Michel MAFFESOLI

est professeur à la Sorbonne et directeur du centre d'études sur l'actuel et le quotidien (Paris 5).

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Le tribalisme postmoderne

L'archaïsme tribal caractérise le postmodernisme, selon le professeur Maffesoli, qui explique que ce phénomène n'est pas l'apanage des jeunes mais touche l'ensemble de la société. Il estime qu'il ne faut pas forcément le redouter.

La métaphore de la « tribu » permet de prendre acte de la métamorphose du lien social et de rendre attentif à la saturation de l'identité et de l'individualisme qui en est l'expression. Le terme est largement repris. Certains intellectuels commencent à lui accorder l'importance qui est la sienne. La réalité du tribalisme est là, aveuglante, pour le meilleur et pour le pire. Réalité incontournable qui n'est pas limitée à une aire géographique particulière. Encore faut-il la penser.

Oui, le tribalisme, en tous les domaines, sera le phénomène dominant dans les décennies à venir. D'où la nécessité, pour reprendre une expression de Durkheim, d'en dégager les « caractères essentiels ». J'entends, au plus près de son étymologie : ce qui risque de laisser une empreinte durable.

Il y a là, je le reconnais, un vrai paradoxe : indiquer une direction assurée avec des « mots » n'ayant, en rien, l'assurance du concept. Peut-être faut-il savoir accepter, et vivre, ce paradoxe. Plutôt que le rabâchage, l'incantation : redire, sempiternellement, les maîtres mots du XIXe siècle, il faut savoir se contenter des métaphores, des analogies, des images, toutes choses vaporeuses, qui sont les moyens les moins mauvais possible pour décrire le social.

Les racines du tribalisme

On peut synthétiser les « mots » nouveaux au travers de deux grands axes essentiels  :  d'une  part,  celui   mettant  l'accent  sur   les   aspects   à   la   fois « archaïques » et juvéniles du tribalisme. D'autre part, celui soulignant sa dimension communautaire et la saturation du concept d'Individu et de la logique d'identité. Voilà, me semble-t-il, les deux racines typiques du tribalisme postmoderne. Voilà, donc, ce que doit prendre en compte une pensée radicale.

Il y a toujours une intuition au fond de toute pensée créatrice. Celle-ci peut, d'ailleurs, être considérée comme telle si elle est en congruence avec l'intuition créatrice d'une époque donnée. Je le rappelle, l'intuition est cette « vision interne » qui voit, au plus proche, l'énergie propre à un individu, une situation ou un ensemble social donné. Pour ma part, l'intuition qui m'a poussé dans toutes mes analyses est celle de la puissance sociétale1. Je l'ai appelée socialité, centralité souterraine ; peu importe le terme. Il s'agissait de rendre attentif à cette force interne, précédant et fondant le  pouvoir  sous  ses  diverses  formes. Il  me  semble que  c'est  cette « force » qui est à l'œuvre dans le néotribalisme contemporain et dans les multiples identifications qu'il ne manque pas d'impulser. Après la domination d'une raison mécanique et prédictible, celle d'une raison instrumentale et strictement utilitaire, on assiste au retour du « principe de l'éros », de l'émotionnel, du partage des passions.

Des valeurs « natives » à l'origine de la rébellion

Mais ce sont ces valeurs natives qui sont, certainement, à l'origine de ces rébellions de la fantaisie, de ces effervescences multiformes, de cette bigarrure des sens, dont les multiples afoulements contemporains (musicaux, sportifs, religieux) donnent des illustrations éclatantes.

On peut caractériser la postmodernité par le retour exacerbé de l'archaïsme. C'est, certainement, ce qui choque le plus la sensibilité progressiste des observateurs sociaux. Au progrès linéaire et assuré, cause et effet d'un évident bien-être social, est en train de succéder une sorte de « régrès » caractérisant le « temps des tribus ». Là encore, il faut trouver le mot opportun décrivant un état de fait n'étant pas, simplement, régressif. On peut parler, à cet égard, de « régrédience », retour spiralesque de valeurs archaïques conjointes au développement technologique2.

Voilà ce qui me semble être en jeu pour nos tribus contemporaines. Elles n'ont que faire du but à atteindre, du projet (« pro-jectum »), économique, politique, social, à réaliser. Elles préfèrent « entrer  dans » le  plaisir  d'être ensemble, « entrer dans » (« ingrés ») l'intensité du moment, « entrer dans » la jouissance de ce monde tel qu'il est.

Ainsi que je l'ai souvent indiqué, on peut repérer ce vitalisme dans les effervescences musicales. Mais on peut, également, l'observer dans la créativité publicitaire, dans l'anomie sexuelle, dans le retour à la nature, dans l'écologisme ambiant, dans l'exacerbation du poil, de la peau, des humeurs et des odeurs, en bref dans tout ce qui rappelle l'animal dans l'humain. Ensauvagement de la vie ! Voilà bien le paradoxe essentiel de la postmodernité, mettant en scène l'origine, la source, le primitif et le barbare. Et, ainsi, en redynamisant, d'une manière pas toujours consciente, un corps social quelque peu vieillissant, la fidélité aux sources est gage d'avenir. En ce sens, le tribalisme est l'expression d'un enracinement dynamique. Pour le tribalisme, le lieu fait lien.

Archaïsme et vitalité

Liaison de l'archaïsme et de la vitalité, voilà bien le premier paradoxe de la postmodernité. Même si on ne l'indique ici qu'allusivement, on retrouve le mythe du «puer aeternus». Cet enfant éternel, ce vieil enfançon que l'on retrouve à l'œuvre dans certaines cultures. Enfant n'ayant pas d'identité précise, mais jouant des identifications multiples. Je dis bien mythe ou encore figure emblématique en ce que cette jeunesse n'est pas, simplement, un problème d'état civil. Certes, les jeunes générations vivent d'une manière paroxystique ces valeurs hédonistes. Mais, par un processus de contamination, c'est l'ensemble du corps social qui est concerné.

Un phénomène intergénérationnel

Certains observateurs sociaux considèrent que le tribalisme, que l'on ne peut plus empiriquement contester, était le fait d'une tranche d'âge, celle d'une adolescence prolongée. C'est encore, à mon avis, une manière de dénier le profond changement de paradigme qui est en train de s'opérer. Le parler jeune, le s'habiller jeune, les soins du corps, les hystéries sociales sont, largement, partagés. Tout un chacun, quels que soient son âge, sa classe, son statut est, peu ou prou, contaminé par la figure de « l'enfant éternel ». Il me semble qu'à la structure patriarcale, verticale, est en train de succéder une structure horizontale, fraternelle. La culture héroïque, propre au modèle judéo-chrétien puis moderne, reposait sur une conception de l'individu actif, « maître de lui », se dominant et dominant la nature. L'adulte moderne est l'expression achevée d'un tel héroïsme.

C'est cet archétype culturel que le néo-tribalisme postmoderne met à mal. Son acteur est donc un « enfant éternel » qui, par ses actes, ses manières d'être, sa musique, la mise en scène de son corps, réaffirme, avant tout, une fidélité à ce qui est, une affirmation de ce monde-ci. Amor mundi.

Ainsi, c'est dans nos sociétés rationalisées à outrance, sociétés aseptisées s'il en est, sociétés s'employant à bannir tout risque quel qu'il soit, c'est dans ces sociétés-là que le barbare revient. C'est cela, aussi, le sens du tribalisme.

Un phénomène récurrent

Pour peu qu'on sache le comprendre en profondeur, ce retour du barbare n'est pas une mauvaise chose. Souvenons-nous de Le Play : « Les sociétés parfaites restent incessamment soumises à une invasion de petits barbares qui ramènent sans relâche tous les mauvais instincts de la nature humaine ». Le phénomène est récurrent qui, régulièrement, voit revenir les forces vives au sein même de ce qui s'est par trop institutionnalisé. Les « petits barbares » de Le Play, les « petites hordes » de Charles Fourier ne sont pas sans rappeler nos « loubards » de banlieue et autres « sauvageons » qui nous font souvenir, pertinemment, qu'un lieu où l'on a racheté le fait de ne pas mourir de faim par celui de mourir d'ennui, ne mérite pas le nom de « cité »3.

Face à l'anémie existentielle suscitée par un social trop rationalisé, les tribus urbaines soulignent l'urgence d'une socialité empathique : partage des émotions, partage des affects. Je le rappelle, le « commerce », fondement de tout être-ensemble, n'est pas, simplement, l'échange de biens ; il est aussi « commerce des idées », « commerce amoureux ». Pour le dire en d'autres termes un peu plus anthropologiques, il est des moments où l'on observe un glissement d'importance, le passage de la « Polis » à la « Thiase », celui d'un ordre politique à un ordre fusionnel. C'est ce passage que décrit ce que j'ai appelé le « temps des tribus » marquant la saturation de la logique de l'identité. On est loin de l'universalisme moderne, celui des Lumières, celui de l'Occident triomphant. Universalisme qui n'était, en fait, qu'un ethnocentrisme particulier généralisé : les valeurs d'un petit canton du monde s'extrapolant en un modèle valable pour tous. Le tribalisme rappelle, empiriquement, l'importance du sentiment d'appartenance, à un lieu, à un groupe, comme fondement essentiel de toute vie sociale.

La dimension collective

Dans le fond c'est cela la revanche du tribalisme, c'est cela l'importance accordée à la « proxémie quotidienne », c'est cela qui est en jeu dans le mythe du « puer aeternus ». A l'impératif catégorique kantien, impératif moral, actif et rationnel, succède, pour reprendre une expression d'Ortega y Gasset, un « impératif atmosphérique », que l'on peut comprendre comme une ambiance esthétique où seule importe la dimension trans-individuelle, collective.

C'est là le point nodal philosophique du tribalisme. Il faut bien l'avoir à l'esprit, car les conséquences sociales en sont encore insoupçonnées. Il s'agit du glissement de l'individu à l'identité stable exerçant sa fonction dans des ensembles contractuels, à la personne, aux identifications multiples, jouant des rôles dans des tribus affectuelles. Voilà bien la participation magique à quelque chose de pré-individuel, ou encore le fait que l'on n'existe que dans le cadre d'un inconscient collectif.

Il y a, dans cette perspective, un fond archétypal de joies, de plaisirs, de douleurs aussi, qui s'enracinent dans la nature (nature naturelle, nature humaine, nature sociale). « L'âme de la brousse » (C.G. Jung) que le judéo-christianisme, puis le bourgeoisisme n'ont pas totalement effacée, résonne à nouveau. Elle reprend force et vigueur dans les jungles de pierre que sont nos villes, mais aussi dans les clairières des forêts lorsque, d'une manière paroxystique, les tribus techno, lors des « raves », foulent, en extase, cette boue dont nous sommes pétris. On est là au cœur du tribalisme postmoderne : l'identification primaire, primordiale à ce qui, dans l'humain, est proche de l'humus.

Il se trouve que cette prise en compte du sensible, de l'humus, du corps est chose courante dans nombre de cultures. C'est ce qui peut faire dire que le millénaire qui s'inaugure sous nos yeux ne sera pas aussi catastrophique que certains le prédisent. Mais il marque, à coup sûr, la fin d'une époque. Celle d'un monde organisé à partir du primat de l'individu. Le retour en force du destin, dont on est tributaire, est corrélatif de celui de la communauté.

Destin communautaire, communautés de destin, voilà bien la « griffe » du tribalisme. Cela ne manque pas de faire peur, car nous étions habitués à la mécanique de la société, telle qu'elle s'était mise en place depuis le début des temps modernes. C'est cette peur qui suscite le catastrophisme ambiant, et qui voit dans le tribalisme le retour de la barbarie. Mais, d'une part, la barbarie a souvent été l'occasion de régénérer un corps social languissant et alangui après une longue période d'endogamie. Et, d'autre part, en quoi un idéal communautaire serait-il plus nocif que l'idéal sociétaire ? On peut, en tout cas, constater qu'il est occasion de chaleur humaine. La proxémie conforte les affects. L'horizontalité fraternelle, qui est celle du tribalisme, est cause et effet d'une indéniable vitalité fondée sur des interactions multiples constituant la complexité contemporaine.

  1. Je renvoie ici à mes livres :
    - La Violence totalitaire (1979)
    - Desclée de Brouwer 1999,
    - et Le Temps des tribus (1988),
    - La Table Ronde 2000.
  2. F. Casalegno, Les Cybersocialités, CEAQ-Paris 5, juin 2000.
  3. P. Tacussel, Charles Fourier, Le jeu des passions, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/le-tribalisme-postmoderne.html?item_id=2678
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