Frédéric EDELMANN

est journaliste au Monde.

Partage

La Chine fait table rase

Malmené par la période maoïste, l'essentiel du patrimoine chinois avait pourtant résisté. A partir de 2000 et de la sélection pour les Jeux olympiques, le mouvement d'urbanisation et de destruction débridées s'est accéléré. Aujourd'hui, quelques mairies éclairées tentent de faire marche arrière…

Tenter de comprendre la situation du patrimoine chinois en 2006, implique au préalable quelques rappels et quelques détours. Le premier détour sera un hommage aux esprits savants qui, de Victor Segalen à Pierre Ryckmans, en passant par Françoise Choay, se sont pliés à la vulgate selon laquelle l'aspect matériel (l'objet historique) et l‘aspect immatériel (le savoir-faire et le savoir refaire) seraient à séparer dans la pensée chinoise. Faisons-leur crédit d'avoir lu tous les textes, et visité aussi tous les sites, les tombeaux, les monuments impériaux, les temples, les tulou hakkas, les villages semi-troglodytes des bords du fleuve Jaune, toutes les cités organisées pour canaliser durablement l'eau qui noie les champs et dissout les maisons. Les textes sans doute ne manquent pas, qui ont conduit Liang Sicheng à écrire : « Il n'y a généralement pas en Chine une compétition de longévité avec la nature. Les Chinois se contentent d'une loi consistant à remplacer le vieux par le nouveau, en considérant la vie et la mort comme un cycle naturel. Ainsi, on ne se soucie pas de la longévité ou de la fugacité des réalités matérielles, on n'a pas l'ambition de ne les voir jamais périr. » Or Liang Sicheng (1901-1972), qui fut l'un des plus célèbres architectes et historiens de la Chine moderne, diplômé d'Harvard et Princeton, fut aussi l'une des rares personnalités qui, alors que Mao Zedong était au pouvoir, tentèrent de préserver l'intégrité matérielle de Pékin.

Un hiatus entre le discours et la réalité

Pékin, capitale et cas d'école, dont les monuments ont depuis été déifiés par la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, et dont Roger Darobers, encore à la fin du XXe siècle, pouvait décrire les labyrinthes bouleversants, les ruelles et les hutong, toujours présents en 1998, rasés pour la plupart depuis, alors que certains d'entre eux avaient l'âge de nos vieilleries parisiennes, et que presque tous suivaient la trame établie depuis les Yuan. à quoi tient ce hiatus entre le discours et la réalité tangible ? Le discours s'appuie sans doute sur une pensée qui prône le détachement et sur une histoire qui voit les capitales des royaumes et des empires vagabonder de ruines fumantes en renaissances. Il s'appuie aussi sur le flegme apparent de populations confrontées régulièrement aux inondations et aux tremblements de terre, auxiliaires de la guerre dans la destruction des hommes et de leurs œuvres. Il s'appuie encore sur des pratiques de construction et de rénovation, strictement codifiées par le Yingzao Fashi (règlements pour la construction) établi par Li Jie (1035-1110) à l'époque de la dynastie des Song du Nord, qui sera complété pour la période Qing par le Yingzao Zeli (manuel de construction) auquel Liang Sicheng consacra de nombreuses pages.

Accélération des destructions

Jamais le patrimoine, architecture et ensembles urbains confondus, n'avait connu dans l'histoire de l'humanité un bouleversement comparable à celui dont il est victime en Chine depuis le milieu des années 90, avec une accélération notable des destructions depuis l'an 2000. L'essor constructif est lui aussi sans précédent, porté autant par une réelle volonté de modernisation que par une spéculation qui fait de la construction la première source d'enrichissement de la Chine contemporaine.

Tandis que le « parc de logements », déjà notoirement insuffisant dans la première moitié du siècle, est censé abriter quelque 400 millions de personnes en 1900, 600 millions en 1949, malgré les guerres et les bombardements, 680 en 1960, il doit aujourd'hui en accueillir 1,3 milliard ou plus. La géographie concentre l'essentiel de cette population sur un tiers d'un pays qui compte 45 villes de plus de 1 million d'habitants et 20 métropoles de plus de 5 millions d'habitants. L'économie répartit plus inégalement encore la richesse entre les paysans, les migrants et des citadins dont le niveau de vie est lui-même formidablement disparate. Ces chiffres, qui n'ont de valeur que relative, indiquent assez l'absurdité qu'il y a à penser la révolution urbaine de la Chine en se fondant seulement sur l'idée d'une substitution de l'ancien par le neuf. Légitimer la destruction des villes anciennes par les nécessités du développement urbain est un contresens. La densification apparente des quartiers anciens n'a plus rien à voir avec l'amélioration de la vie, mais tout avec la spéculation foncière : les surfaces des logements – notamment les plus luxueux – augmentent, mais non la population logée.

L'exemple de Pékin

Les destructions ont touché en premier lieu les tissus urbains anciens des villes moyennes ou grandes (de 1 à 20 millions d'habitants) structurellement peu denses. Poussée par la misère, les guerres ou contrainte par la folie politique des années Mao, la population y a été entassée dans des conditions d'inconfort qui ont logiquement conduit à altérer les vertus originelles de la trame urbaine et de l'organisation spatiale traditionnelle, à dévaloriser physiquement et financièrement des édifices. Dans les années 90, là où logeaient quelques millions de personnes, ce chiffre fut multiplié par 10 ou 20, sans autre plan d'ensemble que la répétition des modèles shanghaïens, puis pékinois, enfin singapouriens ou taïwanais. Des modèles alternatifs, préservant tout ou partie d'ensembles historiques majeurs, pour développer les villes nouvelles sur des emprises voisines ou proches, furent quelquefois proposés, pratiquement jamais tentés.

Ce fut en particulier le cas à Pékin, que des architectes comme Zhu Qiqian ou Liang Sicheng tentèrent de sauver en proposant vainement à Mao de déplacer le centre de la capitale hors du tracé des enceintes historiques (actuellement le deuxième périphérique).

Dans la municipalité de Pékin (16 800 km², soit un peu plus que la Région parisienne), la population totale est passée de 4 millions en 1949 à 14 millions de personnes, 9 millions se trouvant dans les dix quartiers ou arrondissements de la zone urbanisée centrale (Beijng shi), qui sont l'équivalent de Paris et de ses couronnes (1500 km²).

L'essentiel de la ville ancienne, soit 70 km² (Paris : 105 km²) se trouvait délimité par
l'enceinte abattue par Mao et qui a laissé place au « deuxième périphérique », quand les transformations de la capitale ont désormais largement dépassé le « cinquième périphérique ». Même endommagée par le régime maoïste et soumise à ses diverses phases destructrices, la cité de Pékin léguée par l'histoire avec ses neuf méridiens nord sud, était encore très largement intacts au début des années 90. Si les premiers textes législatifs modifiant la vente et le transfert du foncier et planifiant la rénovation de quartiers classés comme insalubres remontent à 1992, les destructions systématiques commencèrent seulement à la fin de cette décennie. Mais c'est avec l'an 2000 et l'obtention des JO, que le système va s'emballer. En quelques années, la spéculation, le développement des nouvelles technologies, des bureaux, et surtout celui de la voiture, le tout sans réflexion préalable sur la mobilité et les transports, ont logiquement conduit à effacer les trames urbaines de la capitale et des cités impériales (en damier), comme Pékin, Xi'an ou Souzhou.

Du passé de Zhengzhou, capitale du Henan et qui fut ville impériale, il ne reste rien. De Chengdu, sublime capitale du Sichuan, il ne reste que trois belles et tristes rues anciennes, le reste ayant été rasé et reconstruit dans le goût de Zhengzhou. La prestigieuse Xi'An, qui fut plusieurs fois capitale du pays et près de laquelle est enterré Qingshihuangdi, le fondateur de l'Empire, a sauvé ses murailles, partiellement conservé son plan en damier et ses traditionnels méridiens, quelques merveilles comme la Forêt des stèles (le temple de Confucius) ou les mosquées du quartier musulman. Les intérêts bien compris de la modernité se sont chargés du reste, en fait l'essentiel, en y ajoutant cependant deux doigts de pastiche sans vertu. Chengde, autre site impérial dans le Hebei, au nord-est de Pékin, est elle aussi en grand péril, ou encore Nankin.

Là encore, le cas de Pékin fait école. Les premières destructions systématiques de la période post-maoïste ont concerné les quartiers et les rues les plus prestigieux, où se trouvaient les plus remarquables exemples d'architecture, puis les bulldozers ont poursuivi leur travail sur des ensembles au patrimoine de moins en moins riche (temples parfois exceptés).

Une première prise de conscience, rapide mais tardive, permit de définir 25 quartiers à « préserver » principalement dans la ville tatare, autour et au nord de la Cité impériale (Shishahai), autour du temple de Confucius, au sud dans l'ancien quartier des légations, à l'est le quartier de Dongsi, à l'ouest celui de Fuchengmennei, enfin une longue bande dans la ville chinoise autour de Liulichan et de Xianyukou. Ces 25 quartiers ont été presque aussitôt fragmentés en 40 entités plus réduites et susceptibles d'être réinterprétées pour toutes sortes de motifs. La réalité s'est manifestée très différemment sur le terrain. Un grand nombre de zones ainsi protégées ont été si sévèrement rabotées pour faire passer des avenues autoroutières à 8, 10 ou 12 voies qu'elles ont fini par disparaître. D'autres ont finalement cédé à la pression foncière. D'autres encore, comme Nanchizi, qui longe l'est de la Cité interdite, ou sur les bords de l'avenue Pinganli, ont été détruites et remplacées par des bâtiments à deux, plus souvent trois niveaux maquillés en chinoiseries selon le principe du fengmao (terme à tout faire, traduisible selon Zhang Liang par « physionomie stylistique ») qui consiste à respecter dans une mesure très arbitraire l'esprit sinon la forme de l'architecture chinoise.

Dernière décision connue de la municipalité : Pékin délocalisera tous les résidents de Siheyuan (habitation traditionnelle autour d'une cour carrée) afin de mieux protéger ce type d'habitation dans les cinq prochaines années, a déclaré un officiel le 11 janvier 2006. En bref, les tentatives de faire évoluer et densifier la cité ancienne en intégrant une modernité qui préserve l'essence de la ville chinoise, ont totalement cédé à une modernisation brutale ou au pastiche.

Renaissance culturelle ?

Les lignes qui précèdent ne concernent pas, ou partiellement, le patrimoine monumental qui, décontextualisé, n'a souvent plus qu'une vocation touristique de même qu'un certain nombre de quartiers (Shishahai à Pékin), de villes (Pingyao dans le Shanxi, Suzhou ou Zhouzhuang dans le Jiangsu, Lijiang dans le Yunnan), dont le sort (et donc les aménagements afférents) est d'accueillir les millions de visiteurs chinois ou étrangers qui pensent découvrir là les traces d'une civilisation qui se trouve en fait en voie d'effacement.

Reste qu'à côté de ce portrait désolé, une forme de renaissance culturelle est en train d'apparaître, portée par les grandes universités et quelques mairies éclairées. Shanghaï semble virer de bord (20 km² ont été classés et font réellement l'objet d'une protection équilibrée). à l'est de Shanghaï, la ville de Qingpu associe le meilleur de la modernité architecturale (Liu Yichun, Ma, Qingyun, etc.) et un respect du patrimoine qui n'a rien à voir avec les lourdes subtilités du fengmao. Même phénomène dans le centre historique de Hangzhou (Zhejiang), célèbre pour son lac et ses paysages, où les destructions sont désormais contrôlées et où les parties modernes ont été confiées à des architectes dont le dessin, certes commercial, répond au moins à des normes d'une honorable qualité esthétique. Hangzhou, surtout, comme quelques autres cités chinoises a réintégré le paysage et l'espace urbains, dans les valeurs culturelles du pays. C'est là une voie de sortie honorable quand le passé disparaît.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/la-chine-fait-table-rase.html?item_id=2694
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article