Ghassan SALAMÉ

est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, conseiller spécial du secretaire général de l'ONU et ancien ministre de la Culture au Liban.

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La valeur de l'ancien

Fort de son expérience de la reconstruction de Beyrouth et de la restauration des villes historiques du Liban, Ghassan Salamé, son ancien ministre de la Culture, porte un regard éclairé sur le patrimoine de notre monde et explique pourquoi la restauration du patrimoine bâti est porteuse de sens.

Profondément convaincu que chaque génération avait le droit de produire son propre style architectural, l'amateur largement ignorant que je suis a longtemps été sensible aux innovations, même les plus hardies. Beaubourg en son temps m'avait intrigué sans me choquer. La Très Grande Bibliothèque m'avait laissé sceptique mais néanmoins admiratif et j'avais suivi avec attention les polémiques que le concept avait suscitées, jusque sur les pages du New York Review of Books. L'Institut du Monde arabe m'a franchement plu. Les desseins de Pei me remplissaient de joie : j'ai apprécié la pyramide du Louvre et j'ai toujours été enchanté de voir que la West Wing du Musée national de Washington pouvait accueillir des milliers de visiteurs à la fois sans que nul ne s'y sente à l'étroit. J'ai suivi de loin la saga, hardie et coûteuse, de l'Opéra de Sydney et les malheurs de son architecte danois, fêté puis honni, puis de nouveau reconnu, alors que son projet s'imposait comme l'emblème légitime de la ville australienne. Les gratte-ciel de Manhattan ne me répugnent pas, ni ceux, plus récents et parfois même plus élégants, de Dubaï. Le néoclassique (sans doute à cause de la confusion des temps qu'il implique) m'a, en revanche, toujours laissé froid.

Un engouement pour le moderne... élargi à l'ancien

C'est en prenant, à l'automne 2000, mes fonctions de ministre de la Culture dans mon pays natal (le Liban) que cet engouement pour le moderne, plutôt que de s'inverser, s'est en réalité élargi pour intégrer l'ancien. La Direction des Antiquités dépendait de mon portefeuille et je fus très vite poussé à prendre des décisions dans de nombreux domaines. L'un d'eux était à la fois urgent, délicat et passionnant : celui de la gestion des centres urbains où s'accumulaient les constructions depuis l'âge néolithique jusqu'à la veille de la guerre civile de 1975 qui les prit pour théâtre principal, en passant par les âges phénicien, romain, islamique ou croisé. En dépit des contraintes de l'immédiat, même un débutant pouvait rapidement saisir, pour paraphraser un général corse devant les Pyramides, que «plusieurs millénaires l'observent» et que le paysage urbain permet de lire l'histoire «en coupe», les destructions de la guerre ayant mis à nu les couches architecturales superposées des siècles passés.

Reconstruire Beyrouth…

La reconstruction du Vieux Beyrouth, entamée quelque dix ans plus tôt dans un mélange de volontarisme et de polémiques, ne cessait de poser de nouveaux défis. Comment reconstruire le centre-ville avec du faux ancien, du vrai nouveau ou de l'ancien renouvelé, l'état inégal des immeubles qui avaient survécu aux méfaits des milices et aux vicissitudes du temps interdisant toute réponse uniforme ?
Que faire des immenses découvertes archéologiques que les excavations, réalisées en préparation de la reconstruction, mettaient à jour ? Combien de temps fallait-il laisser aux archéologues pour achever leurs fouilles sans désespérer les urbanistes ni décourager les investisseurs ?
Plus prosaïquement, comment convaincre un responsable religieux que les statues romaines trouvées sous une formidable mosquée n'étaient pas des objets païens à démolir, que les pierres millénaires de l'édifice lui-même (une ancienne église croisée) ne pouvaient être nettoyées qu'à la main ou que les boutiques qu'il voulait adjoindre à la mosquée pour « assurer les dépenses d'entretien » allaient causer un tort immense à la beauté du site ? Comment concilier les finances misérables des héritiers de demeures classées, qui avaient hâte de les démolir pour tirer profit de la spéculation immobilière, avec le devoir de préserver la mémoire de la ville ?

Deux ans et demi plus tard, en quittant le gouvernement, je soulignais qu'aucun, absolument aucun immeuble classé de la capitale n'avait été démoli pendant mon mandat, même si un projet de loi pour résoudre en profondeur le dilemme des propriétaires désargentés que nous avions préparé, avait dû être abandonné, victime des chicaneries politiciennes qui continuaient de miner le pays.

... et les autres villes historiques

Comme si les soucis de la capitale n'étaient déjà pas immenses (rendus encore plus aigus par l'énormité des enjeux financiers), je me suis vu rouvrir le dossier de rénovation du centre des autres villes historiques. Cinq d'entre elles avaient été sélectionnées par la Banque mondiale mais le projet avait été envoyé aux oubliettes. Je le déterrai avec force.

La logique de la Banque était à la fois esthétique et économique : améliorer l'accès aux sites intra-muros de Baalbek (l'imposante cité romaine du Soleil), Byblos (un site délicat, plus émouvant qu'écrasant), Sidon (partagée entre ses deux citadelles terrestre et maritime), Tyr (phénicienne, pharaonique et romaine) et Tripoli (où un immense patrimoine croisé, fatimide et mamelouk de hammams, mosquées, madrasas et auberges est largement ignoré et/ou meurtri depuis des lustres, par l'indifférence les habitants eux-mêmes autant que par la négligence des autorités nationales et municipales) tout en renouvelant l'environnement habité qui les entoure, pour y relancer l'économie locale. Deux ans de négociation me permettront de finir par signer l'emprunt de plusieurs dizaines de millions de dollars, laissant à mes successeurs le soin de le mettre en œuvre.

Le Liban étant ce qu'il est, j'étais accusé par les chrétiens de privilégier des villes à majorité musulmane et par les musulmans de privilégier l'habitat chrétien autour des sites de Baalbek et de Byblos, mais nul ne pouvait refaire l'évolution de la démographie et des migrations, volontaires ou forcées, pour satisfaire les besoins du politique.

D'abord convaincre

Il fallait aussi convaincre les maires de ces cinq villes de l'importance non seulement des bâtiments classés mais aussi des quartiers qui les entourent, ce qui nécessitait la restauration d'immeubles plus ordinaires. Les maires des autres villes du pays protestaient en arguant qu'il fallait restaurer le cœur de toutes les cités ou ne rien faire du tout, même si leurs villes avaient poussé il y a seulement deux ou trois générations et ne présentaient donc pas une même valeur patrimoniale.

Ces inévitables bouderies finirent par se dissiper lorsqu'on comprit que le mouvement était initié pour corriger l'intérêt jusqu'ici quasi exclusif pour la capitale, pour relancer l'économie locale et pour y engager les grandes institutions internationales, et surtout pour remédier aux effets des années de guerre, peut-être plus néfastes dans les constructions édifiées sans que l'Etat s'impose pour réguler leur prolifération sauvage que dans les destructions qu'elles avaient occasionnées.

Ce projet avait la particularité de joindre dans le même mouvement la gestion des sites archéologiques vieux de plusieurs millénaires et la rénovation du construit (ou reconstruit) urbain, souvent vieux de plusieurs générations, habité ou voué à l'habitation.

Pour beaucoup, les deux tâches étaient contradictoires et les polémiques entre archéologues et promoteurs étaient telles qu'il m'était au départ quasiment impossible de les réunir autour d'une même table. Les premiers ont par la suite nuancé leur intégrisme, qui pouvait aboutir à transformer les villes du pays en musées à ciel ouvert, et les seconds ont commencé à comprendre que la préservation des sites ou de l'habitat ancien, coûteux dans l'immédiat, avait prouvé dans mille autres villes du monde qu'il était très avantageux à terme.

La quête de l'ancien

Depuis cette expérience, le virus ne me lâchera plus. Envoyé par l'Onu en mission très politique dans l'Irak d'après-guerre, je volais du temps à la gestion de la crise ouverte par l'intervention anglo-américaine pour imaginer comment des quartiers historiques d'une incontestable beauté, mais fortement délabrés, comme celui d'A'zamiyyeh juché au-dessus du Tigre, le vieux complexe du gouvernement construit par les Ottomans près de la charmante rue Mutannabi ou encore le souk Daniel (du nom de son propriétaire juif), entre Hilla et Najaf, pouvaient être rénovés lorsque le pays retrouverait la paix.

Mes promenades dans Paris se font désormais le regard vers le haut, dans une admiration renouvelée pour les âges successifs de l'habitat parisien. à Orvieto, je peux mieux apprécier la transformation de vieux palazzi du XVIe siècle en appartements modernes nichés sur cette ville-colline, les Italiens montrant un doigté incontestable dans cette tâche. Je vais une ou deux fois par an à Berlin voir, toujours fasciné, ce qui reste et ce qui apparaît dans le panorama de cette ville dont les entrailles à l'air me rappellent souvent Beyrouth. Je suis fort impressionné par la rénovation d'un grand nombre d'immeubles à Moscou, Prague ou Budapest en sachant qu'il y a encore beaucoup à faire.

Déterminer les urgences

Autant je perçois désormais la préservation du patrimoine archéologique comme un devoir pour les Etats, autant je pense que l'urgence, en matière de construction, est la rénovation des quartiers délabrés pour les faire revivre. Les récentes violences dans les « cités » françaises ont suffisamment montré les effets pervers de ce choix urbanistique fait pendant les « trente glorieuses » pour qu'il faille y revenir. La rénovation de l'ancien est plus longue et bien plus coûteuse, mais la plus-value qu'elle génère est aisément perceptible dans les pays riches et encore plus dans les pays pauvres.

Un défi autrement sérieux est la parti­cipation de la population et notamment le retour dans le centre-ville de familles aisées qui, un peu partout autour de la Méditerranée, avaient laissé à l'abandon et aux squatters leurs demeures pour aller vivre dans des villas parfois bien laides sur les collines environnantes comme c'est le cas, entre autres, de Sidon, de Tanger ou même de Gênes. Déplacer hors les murs des activités artisanales particulièrement polluantes ou bruyantes, le tout sans expulser vers les banlieues lointaines les couches populaires, constitue un autre défi.

Le coût des objectifs

Ainsi les trois conditions de la rénovation me semblent devoir être réunies : une volonté politique doublée d'une législation flexible, des fonds importants et complémentaires, publics et privés, et enfin, la participation des habitants, ou du moins, leur acquiescement. à l'âge où l'urbanisation fait les ravages que l'on sait, cela peut apparaître comme un luxe. Ce luxe n'en est plus un dans les pays qui ont déjà dépassé la transition démographique, où la croissance de la population est devenue modérée ou nulle (sinon négative), mais il reste un objectif trop coûteux dans les pays où la croissance démographique est toujours élevée, où le passage à la ville est récent et où la demande en nouveaux appartements urbains ou périurbains demeure pressante.

Une démarche porteuse de sens

Bien plus que le nouveau, la restauration de l'ancien est porteuse de sens et c'est peut-être là que réside son attrait le plus fort. On y perçoit d'abord une réconciliation, celle de l'ancien et du moderne, notamment lorsque l'on comprend que la modernité, dont le progrès avait constitué une menace sérieuse pour le patrimoine, peut se racheter en offrant les produits et les techniques idoines pour sa restauration. Réconciliation aussi entre générations : la restauration de l'ancien est d'abord une reconnaissance par les contemporains de leurs racines et une volonté de les assumer, de les préserver, voire de les exhiber : les générations présentes jouent ainsi leur rôle de médiatrices entre le passé et l'avenir.

Par le bâti, on peut aussi lire la rencontre des cultures et leur interaction. Il m'est difficile d'oublier la cérémonie de réouverture de la villa Zafra, fleuron de l'architecture arabo-andalouse niché sur la colline en face de l'Alhambra, en présence du roi d'Espagne et de l'Agha Khan dont la fondation avait financé la restauration. Le bâti, hier lieu et butin des guerres de religions, devenait témoin de leur réconciliation. Et si le passé colonial continue de faire des vagues, y compris au sein de l'hémicycle français, force est de constater que la part de l'héritage colonial la moins contestée par les peuples récemment émancipés est précisément celle du bâti, tant l'expansion européenne des XVIIIe et XIXe siècles aura durablement été synonyme d'une mondialisation avant l'heure du bâti et de l'urbanisme du Vieux Continent.

On a pu, par la suite, rejeter la domination des puissances coloniales, mais on a volontiers occupé les bâtiments qu'elles ont laissés. à Alger, à Guangdong ou à Simla, l'indépendance s'est d'abord et avant tout traduite par la réunification de « la ville européenne » avec les « quartiers indigènes ». La restauration concomitante de l'une et des autres pourrait être un jour le signe positif de la réconciliation des habitants avec la phase coloniale de leur histoire, trop souvent rejetée sans ménagement dans l'inconscient collectif ou gauchement rayée de la mémoire, en dépit du bâti qui en demeure le témoin…et du bon sens.

Une arme contre les effets néfastes de la mondialisation ?

L'histoire, on ne le dit pas assez, ne marche pas à sens unique. Telle est notamment le cas de la fixation au sol. Si on note partout la sédentarisation des bédouins et l'urbanisation des ruraux, la mondialisation en cours a induit de nouvelles formes de nomadisme, de mouvement frénétique des hommes, des choses et des capitaux. Le bâti ancien répond alors à ce besoin de repères, à cette soif de continuité, à cette exigence de respect de la diversité culturelle que nos contemporains expriment de mille façons. On a suffisamment observé comment la mondialisation pouvait induire à la fois des processus accélérés d'intégration économique et financière et des processus de désintégration sociale et politique. La préservation et la promotion du patrimoine inscrivent une troisième dynamique entre l'uniformité intégrative et les dysfonctionnements « fracturants », celle de la diversité consciemment assumée, volontairement entretenue et généreusement pourvue dont le patrimoine bâti reste, à l'heure du virtuel, un des domaines les moins contestables et, à l'âge de l'anxiété, l'un des plus rassurants.

C'est pourquoi, si la restauration doit privilégier l'approche de quartier dans son ensemble plutôt que celle du bâtiment unique à préserver, c'est précisément pour réinsérer l'ancien dans la vie de la cité. Ni simple musée, ni lieu de détente et de loisir consumériste, le cœur des villes doit mériter son appellation en ne permettant pas uniquement de réinventer l'agréable mais en insistant pour demeurer utile, en jouant le rôle de modèle et de locomotive pour l'ensemble de la cité. Au-delà des considérations esthétiques et des retombées économiques, se niche là un choix politique que les sociétés en mal d'intégration ou celles qui n'ont pas entièrement répudié la violence auraient urgemment intérêt à faire.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-2/la-valeur-de-l-ancien.html?item_id=2680
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