Pascale WEIL

est associée de Publicis Consultants.

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Faut-il un marketing spécifique ?

On entend  fréquemment  parler  de communautés « black, blanc, beur ou feuj » ou de communauté gay… Au point que certains se demandent s'il faut créer un « marketing des communautés ». Mais derrière cette question, s'en cachent plusieurs autres.

Oui, la société française apparaît aujourd'hui comme plus centrifuge. D'abord sous l'effet de ses fractures économique, sociale, numérique ou générationnelle, mais aussi sous celui de ses différences culturelles : elle est écartelée entre sa tradition «universaliste» qui considère que les hommes sont égaux, et la vision «différencialiste» qui, reposant sur le postulat que les hommes sont différents, est la source du communautarisme. (Rappelons que la culture d'assimilation française interdit ainsi de demander dans les enquêtes les différences d'origine ethnique des
individus).

Et le marketing ? Comment prend-il en compte cette diversité et doit-il devenir un marketing des communautés ? Si le rôle du politique est de créer l'unité du vivre ensemble, le rôle légitime de l'économie est de répondre à la diversité des besoins.

Aussi le  marketing  doit-il « cibler », définir,  fragmenter, découper la population en…. femmes, seniors, ados, amateurs de musique classique ou addicts de pizzas, en fonction de l'offre de ses commanditaires.

Ainsi a-t-il ciblé la fameuse ménagère de moins de 50 ans, les amateurs de coupés automobiles, comme il s'adresse aujourd'hui de manière de plus en plus personnalisée à chacun.

Cibler la différence ethnique ?

Alors, doit-il cibler aussi les communautés « ethniques » ? La réponse est d'abord stratégique : pour le marketing, l'important est de savoir si la différence ethnique a un impact sur la consommation. Par exemple, si le sexe est un critère décisif pour l'achat de soutien-gorge, il le sera peu pour l'achat de livres scolaires ; et si la religion affecte peu l'achat de produits électroniques, elle aura, au contraire, une influence significative sur la consommation de certains produits alimentaires soumis à des interdits, comme la viande « halal » ou la « cachrout ». Mais pour un yaourt, le fait d'être black, blanc ou beur a-t-il une influence ? Non.

La seule question qui se pose est donc de savoir si l'achat du produit est lié à une appartenance ethnique et si son usage est spécifique à cette communauté. C'est pourquoi le marketing « ethnique » n'est véritablement stratégique que pour les produits où l'appartenance ethnique ou religieuse surdétermine l'achat ou l'usage du produit. Sinon, les marques vont plutôt tenir un langage fédérateur et s'adresser à tous ceux, quelle que soit leur origine ou leur appartenance, qui sont intéressés par son produit(1).

Diverses formes de marketing des communautés

Aussi, dans les faits, le marketing des communautés black, blanc, beur prend-il plutôt la forme de :

  • La représentation de la diversité : c'est le cas notamment des annonces de recrutement des entreprises mondiales qui exposent une équipe composée d'un «caucasien, d'un black, d'un asiatique…», langage classique pour exprimer sa diversité.
  • Les produits de la diversité multiculturelle, quand L'Oréal propose, par exemple, des gammes cosmétiques qui répondent aux différences physiologiques de cheveux et de peaux des Blacks, des Asiatiques et des Caucasiens.
  • La mise en scène de stars comme Zinedine Zidane ou Tony Parker… mais ces personnalités sont plutôt choisies parce qu'elles incarnent des héros, que comme représentantes d'une communauté2 ?
  • Enfin, le marketing ethnique idéologique. Il a émergé avec les Mecca Cola, les Muslim Cola ou le Corsica Cola, mais peut-on tolérer qu'il soit porteur d'un message de discrimination ?

Le marketing ethnique est, on le voit, à manier avec précaution.

De manière iconoclaste, on pourrait même dire que le marketing s'adresse toujours à des « communautés » commerciales : les cibles, c'est-à-dire des « communautés d'acheteurs » qui partagent une motivation ou un usage analogue d'un produit ou d'un service. Mais le « marketing ethnique » ne vaut que si le choix du produit est surdéterminé par une appartenance ethnique. Par exemple, un opérateur téléphonique doit-il proposer une carte pour chaque communauté, – au risque d'être discriminatoire – ou plutôt formater des promotions attractives pour tous ceux qui sont intéressés par les long distance calls ?

Le marketing des tribus, un marketing des communautés ?

Depuis une dizaine d'années, a émergé le marketing des tribus, souvent associé au marketing des jeunes. Issu d'une constatation juste, celle de l'infidélité croissante et des consommations nomades, il préconise de cibler des « tribus » autour de pratiques sportives ou musicales, et suscite ainsi l'espoir de créer une relation, dont la chaleur et l'intensité uniraient les membres dans un lien quasi familial, qui compenserait les risques d'infidélité. Une promesse qui n'a pas manqué de séduire les entreprises !

Quand les jeunes partagent une passion commune pour un sport, qui est la clé d'un univers, d'un langage et de valeurs partagées, doit-on parler d'un marketing thématique, un marketing par centre d'intérêt, un marketing tribal, un marketing interactif et relationnel ?

Nous proposons une autre stratégie : plutôt que de chercher des tribus sociologiques préalables, souvent éphémères, n'est-ce pas le rôle de toute marque de se comporter elle-même en chef de tribu et d'attirer vers son propre « monde », vers son système de valeurs, son univers et servir ainsi de repères à des individus épars ? N'est-ce pas le rôle de toute marque de créer sa propre « communauté », sa tribu, autour de produits et  de services qui  fassent  sens et  nourrissent une relation ?

Mais, question éthique aussi : souvenons-nous que les civilisations « tribales » sont les plus violentes : à se définir par l'appartenance à une tribu, on risque de devenir rapidement l'ennemi de la tribu qui ne partage pas les mêmes totems et tabous, les mêmes idoles ou les mêmes dieux, qui ne pratique pas les mêmes rituels. Miser sur ce qui sépare plutôt que sur ce qui unit est-il la source d'un bien vivre ensemble ? Comme l'écrit Jean-François Kahn3, « le communautarisme conduit potentiellement à un double bain de sang : parce qu'il identifie les individus au droit du sang et non au droit du sol et parce qu'il finit le plus souvent en bain de sang ».

Enfin, il arrive que l'on parle de marketing de « communauté » à propos des gays. Appliquons notre règle stratégique : connaître les orientations sexuelles de chacun est-il pertinent pour l'achat d'une lessive, de yaourts ou de café ? Certainement pas. Mais il peut l'être davantage pour le choix de vacances, de restaurants, de loisirs, ou dans la mode. Il peut l'être aussi pour des événements, car les gays sont devenus une population trend-setter qui a une grande influence dans le lancement de nouveaux produits, parce qu'elle est une minorité leader d'opinion qui dispose aussi de ses médias, presse, TV ou Net, et donc de circuits d'influence.

Les seniors sont-ils une communauté ?

Jusqu'à aujourd'hui, les seniors sont peu représentés dans la publicité, ou, parfois comme la caricature d'un monde ancien. Alors, faut-il les cibler en tant que tels ? Leur âge surdétermine-t-il leur consommation ? Pour un grand nombre de produits, non. Mais s'il existe des services spécifiques à leur intention (notamment dans l'assistance, le service à la personne, les services médicaux, l'optique ou les loisirs), la marque développera un message particulier dans des médias qui les concernent : la presse ou le Net.

Rappelons-nous que les seniors ne veulent pas être un monde à part, mais une part du monde : ils répugnent à être ghettoïsés. Ils font leurs courses souvent le week-end pour vivre au même rythme que les autres. En dehors de quelques produits et services, les marques n'ont pas de raison de les traiter différemment du reste de la population. Dans les grands médias, une marque de yaourts aura intérêt à tenir un discours fédérateur plutôt que de segmenter son discours et à montrer ainsi qu'elle contient du calcium qui profite aussi bien à la croissance des enfants, aux femmes enceintes ou à la lutte contre l'ostéoporose.

Mais si les seniors veulent être une part du monde, les jeunes s'affirment comme un monde à part, et aspirent à une reconnaissance spécifique, avec des produits et des langages qui leur témoignent d'un respect particulier !

Oui, il existe des différences entre les individus, de sexe, d'âge, de religion, de goût, de centre d'intérêt… Mais toutes ces différences sont-elles redevables d'un marketing spécifique ? Seulement si elles entraînent des motivations et des pratiques de consommation diverses.

Les conditions d'un marketing spécifique

Car si toute cible est une « communauté » d'acheteurs… la seule question pour le marketing est de savoir autour de quel critère cette communauté se regroupe. Cela permettra de dépasser les confusions entre marketing thématique qui regroupe (depuis toujours) des passionnés autour d'un centre d'intérêt, marketing ethnique qui ne se justifie que si l'ethnie ou la religion surdétermine la consommation, et marketing tribal souvent évoqué pour les jeunes… et qui ressemble au marketing par centre d'intérêt.

Enfin, le marketing des communautés dépend aussi de la société dans laquelle il s'inscrit et de la perception qu'une communauté a de son identité. Les états-Unis sont une société communautariste où les individus se définissent eux-mêmes selon leurs appartenances ethniques et où les médias spécifiques renforcent ces appartenances. – chaîne  de  télévision  en espagnol  pour la  communauté hispanique –, ce qui n'est pas aujourd'hui le cas de la France. Ici, en effet, la consommation serait plutôt un trait d'union entre les communautés.

  1. Mais doit-on parler de communauté ethnique des blacks, par exemple, ou de chaque communauté selon qu'elle est originaire de tel ou tel pays ? A quel niveau d'appartenance les individus s'identifient-ils ? demande le cabinet Ak-a, spécialisé sur les populations afro-caribéennes.
  2. Ceci nous conduit à nous demander si le rôle de la publicité est de refléter, comme un miroir sociologique, toute la diversité de la société (des sexes, des âges, des milieux sociaux, des origines) ou de trouver l'argument, le message et les images qui mettent le mieux en relief la différence de la marque ? Ainsi, pour montrer qu'un fer à repasser est excellent, la publicité pourrait montrer une femme en train de repasser, mais montrer un homme alors que moins de 10 % des hommes le font est  beaucoup  plus  probant : si « même des hommes » s'y mettent, c'est que la marque a beaucoup de qualités ! . Il ne faut donc pas attendre de la publicité une représentation fidèle de la population, mais toujours la décoder en fonction de sa finalité : son message commercial
  3. Marianne du 8-14 avril 2002.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/faut-il-un-marketing-specifique.html?item_id=2685
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