Jean-Yves HOCQUET

est directeur du développement de Manpower.

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Une valeur ajoutée pour l’entreprise

La France est encore sous le choc des violences dans les banlieues et les entreprises sont à la fois interpellées et sollicitées dans leurs relations avec les communautés. Cette relation est aujourd'hui explicitement évoquée dans la gestion des entreprises à travers la question des minorités visibles, selon l'expression à la mode, et les entreprises elles-mêmes font parfois l'objet d'une revendication communautaire.

S'il y a un conflit exemplaire à retenir dans la vie mouvementée de la SNCM, c'est celui qui a opposé le syndicat des travailleurs corses et la CGT sur la « corsisation » des effectifs de cette entreprise. Les clivages qui structuraient implicitement le paysage économique, fondés sur une référence plus ou moins proche de la lutte des classes – en haut les patrons et l'encadrement et en bas les prolétaires – sont donc traversés par des divisions qui ne sont pas forcément nouvelles, mais qui modifient le fonctionnement du marché du travail au moins sur certains territoires.

Une entreprise comme Manpower vit le paradoxe quotidien de demandes des employeurs qui ne sont pas satisfaites et de candidats qui ont été sélectionnés et qui ne travaillent pas pour des raisons extérieures à leur personne. Pour surmonter les préjugés facteurs d'exclusion, la tentation immédiate serait de mettre en avant une qualité générique attribuée à leur rattachement à une communauté : l'implication des handicapés, l'apport culturel des personnes d'origine étrangère, la débrouillardise des jeune des cités, etc.

Une contribution ambitieuse

Cette réaction constitue éventuellement une tentation immédiate, mais la contribution des entreprises peut être plus ambitieuse : au-delà de la valeur ajoutée des communautés, n'est-il pas plus concret de s'interroger sur les moyens de ne pas perdre la valeur ajoutée des individus ? La politique du handicap s'appuie désormais sur la notion de personne en situation de handicap plutôt que de personne handicapée pour signifier que chacun ne peut être ramené à une seule dimension aussi importante soit-elle dans la vie d'un individu et que les conditions peuvent être aménagées pour mettre en valeur la contribution de chacun.

Cette démarche est transposable à l'égard de toute communauté. Dans ce cadre, les entreprises ont une capacité à dépasser le malthusianisme qui conduit à l'enfermement communautaire. Il ne s'agit pas simplement de traiter la dimension de la diversité, mais de rétablir le lien entre les entreprises et la communauté qui les entoure.

Une relation historiquement complexe

Les entreprises ont toujours vécu une relation complexe avec les communautés qui sont plus diverses que celles évoquées dans l'actualité. Ces relations ont souvent contribué à un certain malthusianisme qui doit être dépassé. Les relations entreprise et communauté sont multiformes :

  • communauté culturelle : on connaît les entreprises endogamiques de polytechniciens, HEC, Arts et métiers. On peut aussi citer la boutade d'un dirigeant sur le fait qu'il y a peu de temps encore les offres d'emploi de son groupe auraient pu être complétées par la mention « la connaissance du latin de messe serait un plus ». Le closed shop, qui est une forme de réaction communautaire, a connu même en France des illustrations. Le syndicat du Livre est emblématique d'une gestion liée à la fierté d'une appartenance professionnelle débouchant sur une attitude sélective.
  • communauté avec un territoire pour des entreprises qui ont structuré le paysage, comme Schneider au Creusot, grands établissements de l'industrie ou même du commerce, car il serait difficile d'évoquer Saint-Étienne sans les Verts et donc sans le fondateur du groupe Casino. De manière plus banale, quel est le directeur de ressources humaines qui n'a pas éprouvé la difficulté de faire rentrer au chausse-pied un salarié muté dans un autre établissement ? Le salarié qui n'est pas du coin n'est pas forcément le bienvenu.
  • Enfin, les entreprises ont parfois revendiqué d'être non seulement une communauté de travail mais aussi une communauté de vie, du familistère de Godin à la HP way ?

Des effets mitigés

La gestion en tant que telle d'une dimension communautaire conduit à des effets mitigés. Les « trente glorieuses » ont expérimenté la mise en place de représentations officieuses des communautés nationales dans certaines usines, notamment automobiles, en complément ou en concurrence avec les représentations syndicales. Elles facilitaient une paix sociale mais n'ont pas forcément permis l'intégration. Le monopole du syndicat du Livre a rendu difficile l'adaptation aux évolutions technologiques. Bien souvent, l'approche par les communautés traduit une tentation malthusienne. Pour en revenir à la SNCM, la position du syndicat des travailleurs corses part de l'idée répandue dans notre société qu'il faut se partager un nombre d'emplois déterminé qui ne peut être accru. On est membre du club ou non, d'où le risque d'une approche compétitive entre communautés.

Or, un projet d'entreprise se fonde normalement sur une perspective de création de nouvelles richesses qui porte la conviction d'un avenir meilleur auquel tous peuvent contribuer. Le premier apport de l'entreprise à la gestion harmonieuse des communautés réside dans ce rappel à développer l'emploi, et pas simplement à le partager. De plus, la rationalité économique ne connaît pas la discrimination et transcende les différences quelles que soient leurs origines. La démarche décrite par l'accord PSA sur la diversité et la cohésion sociale du 8 septembre 2004 est un bon exemple de prise en compte des communautés avec l'objectif « de promouvoir les meilleurs pratiques et lutter contre toutes les formes de racisme, de xénophobie et d'homophobie et, plus généralement, d'intolérance à l'égard des différences. » L'intérêt de cet accord PSA est de s'inscrire dans une démarche qui n'est sûrement pas exhaustive, mais qui constitue une pédagogie globale dont le mérite doit être souligné. Les entreprises peuvent démontrer par cette approche comment les communautés constituent un réservoir de talents variés mobilisables dont elles auraient tort de se passer.

Un souci commun de non-discrimination

Il y a un mot du sabir en vigueur dans l'Union européenne qui est porteur d'une notion intéressante, le mainstreaming. Cette démarche vise non pas à ériger une politique spécifique pour chaque groupe – ce qui comporte le risque d'accentuer la compétition – mais à irriguer les différentes actions à partir d'un souci commun de non-discrimination. Ceci implique une action volontariste pour apprendre à chacun à mieux distinguer la personne avec toutes ses dimensions dont ses liens à des communautés diverses, mais, encore une fois, l'intérêt bien compris de l'entreprise qui met l'accent sur la contribution de chacun à la création de richesses est en théorie porteuse de cette logique.

Pour une entreprise comme Manpower, la démarche n'est pas de promouvoir telle ou telle communauté – un jour les handicapés, un autre les minorités ethniques et plus tard les rmistes –, mais de savoir reconnaître les talents de toutes personnes dans les recrutements et de savoir les valoriser auprès de nos clients en passant au-dessus des préjugés. L'objectif est d'honorer les demandes qui ne sont pas satisfaites aujourd'hui et d'aller solliciter de nouveaux clients grâce notamment à des intérimaires dont on assure insuffisamment encore la promotion. Il ne s'agit pas, bien au contraire, d'ériger des communautés anonymes comme nouveaux interlocuteurs, mais de répondre aux attentes des employeurs et des salariés, quitte à trouver des missions qui intègrent des aspirations un peu spécifiques comme la libération du vendredi après midi pour la prière.

Eviter le renfermement

L'entreprise doit aussi être un lieu où les personnes se trouvent bien pour éviter le renfermement dans des communautés refuges et où elles trouvent du sens. Les lois Auroux visaient à maintenir un statut de citoyen dans l'entreprise aujourd'hui ; – c'est un paradoxe, mais l'entreprise se doit aussi de contribuer à former ce citoyen qui n'est plus forcément préparé dans les lieux qui y contribuaient dans le passé. A Détroit – en comparaison de laquelle le département de Seine-Saint-Denis pourrait passer pour un modèle – Focus Hope est une vaste organisation caritative à l'américaine. Au-delà de la diversité des actions qui vont de la distribution alimentaire à la formation supérieure, ce qui frappe c'est que les promoteurs ont mobilisé non seulement le ministère de la Défense, mais aussi les entreprises sur le projet de « reconnaître la beauté et la dignité de chaque personne et s'engager dans une action intelligente et pratique pour surmonter le racisme, la pauvreté et l'injustice et pour constituer une communauté urbaine où tous puissent vivre dans la liberté, l'harmonie, la confiance et l'affection ».

Restaurer le lien avec l'environnement

La fuite des entreprises dans des zones plus calmes après les émeutes raciales aurait pu être leur seule réponse, mais elles ont accepté de se mobiliser dans ce qu'elles savent faire, à savoir développer des compétences et produire de la richesse et aussi pour retrouver une sens partagé ou au moins proposé à tous. Cela passait par un engagement dans les actions incluant le rétablissement d'un sentiment d'appartenance civique.

Au-delà de la valorisation des communautés par l'entreprise, il s'agit de la restauration d'un lien global avec son environnement. L'enquête de la Commission européenne avec le panel des entreprises européennes sur les bonnes pratiques en matière de diversité indique que 83 % des entreprises qui appliquent des politiques en faveur de la diversité reconnaissent que celles-ci ont un impact commercial favorable, même si les raisons légales ou éthiques restent le principal moteur de leurs actions.

L'utilisation de communautés par l'entreprise est présente dans le marketing avec des entreprises axées sur des clients déterminés à partir de leurs origines ou de leur orientations, des produits ethniques à la pink attitude. Le monde des médias avec les radios locales donne largement la place à des communautés, non pas simplement au nom de la liberté d'expression mais comme clientèle cible. L'entreprise, elle, doit en tout état de cause se reposer la question de la communauté qu'elle forme avec son territoire. Historiquement, l'entreprise s'est bien souvent structurée autour de son territoire. Saint-Gobain, Pont-à-Mousson sont à la fois des lieux et des entreprises qui ont entretenu un lien fusionnel avec leurs berceaux géographiques et il est symptomatique que, par l'intermédiaire de Saint-Gobain Développement, le groupe né de leur rapprochement ait maintenu un effort pour conserver des relations avec son environnement.

Un affaiblissement de la notion de territoire

Mais l'exercice est de plus en plus difficile. Les entreprises n'ont plus forcément une logique de territoire de référence pour deux raisons notamment. Les cadres ne sont plus des personnalités locales mais des nomades en correspondance entre deux affectations, en raison de la règle affichée de l'hypermobilité. Les décideurs ne sont plus les responsables des entités juridiques présentes sur un territoire mais les dirigeants de business units implantées bien souvent à l'étranger car couvrant des marchés mondiaux, d'où une ignorance croissante pour le tissu local alors que lui-même subit une évolution complexe.

La hiérarchisation des logements dans les villes industrielles traduisait la séparation des classes, mais aussi la présence de la direction dans la cité. Aujourd'hui les entreprises ont de moins en moins de besoin particuliers vis-à-vis de ce qui les entoure et leur environnement est de moins en moins un lieu de vie pour ceux qui y travaillent. Les implantations de centres de recherche ou de siège sociaux en Seine-Saint-Denis représentent des efforts louables, mais elles ressemblent encore à des donjons dont les portes s'ouvrent de manière cadencée le matin et le soir sur des navettes souvent dédiées à leurs seuls salariés et elles restent sans adhérence particulière sur l'environnement.

Les études d'impact social et territorial mises en œuvre dans certains licenciements économiques traduisent une démarche administrative pour obliger les entreprises à considérer les conséquences de certaines décisions sur la communauté qui les entoure, mais il faut une vraie politique volontariste des directions d'entreprise elles-mêmes pour remettre la tête à la fenêtre. à l'exception de quelques PME qui s'installent dans des endroits improbables pour des raisons liées à l'attachement de leurs patrons ou de quelques grandes entreprises qui s'inscrivent dans une vision à moyen terme, il n'y a pas simplement ignorance des communautés, il y a un réel détachement de l'entreprise avec sa communauté. Si le responsable de l'entreprise n'est pas de temps en temps dans les tribunes des matchs de football du week-end, il ne rate pas simplement l'occasion de rencontrer la France des blancs, blacks, beurs mais aussi les élus, le tissu associatif, etc.

Rétablir le lien

Il faut donc rétablir dans la vie de l'entreprise le lien général avec sa communauté. La question ne devrait pas être de savoir si, en tant qu'entreprise, je défends les valeurs de la République, avec tous les risques d'abstraction que cela représente, mais si, déjà j'ai bien exploré les opportunités que représente mon environnement par rapport aux défis que je vais avoir à résoudre et si j'utilise réellement les richesses de la communauté qui m'entoure dans sa diversité. Comme le montre le rapport européen précité, la gestion qualitative et quantitative des pénuries de main-d'œuvre est en effet la deuxième motivation des entreprises, suivie des avantages liés à l'innovation de nouveaux produits ou de nouveaux services.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/une-valeur-ajoutee-pour-l-entreprise.html?item_id=2688
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