Paul-Christian HAUTECLER

est architecte-restaurateur à Liège (Belgique).

Partage

Impossible équilibre en Wallonie

Entre l'histoire, les dogmes, les principes, les budgets, les administrations, les professionnels… le patrimoine serait-il le grand oublié ?

La Belgique est un Etat de dix millions d'habitants, à peine plus grand que cinq départements français. Créé à la conférence de Londres en 1830, il s'est doté d'un système politique fédéralisé comprenant un gouvernement central, trois gouvernements régionaux – la Flandre, la Wallonie et Bruxelles capitale –, et trois communautés culturelles– française, flamande et germanophone.
En plus de ces sept gouvernements subsistent des institutions plus anciennes comme les provinces et les communes. Le gouvernement fédéral, chaque région, chaque communauté, chaque province a, outre sa langue, son parlement, ses ministres, ses lois et ses « habitudes ». Le tout est couronné par les lois européennes. Le patrimoine autrefois centralisé a été régionalisé et est aujourd'hui sous la tutelle de trois ministres, de trois règlementations et de trois commissions consultatives.

De nombreux intervenants

Le patrimoine protégé dépend du ministre du Patrimoine. Celui-ci s'appuie sur une administration dont la mission est de mettre en œuvre la politique élaborée par son cabinet. Cette administration est divisée en trois directions : la conservation, la restauration et l'archéologie. Le ministre prend en outre avis (consultatif) auprès de la Commission royale des monuments, sites et fouilles. Récemment une institution supplémentaire a été créée sous le nom de « Institut du Patrimoine Wallon » (IPW) dont le but est de valoriser les biens de la région wallonne et d'apporter une aide aux propriétaires en plus de diriger le centre de formation aux métiers du patrimoine.

Cette surabondance d'institutions donne de la Belgique l'image d'un Etat où la moindre décision est politisée et conduit inévitablement à un sectarisme qui amenuise tout esprit critique. Par clientélisme ou complaisance, on a multiplié à l'infini les pouvoirs de décision. Pour peu, on se mettrait à rêver d'un pouvoir décisionnel centralisé et fort.

La chose ne serait pas grave, si cette importante armée de décideurs avait une compétence qui permette un vrai débat. Or, pour qu'il y ait compétence, il faudrait qu'en amont existât un enseignement qui crée cette compétence. Chaque grande ville possède son enseignement de l'architecture, multiplié à cause de la complexité des types d'enseignements, enseignement d'Etat et enseignement libre. Il y a donc sur le territoire de la Wallonie pas moins de huit écoles d'architecture dont sortent annuellement quelque deux cents architectes. Dans certaines écoles, une spécialisation en restauration peut se faire lors des deux dernières années du cycle de master. Une école a mis sur pied des cycles postuniversitaires, donnant un diplôme de master complémentaire avec spécialisation en restauration. à cette liste s'ajoute le centre Raymond Lemaire1 à Leuven (pas en Wallonie) qui donne une formation en restauration mais dont l'enseignement n'est pas limité aux seuls architectes. L'IPW et sa filiale, l'école de la Paix-Dieu, ont créé une formation aux métiers du patrimoine (surtout les métiers manuels) accessible aux architectes, aux artisans et aux dilettantes.

Contrairement à la France où l'accès aux projets patrimoniaux est réservé à des spécialistes, en Belgique n'importe quel architecte peut se prévaloir de faire de la restauration. Il n'existe aucun système d'agréation, ou de concours qui reconnaisse cette spécialisation. Il n'est même pas exigé des architectes de l'administration une formation en restauration pour pouvoir juger des projets qu'ils doivent approuver. L'idée d'une agréation est en cours, mais à qui sera-t-elle confiée ?

Les maîtres d'ouvrage, les administrations, les communautés diverses, et les proprié­taires privés, attirés par la manne que représente le subventionnement2 sont âpres à mendier leur dû, fussent-ils les plus fortunés. La Belgique n'exige aucune contrepartie (visite du grand public…) au versement de ces aides.

Les derniers acteurs sont les entrepreneurs en construction qui ont trouvé dans le patrimoine une forme de diversification et de rentabilité. Le système des marchés publics et de la sacro-sainte concurrence européenne leur donne le moyen d'augmenter leurs bénéfices, car beaucoup de dossiers sont impossibles à envisager sans suppléments.

Des procédures discutables

Pour obtenir les subventions de restauration, un bâtiment doit être classé. Cette notion a été depuis longtemps galvaudée. Le classement est par essence une reconnaissance de la société, des qualités esthétiques, historiques… d'un monument. Il fige ce dernier dans un état de son histoire qui le rend intouchable et le protège de toute intervention intempestive. Quel monument est arrivé intact jusqu'à nous ? « La restauration prétend intervenir dans le passage des temps et elle est d'une certaine manière anachronique, même  si ce n'est  pas pour  retrouver l'original3… » Nous recherchons souvent l'authenticité mais cette notion paraît bien théorique, car il apparaît que les monuments ont subi de multiples altérations.

Sans que cela ne soit clairement énoncé, la charte de Venise (1964) est le fondement de la réflexion sur la restauration. Ses qualités sont ses défauts. Si aujourd'hui ce texte est la base de toute forme de réflexion en restauration, il reste néanmoins un monument d'ambiguïté. Il sème le doute plus que les certitudes. Composé de quinze articles, il est souvent l'alibi des nombreuses instances qui y fondent une justification à leur avis. Il est le paravent derrière lequel les hésitants trouvent un appui, les médiocres la certitude de leurs capacité et les arrogants une confirmation à leur génie. Françoise Bercé4 rappelle : « Ce texte… doit être lu non comme un livre de recettes mais comme le bilan des échecs antérieurs, une page que l'on souhaite tourner. » L'intégrisme de certains à le mettre en application nous confronte souvent à des malentendus.

Des années d'enseignement de la restauration et d'une politique de la Commission royale des monuments, sites et fouilles, basée non sur la lecture critique du texte mais sur l'interprétation de certains articles, ont créé une génération d'architectes qui, bien que talentueux, n'ont pas compris ce que le mot restauration signifiait. C'est le monument que l'on a oublié. On a oublié d'en faire une lecture approfondie qui, de manière souvent simple appelle une réponse modeste. On a surtout confondu conservation, restauration et réhabilitation. C'est dans cette imprécision que les politiques se sont engouffrés pour prôner des réaffectations qui valorisaient leur politique sociale ou culturelle, les architectes pour y faire œuvre de créateur et les propriétaires pour en tirer un maximum de revenus.

L'article 9 qui dit que « …elle (toute restauration) s'arrête là où commence l'hypothèse » a fait bien des dégâts en région wallonne, car bon nombre d'architectes se sont arrêtés à l'hypothèse en n'ayant pas la capacité de mener une analyse approfondie, et la porte s'est ouverte toute grande sur les interventions contemporaines. La création a pris le dessus sur la restauration. Dans ce modèle, la simple continuité du geste architectural premier a été gommée. La continuité s'est faite par la rupture.

Quel respect de l'histoire ?

Cette rupture a été accentuée par l'instigation à utiliser des techniques modernes (article 10), afin d'éviter un procès de passéisme, sans voir que les techniques anciennes (mal connues des restaurateurs) sont plus adaptées à des interventions douces et réversibles. Les exemples sont nombreux de gestes architecturaux prenant le pas sur la restauration. Des croisées en fonte ou en acier ont remplacé des croisées en pierre, niant la géométrie originelle du bâtiment. Les châssis à petits carreaux dans les châteaux du XVIIIe sont bannis et remplacés par des menuiseries métalliques, etc. Le beau et l'harmonie ont été rejetés au profit d'un soi-disant respect des strates successives de l'histoire.

L'article 9 encore prône « …de faire précéder la restauration d'une étude archéologique et historique…». Le chemin de la restauration est donc passé par les études préalables. Ces dernières sont devenues la panacée des indécis qui se sont laissé imposer les lois dictatoriales de l'objectivité dite scientifique. Une étude du Sénat français a qualifié « d'effet pervers » l'utilisation inadaptée des études préalables parce qu'elles sont chères et que leur résultat, en augmentant le prix des travaux par des exigences accrues, en augmentait aussi la durée.

En Wallonie, un des articles de la charte les plus usités est l'article 5 qui concerne la réaffectation des monuments : « …la conservation des monuments est toujours favorisée par l'affectation de ceux-ci à une fonction utile à la société… » Sous prétexte d'empêcher un château de se dégrader, un bâtiment industriel d'être détruit, une église d'être abandonnée, on a fait de l'un du logement social, du second un centre d'archives et la troisième a été divisée en deux sur sa hauteur pour recevoir un hôtel restaurant. On a oublié que la charte dit aussi que « …une telle affectation est souhaitable, mais elle ne peut altérer l'ordonnance ou le décor. » Dans certaines villes très désargentées, les autorités tentent de faire classer des bâtiments souvent inintéressants, afin d'obtenir un financement pour les façades et puis s'y adonnent à toutes sortes d'interventions pour l'adapter aux règlements divers (incendie, économies d'énergies…). Les monuments sont devenus des boîtes vides et percées, que l'on s'autorise à remplir au gré des besoins. Tout ne peut pas être fourré dans tout. Le « façadisme » longtemps décrié a refait son apparition au prétexte de réhabilitation. Il nous prend tout d'un coup l'envie de préférer la ruine à la prostitution.

Espoirs

Beaucoup d'hommes et de femmes sont pourtant de vrais professionnels du patrimoine. Nous sommes hélas tous complices passifs de ce système qui nous nourrit et nous sommes tous sensibles aux sirènes des honneurs. Certains ont résisté devant la lourdeur administrative et politique en essayant de revenir à un monde moins imparfait. Dans les dernières décennies, des projets majeurs ont abouti. Certains sont réalisés dans un souci de restitution, d'autres avec la volonté de faire revivre le monument à tout prix par la réhabilitation, d'autres sont simplement des conservations et des protections, et d'autres encore ont trouvé un équilibre entre l'histoire, les dogmes, les principes, les budgets, les administrations, avec leurs forces et leurs faiblesses, en cherchant cet improbable modèle de restauration idéale. Il est toutefois prématuré de tirer des conclusions sur des travaux dont seul le temps dira si ils se sont approchés un tant soit peu de la vérité.

L'heure a sonné pour que ce morceau d'Etat se ressaisisse et que chacun des acteurs de la restauration prenne conscience du gâchis de ces dernières années de bricolage, pour retrouver un mode de fonctionnement qui soit en corrélation avec le but recherché : le sauvetage de ce passé qui nous lie tous. Il n'y plus de temps à perdre.

  1. Raymond Lemaire (1921-1997) est un des rédacteurs de la Charte de Venise (1964) et un des pères fondateurs de l'Icomos.
  2. Subventionnement : patrimoine ordinaire : 60 %, patrimoine exceptionnel : 95 %.
  3. Daniel Arrasse : Histoire de peintures, Paris, 2004.
  4. Françoise Berce : Des monuments historiques au Patrimoine du dix-huitième siècle, Paris, 1997.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/impossible-equilibre-en-wallonie.html?item_id=2693
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article