. Ce qui est
mis en question, c'est l'absence de reconnaissance, de visibilité
nationale, c'est l'image que l'on se fait des possibilités de transfert
de ces compétences. C'est aussi un doute culturel sur la maîtrise
de compétences d'une autre nature que technique, de « compétences
sociales » qui sont utilisées comme autant de signes d'appartenance
à un milieu donné.
Quatre événements d'ordre
législatif ou incitatif vont considérablement faire évoluer
cette vision. Le fameux « décret de 19851
» d'abord, a eu pour effet de faciliter la montée de l'escalier
des diplômes à des personnes non titulaires d'un niveau académique
reconnu et validé. Il leur donne en effet la possibilité,
au vu de leurs différents acquis, références professionnelles
et niveaux de responsabilité, d'entrer directement dans un cursus
requérant un diplôme qu'elles ne possédaient pas formellement.
La loi de juillet 1992 2
est venue opportunément officialiser la possibilité de valider
son expérience professionnelle (VAP) dans une perspective d'équivalences
d'apprentissages, au sein d'un cursus donné, ce qui permet d'alléger
ou d'accélérer son parcours d'études et d'accéder
plus vite à un diplôme. À condition d'assumer la charge
de la preuve, il n'est plus nécessaire de réapprendre ce
que l'on sait déjà, pour s'en voir rendre témoignage.
Ces deux textes ont une extrême importance : non
seulement parce qu'ils mettent explicitement en relation les savoirs académiques
et les savoirs et savoir-faire acquis par la pratique, mais aussi parce
qu'ils offrent à tout un chacun cette nourriture identitaire inestimable
que constitue le fait d'être explicitement « reconnu »
à travers ses acquis.
Troisième événement
: le memorandum sur l'éducation et la formation tout au long de
la vie3. Incitant les pays de l'Union européenne
à réfléchir sur une nouvelle vision de « l'éducation
permanente », il changeait fondamentalement les rapports réciproques
de l'éducation initiale et de la formation « continuée
». Il rappelait d'ailleurs qu'après tant d'années
d'études, de colloques, de séminaires, le «temps
de l'action était venu». Mais il soulignait que la connaissance
pouvait être le fruit d'apprentissages formels autant qu'informels.
C'est une façon de rappeler que les institutions éducatives
n'ont pas le monopole de la production et du développement des
connaissances. Toutes sortes d'expériences y contribuent aussi.
La loi de modernisation sociale4
constitue un quatrième événement majeur dans le champ
qui nous concerne. Qu'on en juge chaque mot compte : «Toute
personne engagée dans la vie active est en droit de faire valider
les acquis de son expérience, notamment professionnelle, en vue
de l'acquisition d'un diplôme, d'un titre à finalité
professionnelle ou d'un certificat de qualification figurant sur une liste
établie par la commission paritaire nationale de l'emploi d'une
branche profes-sionnelle, enregistrés dans le répertoire
national des certifications profession-nelles.»5
En sachant que «les diplômes ou les titres à finalité
professionnelle sont obtenus par les voies scolaire et universitaire,
par l'apprentissage, par la formation professionnelle continue ou, en
tout ou partie, par la validation des acquis de l'expérience. La
validation des acquis produit les mêmes effets que les autres modes
de contrôle des connaissances et aptitudes.»6
Un foisonnement de questions
Ce texte induit des mutations profondes dont on mesure
encore mal l'ampleur et les effets. Le cadre de cet article ne permet
pas de décrire par le menu les différentes clauses de la
loi, ni les modes de fonctionnement des organes de pilotage, d'arbitrage
et de référence qu'elle crée. En revanche, au sein
de cette nouvelle logique de certification, on peut souligner l'effort
de clarification du pouvoir de validation et des outils à partir
desquels ce pouvoir s'exerce. L'organe essentiel est le jury, «
dont la composition garantit une présence significative des
représentants qualifiés des professions concernées
». Ce jury doit offrir « une représentation équilibrée
entre les femmes et les hommes », et ses membres sont «
désignés par le président de l'université
ou le chef de l'établissement d'enseignement supérieur en
fonction de la nature de la validation demandée ». Des
règles de composition plus précises figurent dans les décrets
d'application.
Ainsi se crée un vaste ensemble
d'organes de validation, puissants et complexes, qui associent à
la fois des personnes « compétentes pour apprécier
la nature des acquis, notamment professionnels, dont la validation est
sollicitée », et des représentants des institutions
éducatives qui gardent le quasi-monopole de la délivrance
des diplômes. On voit immédiatement surgir tout un ensemble
de problématiques qui sont loin d'être seulement d'ordre
technique, et auxquelles le Cnam est particulièrement sensible7.
Le premier concerne les jurys eux-mêmes : élaboration des
critères de sélection et nomination des membres, formations
individuelles et collectives nécessaires pour travailler au même
niveau de connaissances, coût de la démarche si les demandes
de validation s'accroissent fortement…
Passer de l’informel au formel
La mise en application de la loi soulève en second
lieu des problèmes liés à la nature même du
travail demandé aux jurys et aux postulants, et donc à son
instrumentation. La loi précise que « le jury se prononce
au vu d'un dossier, à l'issue d'un entretien à son initiative
ou à l'initiative du candidat et, le cas échéant,
d'une mise en situation professionnelle, réelle ou reconstituée,
lorsque cette procédure est prévue par l'autorité
qui délivre la certification ». Le candidat présente
ses activités et son expérience en rapport direct avec le
contenu du diplôme ou du titre sollicité.
Puisque la validation « produit les mêmes
effets que le succès à l'épreuve ou aux épreuves
de contrôle des connaissances et aptitudes qu'elle remplace
», il serait évidemment facile de faire subir les mêmes
épreuves au candidat à la validation. Ce serait oublier
que les modes d'apprentissage par l'expérience que l'on vient valoriser,
l'ont régulièrement confronté à des épreuves
de vie, professionnelle ou non, qui s'expriment en des termes bien différents
des épreuves proposées par le monde académique. On
est ainsi renvoyé au délicat problème de l'ingénierie
d'épreuves de validation, guidée par ce que l'on nomme habituellement
des « référentiels ». À défaut
de pouvoir utiliser l'expression classique : « à la fin
de la formation, l'étudiant, l'apprenant, sera capable de…
», le jury se doit de raisonner dans l'autre sens : «Puisque
le candidat prouve qu'il est capable de maîtriser tout ou partie
de ce qui figure dans le référentiel dont on dispose, il
peut obtenir la totalité du diplôme correspondant ou une
validation partielle de celui-ci.»
Troisième question épineuse : celle du
dossier. Même avec un accompagnement dont on ne dira jamais assez
l'importance, même avec l'aide d'enseignants référents,
la charge de la preuve revient au demandeur de validation. Le dossier
est censé apporter cette preuve il constitue aussi le premier
contact du candidat avec le jury. Or, rédiger un dossier ne va
pas de soi. C'est un exercice intellectuel et affectif difficile, qui
peut mettre en évidence de grandes inégalités entre
les postulants.
Avoir fait quinze ou vingt ans le même travail
ne signifie pas forcément quinze ou vingt ans d'expériences
cumulatives pouvant conduire à un diplôme espéré.
Passer de l'informel au formel n'est facile ni pour l'individu ni pour
l'évaluateur. Rédiger un dossier renvoie à une prise
de conscience que l'on transforme en une reconstruction conceptuelle des
fruits de ses activités successives et que l'on ajuste ensuite
au diplôme visé. À ce titre, c'est une démarche
de développement personnel que Piaget n'aurait probablement pas
reniée.
Des effets très positifs
Les effets de cette démarche de validation, appréhendée
par le candidat comme une rude épreuve, peuvent être très
positifs. On peut y entrer le dos courbé face à un parcours
de formation perçu dans la démesure, et en sortir redressé
par les perspectives qu'elle ouvre. On peut y entrer avec un rêve
de diplôme et en sortir avec un projet où le rêve devient
accessible. On peut avoir le sentiment de pouvoir prendre une revanche
face à des aléas d'études parce que, pour la première
fois, l'on se sent véritablement reconnu. On peut donner à
son passé un tout autre sens, parce que l'on y puise toutes les
formes d'expériences possibles, formelles, non formelles et informelles.
Et parce que celles-ci peuvent conduire, du moins en théorie, à
tous les titres, certificats et diplômes avec lesquels elles sont
« en rapport direct ».
La réalité, bien sûr, n'est pas aussi
simple. La démarche peut apparaître trop lourde ou trop complexe.
La nature même du dossier peut être difficile à comprendre
: « Où et comment pensez-vous avoir appris ce que vous
dites savoir ? » Et le résultat espéré
n'est pas toujours au rendez-vous, ce qui ne va pas sans frustrations.
Les demandes les plus ambitieuses ne sont pas toujours
les plus réalistes. Les attentes les plus modestes sous-estiment
souvent l'expérience qui les fonde. La culture de l'entreprise
où l'on travaille peut cependant s'avérer déterminante.
Très positive si l'entreprise a intégré la valorisation
et la validation de l'expérience dans une politique active et anticipatrice
de développement des ressources humaines, voire de son image de
marque. Plus négative si l'employeur ne croit pas à l'utilité
de penser l'expérience, s'il craint, comme d'ailleurs ses concurrents,
que celles et ceux dont les acquis auront été validés
quittent l'entreprise, s'il redoute que cette démarche l'engage
dans des coûts rédhibitoires ou exige que l'on consacre trop
de temps à des jurys.
Depuis le sommet de Lisbonne, nous nous sommes donné
l'objectif d'être, à l'horizon 2010, la société
de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du
monde. Pour y parvenir, il faut se doter d'une politique de développement
durable de celles et ceux qui constituent les multiples « ressources
humaines » de notre pays. En est-il une plus ambitieuse et plus
réaliste que celle qui leur permettrait, tout au long de leur vie,
d'identifier et de valoriser leurs expériences, d'apprendre et
d'agir en conséquence et de se voir reconnaître pour ce qu'ils
savent et ce qu'ils sont vraiment ?
- Décret d'application n° 85. 906 du 23/8/85, faisant suite à la loi n°84.52 du 27/1/84
- Loi du 17 juillet 1992 portant sur la validation
des acquis professionnels. En toute rigueur, il faut également
citer la loi de décembre 1991, sur le droit au congé de
bilan de compétences personnelles et professionnelles.
- Commission européenne. Memorandum sur l'éducation et la formation tout au long de la vie, décembre 2000.
- Loi 2002.73 du 17.1.2002. Elle est concrétisée par plusieurs décrets d'application, notamment les décrets
n° 2002-529, 590, 615, 616, 617, 795, 1029, 1459, 1460.
- Ajout à l'article L.900 du code du travail.
- Modification de l'article L.335-5 du code de l'éducation.
- Depuis la fin des années 80, la chaire
de formation des adultes du Cnam s'est engagée dans ces démarches
de validation. Aujourd'hui, y travaillent des services centraux et régionalisés,
la chaire « travail, emploi et certifications professionnelles »
et l'Institut du management des compétences et validation des acquis
(MCVA), développé en commun avec l'université de
Marne-la-Vallée.
Bibliographie
- L’immaturité de la vie adulte, J-P. Boutinet, PUF, 1998
- La validation des acquis professionnels, Y.Clot, C.Magnier, C.Werthe, CPC Documents 4, M.E.N, 2000
- L’expérience en formation d’adulte, B.Courtois et G.Pineau, coordinateurs, 1991
- Apprendre par l’expérience, Revue Education Permanente n°100/101, voir aussi les numéros 106, 139, 142, 150 et 151
- La prise de conscience, Piaget, PUF, 1974
- Réussir et comprendre, Piaget, PUF, 1974
- L’expérience, Revue Savoirs n°1, L’Harmattan, 2003
- La validation des acquis de l’expérience. De nouvelles perspectives pour les diplômes professionnels, Regards sur l’enseignement professionnel, M.Aribaud, Revue de l’association française des administrateurs de l’éducation, 2002
- Validation des acquis de l’expérience et universités. Quel avenir ? I.Cherqui Houot, L’Harmattan, 2002
- La compétence d’apprendre à l’âge adulte. Lectures biographiques des acquis de l’expérience, P.Dominice, université de Genève, Cahier de la section des sciences de l’éduction, 87-1-23
- L’adulte en formation, E.Bourgeois, De Boeck, 1996
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