Olivier GODET

est architecte, chef du service départemental de l'architecture et du patrimoine du Val-de-Marne et rédacteur en chef de la Pierre d'Angle.

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Faut-il tout conserver ?

La question se pose pour tout témoignage d'une activité humaine passée… et la réponse peut être recherchée dans sa signification et son sens pour la société.

A l'issue de la Révolution de 1789, certains esprits avisés se sont inquiétés des exactions commises contre des édifices témoins de l'Ancien Régime. Les châteaux représentaient la mémoire du pouvoir de la noblesse à éradiquer et à ce titre ont été transformés en simples carrières de pierre. Le terme de vandalisme est ainsi apparu au cours de cette période. L'abbé Grégoire ne disait-il pas, le 31 août 1794, lors d'un discours à la Convention : « Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts; les hommes libres les aiment et les conservent. » Ces mêmes édifices seront ensuite considérés comme « bien commun » méritant donc l'attention de tous. Prendre position sur l'opportunité de détruire ou conserver est donc un ancien débat, animé par des intérêts très divergents.

La signification du patrimoine

Aujourd'hui, la question concerne tout témoignage d'une activité passée représentative de l'activité humaine ou de la richesse de notre environnement. A ce titre, on peut se référer à l'action et à la définition de l'Unesco sur le patrimoine mondial représentatif du génie humain qui mérite d'être transmis aux générations futures. Au-delà de l'aspect esthétique, c'est la signification tant sociale que technique ou économique qui en justifie la sauvegarde. Il ne suffit pas de s'interroger sur les seuls monuments, mais de considérer l'ensemble de notre mémoire et sa signification. La banalisation de notre cadre de vie, la perte des racines et l'incertitude par rapport à l'avenir conduisent à une inquiétude de la société devant ces questions. Des associations se mobilisent et les questions posées concernent des domaines de plus en plus larges, ce que l'on a pu appeler le « tout patrimoine ».

Comment alors réagir dans ce contexte : faut-il tout conserver au risque de geler la situation actuelle et muséifier le territoire; faut-il détruire sans discernement comme cela était le cas dans les années 60-70; ou faut-il chercher une voie médiane permettant un équilibre rassurant et des procédures de réflexion adaptées aux territoires ?

La notion de transmission

La notion de patrimoine porte en elle une notion de transmission. Tel est le sens étymologique : ce que transmet le père. Peut-on refuser cet acquis?

La querelle des anciens et des modernes est récurrente et touche tous les arts. La Renaissance a vu le conflit entre l'art gothique et l'expression de l'antique au nom de l'opposition entre une tradition latine, méditerranéenne, et des influences de l'Europe du   Nord   qualifiées   de   barbares.   Et  pourtant,  le   XIXe siècle  romantique  a « réhabilité » la diversité des styles.

On a aujourd'hui l'impression que les siècles passés ont su intégrer une harmonie des styles. Chaque monument, chaque ville est le fruit d'une accumulation d'interventions. La construction d'une cathédrale s'étalait sur plusieurs siècles et le style du chœur n'est pas toujours celui de la nef. Cependant, on y sent une grande homogénéité qui peut être attribuée à une continuité dans les techniques, les matériaux et la transmission des savoirs.

De même, toute ville historique voit la juxtaposition harmonieuse de constructions d'époques différentes. Ceci prouve que les anciens ont aussi été amenés à démolir pour remplacer, sans bouleverser l'unité de l'ensemble. La question est alors de déterminer à partir de quand ces transformations sont acceptables ou regrettables. On est en face d'une question de temps : bien sûr, il y a la patine du temps mais surtout, il y a, depuis un siècle, l'accélération des modifications des techniques avec l'apparition d'architectures de métal, de béton ou de verre venues se juxtaposer à plusieurs siècles d'architectures de bois et de pierre.

Quels critères ?

On peut constater que tout ce qui est intéressant n'est pas protégé et que le patrimoine se construit chaque jour. Les niveaux d'exigence sont variables selon qu'il s'agit de monuments ou de sites inscrits ou classés. Professionnels, experts et commissions en garantissent la pérennité et contribuent à définir leur capacité d'évolution. Des procédures telles que les secteurs sauvegardés ou les zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager posent la question de la valeur des éléments dans leur contexte et font l'objet de règles concertées ; chacun, sans être exceptionnel, joue par sa présence un rôle dans la personnalité de la  ville. Les  éléments  marquants  peuvent l'être  par  leur place dans un ensemble – une maison dans une rue homogène – ou par leur valeur représentative d'une série de bâtiments – les gares ou les mairies ont pris au XIXe siècle une valeur importante dans la structuration de l'urbanisme et la traduction d'un progrès économique. Ailleurs, il a fallu d'importants efforts de persuasion pour préserver les centres anciens de la « rénovation », c'est-à-dire du remplacement, et orienter les interventions vers la restauration.

Le caractère unique d'un bâtiment roman ayant traversé les aléas de l'histoire lui confère également une valeur inestimable, même s'il faut le redécouvrir à travers une restauration respectueuse de qualités modifiées par de précédentes interventions. Il s'agit alors d'intervenir avec discernement sur l'existant. Que dire lorsqu'il s'agit d'éléments exemplaires et porteurs de sens ? Les préserver nécessite de leur permettre d'évoluer. Que deviennent les fermes lorsque l'agriculture évolue ? Que deviennent les paysages ruraux lorsque les haies sont arrachées ? Nous sommes à l'évidence emportés par une évolution économique. Faut-il pour autant considérer que ce processus est satisfaisant ? Ces traces du passé portent en elles un dynamisme et un potentiel pour l'avenir. En ce sens, face aux frustrations que peut engendrer le développement, on peut considérer que le patrimoine sera recherché comme un refuge, ainsi qu'en témoigne l'intérêt pour le tourisme.

Une valeur d'usage

Il est important que la société conserve des repères au-delà des musées des traditions populaires, quels que soient leur intérêt et leur qualité. Quel avenir aura une coquille vide, sans usage ? Combien de bâtiments, victimes de laxisme, sont condamnés par manque d'entretien, phénomène plus pernicieux que le bulldozer ? Même si les premiers soins ont porté sur les châteaux suite au péril révolutionnaire, le champ s'est diversifié : la modification des bâtiments industriels pose la question du devenir des usines.

N'a-t-on  pas  appelé « krach des ouvriers », l'île  Seguin, mémoire  des  usines Renault ? Ce site n'a pas trouvé de solutions de conservation, car sa valeur de mémoire était plus forte que sa valeur technique. On peut cependant trouver ailleurs des réussites telles que les opérations de Roubaix où les structures robustes d'usines textiles ont permis d'aménager de vastes surfaces de bureaux, ou de créer des logements ou des lofts très prisés dans les annonces immobilières.

Démolirait-on encore aujourd'hui les halles de Baltard ou l'abbaye de Cluny qu'aucune architecture virtuelle ne remplacera jamais ? L'important est de donner du sens à l'architecture et d'éviter de réaliser un urbanisme sans mémoire. Les promoteurs en ont bien conscience lorsqu'ils commercialisent des opérations nommées « Le clos de l'abbaye » ou « la résidence du prieuré »...

Le travail patrimonial n'est pas exclusivement technique. C'est un état d'esprit qui consiste à s'appuyer sur les caractéristiques de l'existant avant de décider de le renforcer ou de le remplacer. André Chastel disait : « le patrimoine se reconnaît au fait que sa conservation suppose des sacrifices mais que sa perte constitue un sacrifice plus important encore1…».

  1. « La notion de patrimoine », in Revue de l'Aren, n° 49, 1980.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/faut-il-tout-conserver.html?item_id=2692
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