est architecte, inspecteur général de l'architecture et du patrimoine au ministère de la Culture et de la Communication et ancien sous-directeur des monuments historiques.
Où va l'Etat ?
Une vague de réformes sans précédent agite aujourd'hui le monde des acteurs en charge de la protection et de la conservation du patrimoine bâti. Mais, au-delà des légitimes interrogations sur les incertitudes d'un avenir tant individuel que collectif, la question centrale est bien celle de la place que l'Etat entend conserver dans un domaine où, depuis un peu plus de deux siècles, il s'était érigé en garant quasi exclusif de la défense d'un intérêt public, face aux attaques incessantes d'une société considérée comme nécessairement vandale.
Cette question du « plus ou moins d'Etat » n'a rien de bien original à première vue dans notre XXIe siècle débutant si ce n'est qu'elle éclaire la véritable nature d'enjeux qu'un rapide retour sur l'histoire des politiques menées en la matière permet de mieux comprendre.
S'il est convenu, par une commodité un peu rapide, d'associer la genèse de l'implication de l'Etat dans la sauvegarde du patrimoine bâti à la première période révolutionnaire, il faut rappeler que l'initiative relève d'abord d'une impérieuse nécessité de gestion : dès lors que les biens jugés dignes d'intérêt (pour l'essentiel alors châteaux et édifices religieux) étaient privés des revenus que leur conféraient les domaines fonciers qui les accompagnaient, la puissance publique s'est vue dans l'obligation de pallier cette carence en inventant un système d'assistance aux propriétaires, privés ou collectivités.
La notion de monument historique
Parallèlement, l'émergence de la notion de monument historique et la mise en place et le développement progressif d'un service administratif et technique tout au long du XIXe siècle vont accompagner le fondement de l'idée d'un Etat-nation dont le patrimoine bâti est le bien commun au-delà de tous les particularismes : sa protection et sa conservation relèvent d'un intérêt public, nécessairement centralisé. L'état sanitaire constaté alors à l'occasion des enquêtes sur les monuments est le plus souvent catastrophique en raison de leur abandon par les propriétaires : ce constat fondera désormais et durablement la légitimité de l'Etat en la matière et l'attribution aux communes des églises paroissiales en application de la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l'Etat (alors près de la moitié du patrimoine protégé) ne fera que renforcer cette position.
Les destructions considérables occasionnées par les deux guerres mondiales sur les centres historiques et les monuments du pays tout entier achèveront de conforter l'idée d'un Etat seul capable de sauvegarder un patrimoine monumental, dont il n'est pourtant lui-même propriétaire que d'une infime partie, moins de 5 % du nombre total.
Le rôle de l'Etat central
Cette conception d'un Etat central, unique garant de l'intérêt public, sous-tend l'ensemble du dispositif législatif qui va progressivement s'élaborer, depuis les lois sur les monuments historiques de 1887 puis de1913, la loi sur les sites de 1930 ou encore la loi de 1943 sur les abords de monuments historiques. Il n'est pas question de nier les résultats considérables obtenus, car la physionomie générale du patrimoine français a été transfigurée entre 1850 et 1950, mais cette désappropriation et ce transfert de responsabilité, dans le domaine de la protection comme dans la conduite des travaux de restauration, pèsent jusqu'à aujourd'hui sur le fonctionnement du système français.
Les premières tentatives significatives d'extension des compétences de protection au niveau des collectivités territoriales apparaîtront au milieu des années 60. Le projet de confier aux départements la responsabilité de « classer sur une liste des monuments d'intérêt public » est lancé par le ministère de la Culture d'André Malraux en 1964 avec un objectif principal : celui du recensement et de la protection massive d'une architecture rurale menacée par la mutation sans précédent de l'agriculture française : malgré la conviction du ministère, le projet échouera rapidement.
En matière de maîtrise d'ouvrage des travaux sur les monuments classés, l'année 1970 marque l'ouverture décidée par le directeur de l'architecture Michel Denieul, de pouvoir confier au propriétaire cette responsabilité quand il le demande; communément intitulée « délégation de maîtrise d'ouvrage au propriétaire », c'est tout dire, peu soutenue par les services, directement conditionnée par des imputations budgétaires peu favorables et peu attractive sur le plan de la trésorerie, cette possibilité restera marginale durant les décennies qui suivront.
Les limites de la décentralisation des années 80
Le début des années 80, à l'occasion du premier grand chantier de décentralisation lancé par l'Etat, va susciter d'intenses débats autour de la question patrimoniale mais aucune mesure effective de transfert de compétences n'aboutira, même si la volonté d'ouverture des responsabilités aux collectivités territoriales est omniprésente. L'année 1984 voit à la fois la création des zones de protection du patrimoine architectural et urbain, premier essai de protection patrimoniale concertée avec les collectivités locales, et la constitution des commissions régionales du patrimoine historique, archéologique et ethnologique. Ces instances, déconcentrées au niveau régional, sont chargées d'examiner les dossiers de protection des monuments historiques, compétence jusqu'alors exclusive de la commission supérieure des monuments historiques au niveau central.
Si, une fois encore, le patrimoine monumental a échappé au transfert de compétences, à la différence d'autres secteurs de la culture (archives ou livre), l'impulsion énergique donnée à la déconcentration aura des conséquences immédiates : d'une part, un accroissement considérable du nombre des protections, en particulier des inscriptions à l'inventaire supplémentaire, et un élargissement significatif de leur champ thématique et chronologique ; d'autre part, une importante réforme des conditions d'exercice de la maîtrise d'œuvre des architectes en chef des monuments historiques (1985).
Toutefois, la même année, la loi sur la maîtrise d'ouvrage publique confirmera dans ce domaine la prépondérance de l'Etat : « L'Etat peut, par voie de convention, confier le soin de faire exécuter ces travaux au propriétaire ou à l'affectataire ».
Il faudra attendre un décret de 1996 pour achever cette vague de déconcentration en rendant le préfet de région compétent pour autoriser les travaux sur les monuments classés, prérogative du ministre depuis l'origine du service.
Quelles réformes ?
La création, en 2000, à l'occasion du remaniement ministériel, d'un secrétariat d'Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, confié au sénateur Michel Duffour, va susciter bien des interrogations. Deux initiatives principales en résulteront : premièrement, la rédaction de deux articles dans la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, qui prévoient pour les collectivités territoriales qui en feraient la demande un transfert de compétence en matière d'inventaire général, d'instruction des mesures de protection et de participation aux travaux sur les monuments inscrits à l'inventaire, y compris leur autorisation ainsi que la possibilité de faire appel, en cas de désaccord des maires ou pétitionnaires, des avis des architectes des bâtiments de France. Deuxièmement, le lancement de démarches expérimentales, les protocoles de décentralisation culturelle destinés à tester diverses voies de décentralisation, notamment dans le domaine du patrimoine. Le département de l'Isère élabore ainsi une proposition opérant un partage net des compétences : à l'Etat la responsabilité complète (protection et travaux) des monuments classés considérés d'intérêt national, aux collectivités les édifices inscrits, constitutifs d'un patrimoine local.
Dès son arrivée rue de Valois, au printemps 2002, Jean-Jacques Aillagon confie à Jean-Pierre Bady, conseiller-maître à la Cour des comptes et ancien directeur du patrimoine, la responsabilité d'organiser une large concertation et de proposer un plan de réforme des institutions patrimoniales, contrepartie jugée nécessaire au lancement d'une ambitieuse loi de programme visant à la remise à niveau de l'état qualifié de déplorable de nos monuments.
Plusieurs textes à suivre
Si l'on sait ce qu'il adviendra du projet de loi de programme dans le contexte budgétaire actuel, en revanche les propositions de Jean-Pierre Bady constitueront la structure générale du train de réformes engagé par Jean-Jacques Aillagon et poursuivies par son successeur. Quatre dispositions majeures sont envisagées par Jean-Pierre Bady dans son rapport remis en novembre 2002. Trois mesures de décentralisation : le transfert intégral des compétences des services de l'inventaire général auprès des régions, la gestion des crédits destinés à aider le patrimoine rural non protégé aux départements et un allégement du parc immobilier de l'Etat par transfert de propriété aux collectivités. En outre, il propose de confier de façon définitive à leurs propriétaires la maîtrise d'ouvrage des travaux sur les monuments classés. Les compétences maintenues sous la responsabilité des services de l'Etat sont la protection des monuments, le contrôle scientifique et technique et la délivrance des autorisations de travaux. Quelques mois plus tard était confiée à René Rémond, président de la Fondation nationale des sciences politiques, l'établissement d'un rapport proposant l'élaboration de critères définissant les monuments relevant d'un intérêt national.
La loi du 13 août 2004 reprend ces propositions : création d'un « inventaire général du patrimoine culturel » accompagné de son transfert aux régions (article 95), dispositions relatives au transfert de propriété des monuments de l'Etat (article 97). De plus, elle prévoira à titre expérimental pour les départements ou les régions, la possibilité de gérer les crédits consacrés à l'entretien ou à la restauration des édifices classés ainsi que le transfert aux départements des crédits relatifs au patrimoine rural non protégé (article 99).
Le décret du 20 juillet 2005 fixe, sur la base du rapport Rémond, la liste des 136 édifices d'intérêt national (dont les 86 cathédrales) et celle des 176 susceptibles d'être cédés ainsi que les modalités de ce transfert gratuit et relevant du volontariat.
Enfin, l'ordonnance du 8 septembre 2005, actuellement en attente de ses décrets d'application, confirme le statut définitif de maître d'ouvrage du propriétaire de monument classé ainsi que les compétences propres des services de l'Etat en matière de maîtrise d'œuvre, de contrôle scientifique et technique, d'autorisations et de mission éventuelle d'assistance à la maîtrise d'ouvrage.
Chantier considérable, assurément : sur le plan législatif d'abord, la stratification actuelle en matière de législation patrimoniale nécessitant un complexe toilettage de dispositifs parfois externes au champ de compétences du seul ministère de la Culture (urbanisme, par exemple) avec les inévitables risques de télescopage, voire de contradictions. Sur le plan du contenu, ensuite, car même si plusieurs dispositifs reposent sur un mécanisme de volontariat des collectivités, il s'agit de la remise en cause substantielle d'une position historique de l'Etat en la matière.
Il est naturellement aujourd'hui trop tôt pour mesurer l'adhésion des partenaires concernés, parfois plus prompts à revendiquer une compétence qu'à s'en saisir quand l'occasion leur en est donnée. On peut sans doute regretter que les dispositions budgétaires initialement prévues pour accompagner ce bel enthousiasme réformateur aient été les premières victimes d'un contexte budgétaire difficile ; la légitimité incontestable de nombre de ces mesures en eût été assurément plus facile à faire reconnaître.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/ou-va-l-etat.html?item_id=2687
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