Georges BALANDIER

est anthropologue, professeur émérite à l'université Paris-Sorbonne, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et écrivain.

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Besoin de lien social, désir de communauté

Plus que jamais, la désintégration des systèmes intégrateurs est en marche, explique le professeur Balandier. D'où la nécessité de renouer des liens sociaux pour éviter que la communauté ne se rétracte dans le communautarisme.

Lorsque la raison scientifique parle du social, elle dit ce qui le fonde selon ses propres principes : la relation, la communication, la logique qui marie l'une à l'autre. Lorsque le rapport social et l'attachement à une culture particulière sont reconnus par l'expérience, vécus, ils mettent en œuvre les affects, l'imaginaire, l'efficacité symbolique et rituelle. La première établit le social sur la rationalité, sur le calcul, sur les stratégies de la communication et de l'échange ; elle détermine les conditions propices à l'avènement de l'individualisme, à la formation d'une « société des individus ». Les seconds manifestent une prévalence de l'ensemble, du Tout selon l'interprétation holiste, sur la dispersion des individus.

Dans un cas, le lien social, faisant groupe ou réseau, peut être vu comme une condition nécessaire et suffisante ; il allie par convention et contrat, par le droit. Dans l'autre, l'ensemble régit toute existence, il crée une communauté de vie et de destin; il lie par une symbolique ritualisée et par le jeu des émotions et des passions.

Unité ou dispersion ?

Deux visions du social se trouvent ainsi à l'origine même de la philosophie politique et de la sociologie théorique, l'accent étant porté soit sur la dispersion, qui impose de tisser des liens pour faire société, soit sur l'unité du vivre-ensemble qui requiert de maintenir ce qui est une communauté d'existence faite de solidarités indissociables. L'opposition est ancienne, elle comporte une part d'idéologie. Face à un passé perdu et idéalisé, elle alimente la nostalgie d'une vie communautaire et des traditions disparues, face à un avenir espéré tout autre, elle révolutionne l'ordre des choses afin de provoquer l'avènement de la Communauté ultime. De la pensée grecque ancienne (l'union par « la communauté des joies et des peines »), à la pensée romantique (concevoir autrement le moi et sa relation au monde, les catégories du politique et du social), à la pensée marxiste (un monde ancien sombrant dans « les eaux glacées du calcul égoïste »), la communauté se manifeste en tant que «communauté émotionnelle» où la solidarité est sacrée.

L'opposition stricte – lien social par raison, communauté par fusion – ne tient pas. La communauté comme la société, tissu de liens sociaux légitimés, sont continûment en voie de se faire, de se transformer, de se déconstruire et de se reconstruire. Ce sont des processus en action, différents, mais pouvant coexister avec une importance relative qui varie sans que l'un parvienne à éliminer totalement l'autre.

À partir du XVIIIe siècle, lorsque la première modernité prend naissance en Occident, des communautés se défont et leurs traditions respectives se « déforcent », mais le processus de « communalisation » reste cependant actif. La société moderne porte en elle des communautés, dont la famille encore « étendue » et les paroisses, communautés de croyants, ne sont pas les seules survivantes. La nation, en tant que communauté suprême, la région, le village, entretiennent la relation communautaire par attachement à des territoires, qui les définissent et portent leurs lieux de mémoire.

Des sociétés plus complexes

Dans le tissu des sociétés devenues de plus en plus complexes, par l'accroissement rapide du pouvoir-savoir et du pouvoir-faire, des configurations d'orientation, d'esprit communautaire s'inscrivent. L'économie, par sa forme industrielle notamment, engendre plusieurs d'entre elles. Autour du « travailleur » dont les cités, les organisations de métier, les associations révèlent le maintien d'une inspiration relevant de la « communalisation ». Autour de l'« entrepreneur » dont l'entreprise se veut, se voudrait, communauté de vie, unité solidaire. L'accent porté sur la qualité des relations internes, l'évocation d'une culture et d'un patriotisme d'entreprise sont aujourd'hui les preuves d'une nostalgie du moment où l'entreprise entretenait une communauté des attachements, au-delà de la contestation. Pour leur part, le savoir nourri par la recherche scientifique nouvelle, la transmission des connaissances et l'éducation démocratisée font naître des communautés qui leur sont propres, scientifiques ou universitaires.

L'opposition entre société des individus et communauté ne disparaît pas pour autant, elle reste actualisable à tout moment en fonction des circonstances. Elle a été validée par des savoirs, par l'anthropologie attentive à la forme communautaire de nombreuses sociétés « exotiques », par les sociologies de la ruralité ou des folklores, orientées vers le monde des communautés et des traditions. Elle prend un nouvel aspect et une intensité nouvelle avec la multiplication des grandes villes - l'exode rural entretient des regroupements, des affiliations selon l'origine, et surtout, avec le grossissement des courants migratoires qui établissent le voisinage, des «différences» et l'organisation à partir de critères communautaires. Les grandes transformations accomplies durant les dernières décennies ont accéléré le développement de tels phénomènes : de mégapoles, agglomérations urbaines où les déliaisons l'emportent sur les reliances sociales, de périphéries urbaines en expansion qui attirent des flux migratoires nombreux, séparées et « défavorisées », propices à la recherche de liens communautaires générateurs de solidarités. Et plus récemment, avec la banalisation des moyens de mobilité personnelle et les gains de vitesse, la formation d'une société « véhiculaire » qui affaiblit l'attachement aux lieux, aux milieux sociaux territorialisés.

Plus de puissance que de liens sociaux

La surmodernité mondialisante, la nôtre, engendre plus de puissance que de liens sociaux nouveaux, entretenus par une vigueur civilisatrice nouvelle. L'actuel se manifeste en condition d'ambivalence, avec des avancées inouïes, des progrès sans précédent, mais non un progrès général voulu, connu dans son devenir et justement partagé. La désagrégation des systèmes intégrateurs – la famille traditionnelle, l'école transmettrice de connaissances et de civisme, le métier et le travail matériel – , la formation d'une « société du risque», issue des développements techniques et de la mondialisation économiste, autant de conditions entretenant une sorte d'apesanteur sociale et, pour chaque individu, l'impression d'être livré à lui-même.

Il ne suffit pas de parier sur l'émergence d'une société issue des médiations immatérielles, des mondes virtuels, une façon d'e-société propice à une e-démocratie. Il ne suffit pas davantage de s'en remettre au technoprophétisme pour refaire de la transcendance. L'effilochage du lien social, et la réduction de la communauté en un communautarisme, livrent l'individu à un « libertarisme » de concurrence, et la communauté à un enfermement antagonique. Il faut – toute l'histoire humaine enseigne cette contrainte – inventer un nouveau mariage des deux formes du social.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/besoin-de-lien-social-desir-de-communaute.html?item_id=2684
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