Convaincre les « clients » dans l’entreprise
Le droit individuel à
la formation a été introduit dès 1999 chez Renault,
qui a profondément réformé son dispositif de formation.
Ce qui a exigé une ferme détermination en interne.
Depuis de nombreuses années, Renault
consacre beaucoup de temps et d'argent à la formation de ses collaborateurs.
Pourquoi ?
Michel de Virville. Il est exact que Renault a
déjà une histoire riche en matière
de formation professionnelle, car notre conviction que « ce sont
nos compétences qui feront la différence » ne date
pas d'hier. Elle figurait déjà en bonne place dans notre
Accord à Vivre de 1989.
Cela dit, le contexte de mutations profondes que nous
traversons a encore renforcé cette conviction, car il nous oblige
à anticiper et à nous adapter sans cesse. Plus que jamais,
la formation apparaît comme l'un des leviers majeurs pour préparer
et construire l'avenir.
Compte tenu de notre stratégie de croissance rentable, de l'internationalisation
de notre groupe, des évolutions démographiques prévisibles
et du rallongement de la vie active, la question qui nous est posée
est simple : comment nous assurer que Renault aura les compétences
qui lui seront nécessaires pour réaliser ses ambitions stratégiques
à dix ans ?
Il s'agit d'attirer et de professionnaliser de nouveaux
collaborateurs, tout en conservant intactes la compétence et la
motivation de nos salariés les plus âgés. Ces derniers
peuvent être en outre de véritables « passeurs de compétences
».
Il s'agit également d'accompagner collectivement
la nécessaire évolution des métiers, des méthodes
de travail et des comportements. Au niveau plus individuel, qui peut aujourd'hui
raisonnablement prétendre que sa formation initiale, qu'elle soit
d'ordre général ou technique, sera suffisante pour qu'il
dispose tout au long de sa carrière des compétences dont
il aura besoin pour s'adapter, à son niveau, à tous ces
changements ?
Elle est bien finie l'époque de la formation récompense
ou simple obligation légale ! La formation est devenue aujourd'hui,
et pour l'entreprise et pour le salarié, absolument vitale.
Fin 1999, vous avez établi un nouveau
droit individuel à la formation pour vos salariés et vous
avez repensé complètement votre organisation de la formation.
Pourquoi ces changements ?
Il nous fallait marquer les esprits pour convaincre l'ensemble
des acteurs des nouveaux enjeux de la formation professionnelle et les
amener à changer progressivement leur regard et leur comportement
à son égard.
Parlons tout d'abord des managers. Je n'étonnerai
sans doute personne si je vous dis qu'ils ne mettent pas toujours toute
l'énergie nécessaire pour que leurs collaborateurs se forment,
car ils restent encore souvent plus préoccupés du court
terme que du long terme. Ils étaient d'ailleurs d'autant plus réservés
qu'ils avaient la perception que notre « appareil forma-tion »
était administratif et que nos process de détermination
des besoins et de construction des actions étaient quelque peu
laborieux.
Les salariés, quant à eux, contrairement
à ce qu'on se plaît à penser parfois, ne manifestaient,
pour la plupart, aucune impatience particulière à se former
davantage et plus régulièrement.
Les services formation avaient alors à faire preuve
de beaucoup de conviction pour que les heures planifiées en début
d'année se transforment, en cours d'année, en heures réalisées...
conviction plus ou moins forte, il faut bien le dire, selon la vision
qu'ils se faisaient de leur rôle : instance de reporting aux partenaires
sociaux ou «mouche du coche» envers les managers ou les
salariés.
De plus, les process formation leur semblaient vivre
en parallèle des autres process de l'entreprise. De fait, il n'y
avait pas de lien entre les réflexions stratégiques sur
l'évolution des métiers et la détermi-nation des
actions de formation : « l'appareil » formation n'était
pas positionné pour contribuer visiblement aux travaux d'anticipation
menés par ailleurs dans l'entreprise. En outre, ces processus formation
n'étaient pas gérés avec un niveau d'exigence en
qualité, coût et délai aussi fort que les autres processus.
Évidemment, cela ne contribuait pas à une très bonne
« image de marque » interne de cette activité.
Nous avons donc décidé d'introduire deux
changements majeurs. Le premier a été la création
d'un droit individuel à la formation, dans le cadre d'un accord
sur l'emploi, l'organisation et la réduction du temps de travail
que nous avons signé le 16 avril 1999. Ce droit se traduit, pour
l'ensemble des salariés de Renault maison mère, par un crédit
d'heures versé chaque année sur un compte épargne formation à hauteur de
35 heures pour les non-cadres (25 heures
pour les ouvriers en équipe) et de six jours pour les cadres. Il
est capitalisable d'une année sur l'autre.
En complément, nous avons lancé début
2000 un vaste projet de remise en ordre de notre « appareil formation
» : PerFORMance. Le nom de baptême de ce projet traduisait
à lui seul toutes nos ambitions : maximiser la contribution de
la formation à la performance collective et aux performances individuelles
en renforçant la performance de notre offre et de notre organisation
formation proprement dites.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées
pour la mise en œuvre de ces changements ?
Pour commencer, un certain scepticisme du réseau
formation qu'il a fallu amener progressivement avec nous dans cette démarche
de changement, dont le pilotage était assuré au niveau du
comité exécutif Ressources Humaines que je préside.
Nous leur avons demandé de porter un autre regard sur leur métier,
sur la finalité de leur mission et sur le contenu de celle-ci.
Il a fallu expliquer et communiquer beaucoup sur le sens des changements
attendus.
Il nous a fallu également « relooker »
l'ensemble de nos processus formation qui sont nombreux et interviennent
aussi bien en amont de l'action de formation (détection des besoins
collectifs et individuels, planification, prévision budgétaire
associée...) qu'au moment de la mise en œuvre effective de
celle-ci et de son évaluation.
Nous avions à progresser à ces deux niveaux,
mais les progrès les plus significatifs devaient porter sur ce
que j'appelle la « logistique » formation. Et là, nous
étions en terrain connu car les mêmes problématiques
se posent dans notre métier automobile : aussi bien ciblé,
« designé », fabriqué que soit un véhicule,
il n'a de réalité tangible pour le client que lorsqu'il
lui est effectivement livré ! Et si possible, dans le temps le
plus court.
En parallèle, nous avions à convaincre
les managers de renforcer leur implication dans la formation de leurs
collaborateurs, voire à les convaincre de se former davantage eux-mêmes,
et à informer l'ensemble des salariés sur ce nouveau droit
qui leur était reconnu. Cela n'a pas été aussi aisé
qu'on pourrait l'imaginer, car certains salariés ont eu sur ce
sujet un réflexe de thésaurisation : ils préféraient
« épargner » les heures de leur compteur en espérant
qu'elles se transforment en heures de congés.
Nous avons eu à expliquer pourquoi la formation
c'est important pour tous, et pourquoi, au-delà de l'investissement
que cela représente pour l'entreprise, c'est aussi un investissement
pour l'individu. Investissement dont il ne peut pas, par nature, mesurer
les effets à court terme mais investissement dont l'absence peut
mettre en péril son employabilité et son développement
professionnel.
Comment vous y êtes-vous pris concrètement ?
Puisque nous avions le sentiment que notre « appareil
de formation » s'était, au fil des années, enfermé
dans une logique quelque peu administrative, nous avons décidé
de construire un modèle radicalement différent.
Tout d'abord, en affirmant haut et fort que l'activité
formation n'existe que parce qu'elle a des clients. Dans une entreprise
à vocation commerciale comme la nôtre, cela venait en résonance
avec notre culture. Nous sommes en effet dans le domaine de la formation,
exactement comme dans celui de la commercialisation de véhicules,
face à un marché et à des clients potentiels à
qui il convient de proposer des produits attractifs, au juste prix et
en juste à temps.
Pour simpliste qu'elle puisse paraître, cette approche
a contribué à faire changer la représentation qu'ont
aujourd'hui les différents acteurs. Réintroduire le client,
en l'occurrence ici le manager et le salarié, dans un processus
c'est aussi s'obliger à un niveau de service plus élevé.
Cette approche nous a imposé d'identifier, en
amont des plans de formation, les besoins actuels en compétences
et les besoins futurs, d'industrialiser les modes de conception et de
distribution de nos actions de formation, de nous assurer d'un niveau
de qualité optimal et d'optimiser nos dépenses.
À quels acteurs avez-vous confié
ces différentes missions ?
Comment s'assurer que les produits de formation que nous
allions construire allaient bien correspondre aux besoins liés
au déploiement de notre stratégie ? Fallait-il continuer
à laisser les équipes RH imaginer, seules, ces besoins ?
Très vite, il nous est apparu que c'était
aux directions métiers qu'il appartenait de réaliser ce
travail : au même moment où elles définissent leur
plan d'action stratégique à trois ans, nous leur avons demandé
de s'interroger sur les compétences dont elles auront besoin pour
les mener à bien.
C'est ainsi que Louis Schweitzer, le président
du groupe, a confié, dès le printemps 2002, à 65
patrons métier, au plus haut niveau de management, la responsabilité
de définir chaque année les actions de formation nécessaires
pour construire les compétences d'aujourd'hui et de demain.
Dès la fin de cette même année, l'ensemble
de l'offre formation de Renault SA a été ainsi passée
« au peigne fin » pour vérifier que les actions existantes
étaient en adéquation avec les besoins en compétences.
Cette offre fait depuis l'objet de mises à jour
régulières et d'enrichissement à la suite des «
commandes » supplémentaires passées par les pilotes
de développement des compétences à la fonction formation.
Une trentaine de concepteurs de formation ont été
nommés pour réaliser l'ingénierie des actions. Ils
font valider leurs produits avant lancement aux pilotes de développement
des compétences. Ce sont de véritables « chefs de
produit » responsables de la conception, de la distribution et de
la qualité d'une gamme de produits.
Une fois l'offre construite, il s'agit d'en organiser
la mise en œuvre. Cette mission, dont on a vu qu'elle était
« névralgique », est confiée aux services formation
d'établissements qui ont la responsabilité du déploiement
en qualité, coût, délai de l'offre.
Comment, une fois l'offre construite, faire
en sorte que ces «clients» aient envie d'en profiter ?
Nous avons développé des actions de communication
sur cette offre, en utilisant notre réseau intranet : chaque collaborateur
peut la consulter et ainsi identifier la ou les actions auxquelles il
souhaite s'inscrire dans le cadre de son droit individuel à la
formation. De même, les managers peuvent identifier les actions
auxquelles ils vont demander à leurs collaborateurs de s'inscrire
pour développer leur professionnalisme.
Toujours sous intranet, le manager peut désormais
suivre régulièrement le niveau de réalisation des
actions que lui et son collaborateur ont prévues, en général,
à l'occasion de l'entretien annuel de fin d'année.
Il nous reste encore à réinscrire ce dispositif
de formation dans une logique explicite de développement des parcours
professionnels afin de permettre aux salariés de déterminer,
en toute connaissance de cause, leur projet professionnel et d'identifier,
dans un chemin mieux balisé qu'aujourd'hui, les actions de formation
les plus pertinentes à réaliser.
Si le management et la fonction RH sont là pour
accompagner le salarié, c'est à lui et à lui seul
qu'appartient la responsabilité de cette progression sur le chemin.
Bien entendu, tout cela passe aussi par un renforcement de l'individualisation
des parcours formatifs.
Utilisez-vous l’e-learning ?
L’e-learning est l'une des modalités possibles.
Nous l'avons d'ores et déjà utilisé pour une partie
encore modeste de notre offre formation, mais nous entendons bien augmenter
sensiblement le nombre de produits formation dont une partie se fera «
en ligne ». À nos yeux, ce n'est pas une réponse providentielle
mais une nouvelle approche qui est porteuse, en elle-même, de petites
révolutions pour le monde de la formation.
Que faites-vous pour vos implantations dans
le reste du monde ?
Nous nous apprêtons à lancer une politique
formation qui sera commune à l'ensemble du groupe et qui se traduira
par un engagement ambitieux de Renault à l'égard de chaque
salarié, où qu'il travaille dans le monde, quels que soient
son métier et son niveau de responsabilité. Ce sera une
sorte de « promesse client » qui se déploiera aussi
bien au Brésil, en Turquie, en Corée qu'en République
tchèque.
Par cette politique résolument volontariste, nous
avons l'intention d'engager clairement l'ensemble des acteurs — managers,
salariés, professionnels RH — dans une démarche qui contribuera
à notre implication dans le développement durable.
À cette fin, nous sommes en train de clarifier
une offre formation corporate, susceptible de se déployer partout
dans le monde et qui viendra, dans les domaines du management, des langues
et des savoir-faire métier transversaux, appuyer le déploiement
de nos ambitions à l'international. Bien sûr cette offre
sera, comme par le passé, complétée par les offres
locales développées par chaque pays.
L'existence d'outils, de type LMS commun, devrait également
faciliter le déploiement de cette politique.
Comment allez-vous mesurer que vous êtes
sur la bonne trajectoire ?
Depuis trois ans, nous avons pris l'habitude de présenter
chaque année, au comité de direction Renault, des baromètres
qui témoignent de ce qui se fait dans le groupe en matière
de formation. Ils sont également présentés aux partenaires
sociaux en Comité de groupe chaque année.
Parmi eux, le taux d'accès à la formation
nous semble déterminant : il nous permet de mesurer, sur une année
donnée, la proportion des salariés qui participent aux moins
à une action de formation. Ce taux est aujourd'hui en moyenne de
75 % dans le groupe. Nous avons complété ces indicateurs
par des mesures régulières visant à évaluer
la perception des managers et des salariés.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-1/convaincre-les-«-clients-»-dans-l-entreprise.html?item_id=2538
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