Gilles NOURISSIER

Gilles Nourissier est directeur de l'Ecole d'Avignon et secrétaire général de l'Icomos (Conseil International des monuments et des sites).

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Un patrimoine courant au cœur du projet urbain

Notre société est en mouvement, en proie à un processus permanent d'évolution des villes et des villages : elle met le patrimoine bâti au cœur du bouleversement. L'évolution est lente ou puissante, avec parfois la croissance urbaine rapide, parfois la mutation des quartiers, souvent les deux, qui déstabilisent une organisation sociale, une pensée, une vision de l'avenir.

Le XXe siècle a probablement plus que quintuplé le parc bâti en agissant souvent comme prédateur du cadre de vie traditionnel de la ville et du village. Mais parallèlement, notre pays a toujours agi pendant 150 ans selon un processus qui consistait d'abord à reconnaître un patrimoine architectural pour ensuite le protéger. Cet automatisme ne fonctionne plus ; quittant le domaine des spécialistes, la revendication d'une patrimonialisation de l'héritage a changé d'échelle, d'acteurs et de rythme ; elle est généralisée et portée par la société civile et ses élus, elle vient accélérer le processus de transformation.

Objet architectural et territoire urbain

L'un des enjeux du XXIe siècle sera de donner à voir l'environnement patrimonial dans sa masse, sa valeur et son rôle, mais sans nécessairement le protéger. Le piège serait de cantonner le patrimoine à une discipline qui aurait pour seul but de figer les choses du passé ; ambition de reliquaire qui s'exercerait tant pour enrayer la fuite du temps que pour préférer ce qui a existé à ce qui devient. Notre rôle n'est pas de célébrer les lambeaux du passé, mais de bien intégrer au cœur de la cité un patrimoine vivant. Aujourd'hui, nous devons accompagner nos meilleurs alliés, les décideurs territoriaux, pour qu'ils utilisent le patrimoine comme levier : levier de l'ancrage des hommes à un lieu, levier de la culture d'une communauté, levier du développement local.

Un patrimoine qui n'est plus seulement objet architectural mais aussi territoire urbain pousse le tissu ordinaire de la ville ancienne à se constituer en patrimoine. Le territoire patrimonial s'est en effet constitué historiquement par une volonté d'englober toujours davantage d'espace autour de l'objet principal à respecter. L'environnement immédiat aux abords du monument a été, en premier lieu, un espace de déférence. Mais, cet espace étant un tissu habité – un quartier de ville riche de tous ses attributs : une trame viaire, ses tracés, ses îlots bâtis, leur échelle et leur densité, leur organisation parcellaire, des immeubles avec leur hauteur et largeur, leur composition architecturale, leurs matériaux apparents en façade… –, il est naturellement passé du rôle d'espace tampon à un statut d'ensemble patrimonial à part entière. En parallèle, la conscience de la valeur a irrigué très rapidement une société civile qui revendique que son parc bâti traditionnel soit reconnu dans ses caractéristiques, ses qualités et soit élevé à un rang de considération qui n'autorise plus ni à le détruire ni à le dénaturer.

A l'instar des monuments, le processus de patrimonialisation à travers la protection s'est instauré, désignant des ensembles constitués, d'abord les plus exceptionnels et les plus emblématiques d'une identité (nos secteurs sauvegardés, puis nos zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager). Et ce, jusqu'à la crise :
aucun Etat n'a plus désormais les moyens d'assumer la charge financière de la demande sociale de protection. De même, la surface cumulée des centres historiques d'un pays est si considérable que le principe d'une protection de type monument historique – qui comprend, en contrepartie de la contrainte architecturale, une sub­vention publique d'aide au propriétaire – n'est pas applicable. Passant de l'échelle de l'objet architectural à l'échelle territoriale, la seule disposition d'aide financière que l'Etat central peut encore y délivrer est celle de l'avantage fiscal au propriétaire investisseur.

Le rôle des élus locaux

Pour la première fois, la transformation introduit le doute. Nous sortons de siècles au cours desquels la ville s'est toujours reconstituée sur elle-même dans un continuum permanent de substitutions ou de transformations lourdes. Il n'y a qu'une quarantaine d'année que nous regardons la ville comme l'héritage cumulé d'époques nombreuses et aux manifestations fort différentes, témoignages que nous ne discriminons plus mais que nous considérons globalement. Si l'on ajoute que la vigilance patrimoniale est une ambition qui s'exerce désormais sur des territoires immenses, il n'est plus question de gérer ces espaces comme un catalogue d'objets exceptionnels à partir d'une règle de l'administration centrale ; mais  il s'agit de prendre conscience  que  patrimoine et territoire communal sont – au moins en partie – confondus, et de nous rappeler que ce sont bien les élus locaux qui en sont les dépositaires.

Sachant qu'un élu n'est pas un conservateur de monument ou de site et qu'il arbitre ses décisions dans un champ beaucoup plus vaste que le strict domaine culturel, cette mutation est une vraie chance pour le patrimoine. Elle oblige les questions relatives au tissu, aux monuments, aux sites – exceptionnels comme ordinaires – à se constituer en une discipline critique et non plus taboue. Autrement dit, la beauté, le sens, la valeur du patrimoine n'ont plus à être des domaines réservés aux spécialistes, ils ont à représenter des atouts pour les choix de l'aménageur. Et puisque le continuum du remplacement a été rompu, la question de la conservation, de la transformation et de ses limites est ouverte ; elle fait débat, débat large et public. C'est l'idée qu'il n'y a pas d'âge d'or, qu'aucun modèle de traitement ne prévaut a priori. C'est l'idée que le contexte, par sa complexité historique stratifiée, ne se présente pas à nous comme un archétype ou une évidence, mais plutôt comme un réservoir, comme une mine d'interprétations possibles, qui nous sont offertes parmi d'autres pour révéler la valeur qui nous intéresse prioritairement.

La nature du patrimoine ordinaire

Là où le patrimoine exceptionnel  est  unique, irremplaçable et  assimilable à un chef-d'œuvre, le patrimoine ordinaire du tissu urbain traditionnel est pluriel, reproductible et normalisable. Ce qui signifie que l'on peut caractériser le milieu et chercher à en maintenir les caractères. Il faut préciser également que le tissu bâti ancien est essentiellement architecture sans architecte, donc production des hommes de métier qui ont regardé l'architecture noble et savante comme un modèle, qui l'ont adaptée aux budgets modestes de l'habitat courant, qui ont développé au long des siècles et, depuis les quartiers populaires jusqu'aux quartiers patriciens, une architecture de l'interprétation et de la variante.

L'artisan constructeur incarne donc une culture qu'il s'est constituée en autodidacte. En effet, il n'est pas allé à l'école d'architecture, son instruction de base à l'école est souvent réduite au minimum, et voilà qu'il a acquis par frottement, par observation, la capacité à composer l'architecture et à utiliser son vocabulaire d'ouvrages et leur mise en scène. Il adapte les modèles, décline des variantes, met en œuvre, invente des traitements nobles avec des matériaux pauvres, transmet à ses fils une exceptionnelle culture – non écrite, immatérielle – de l'architecture locale : il en est l'inventeur et le gardien, loin de tout apprentissage académique par le savoir, il est le créateur d'un fonds que nous appelons désormais patrimoine. Il est porteur de trouvailles, de réussites pour résoudre un problème de composition, d'ordonnancement ou de modénature, autant de témoignages qui sont les multiples surprises qui nous attendent lors de la déambulation dans un quartier ancien et qui en font la saveur.

Une saveur qui est le signe particulier d'une identité malaisée à expliciter : un patrimoine urbain ordinaire, mal détaillé et mal connu parce qu'hybride entre le monumental et le vernaculaire. Il n'est pas connu comme une catégorie propre parce qu'il tient plus de l'évolution que de la conservation. Ce n'est ni sa rareté ni son pittoresque qui le caractérisent, mais plutôt sa masse et son anonymat. Il n'est pas un espace secondaire ; il s'est au contraire constitué et il reste empreint d'une ambition d'édilité, d'urbanité et de dignité des populations qui y siègent. S'il est moins exceptionnel, il est plus complexe parce que multiforme. Son avenir n'est pas dans la protection, mais dans l'usage et la transformation maîtrisés.

Une belle marge de manœuvre

Ce patrimoine ordinaire ne s'aborde pas comme une science mais comme une somme. Il appartient à deux mondes, il est entre deux eaux : entre modeste et savant, entre rustique et sophistiqué, entre majeur et mineur, entre mémoire et projet. C'est précisément dans cette incertitude, dans cette hésitation, que le tissu patrimonial offre au projet une belle marge de manœuvre, un espace de travail où la compréhension de ce qui fait la substance se mesure avec les forces de transformation. Pour autant, il n'est pas question de dire que ces espaces doivent se passer de règles, de recommandations, de formation et d'accompagnement. Ces dispositifs au contraire sont indispensables à l'action sur l'espace et le bâti. Un quartier doit avoir un statut, un projet et bénéficier de compétences.

Il nous faut ici des décideurs et des intervenants avisés. Décrire l'objet ou l'ouvrage (sa recette) est insuffisant lorsque le tissu est constitué d'une série de ces objets dans leurs variations, et par conséquent lorsque l'esprit prédomine sur le modèle, posant une série de questions :

  • Comment développer un système d'appréciation comparative ?
  • Comment accéder à la culture d'une architecture mal connue ?
  • Dans la reprise, la reproduction, le remplacement, comment discriminer la singerie vulgaire de l'élégance authentique, comment sortir du folklore ou du stéréotype pour s'approcher de l'identité, autrement dit, comment concevoir et produire un équivalent ?
  • Comment comprendre, à l'échelle d'un ensemble urbain, jusqu'où la purge est possible sans toucher à l'essence et sans dénaturer ?
  • Et, pour être capable de produire un document d'encadrement, comment comprendre et reconstituer les principes qui ont présidé à la constitution d'un milieu : densité, volumétrie, répétitivité de dimensions type ?

Car, s'il faut évidemment des outils de type manuel pour répondre à la technicité indispensable à la réhabilitation de la construction en milieu ancien, la dimension architecturale doit demeurer libre. Le milieu a en effet une exceptionnelle capacité à absorber toutes les écritures architecturales, pour autant qu'elles se conforment aux règles et solutions urbaines adoptées (les largeurs de parcelles, les gabarits, les couronnements, etc.).

La fibre identitaire, la nostalgie, la simple curiosité d'un nouveau regard nous désignent des morceaux de ville ou village comme à la fois importants, fragiles et en mouvement. Ces espaces n'ont pas à suivre une stricte voie de conservation qui les ferait devenir ghetto ou espace de congélation. Le patrimoine ordinaire est presque toujours lieu de qualité et doit demeurer un laboratoire : celui qui nous permettra de constituer en discipline la réhabilitation, faisant sa juste place à l'observation, à la constitution de connaissances, à la documentation, à l'apprentissage, à la prescription, à l'intervention maîtrisée et au contrôle... sur un tissu qui, à force d'être quotidiennement sous nos yeux, est resté singulièrement inexploré.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/un-patrimoine-courant-au-cœur-du-projet-urbain.html?item_id=2682
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Patrimoine bâti : un patrimoine courant au cœur du projet urbain. Notre société est en mouvement, en proie à un processus permanent d'évolution des villes et des villages : elle met le patrimoine bâti au cœur du bouleversement.