Transformer, une nouvelle discipline de la continuité urbaine
Le remploi du patrimoine industriel offre un champ
d’action subtil et complexe pour les décideurs, les architectes
et les aménageurs.
Le patrimoine industriel est-il approché et traité
autrement que le patrimoine architectural ? Répond-il aux mêmes
mécanismes d’intérêt, de protection ? Quand a-t-il
rang patrimonial ? Ces questions sont récentes. à part la
tour Eiffel, qui fut peut-être le premier monument industriel et
qui dut sa survie au rôle immédiatement emblématique
qu’elle avait acquis, il a fallu attendre qu’ils ne servent
plus pour que les édifices du travail d’échelle monumentale
soient patrimonialisés.
Pour autant, l’assemblage des
deux mots ne va pas d’évidence : patrimoine désigne
ici le monument exceptionnel, le fige et le vénère, quand
industrie est mode de production en devenir permanent, s’occupe de
faire, de se régénérer et non pas de s’embaumer.
Pour réunir ces deux opposés, il faut faire un détour
par d’autres notions tels la mémoire, la disparition, l’usage
enrayé ; il faut faire un transfert de valeur de la production
vers l’histoire, la culture ou l’identité1.
La transformation est une pratique
très vieille ; elle ressortit au bon sens de remployer l’édifié,
de l’adapter à toute nouvelle fonction sans autre souci que
la conformation à l’usage. Pratique libre à laquelle
l’ère de la protection du patrimoine a porté un coup
d’arrêt, puisque l’objet désigné devait
être conservé, parfois rétabli, mais en tout cas ne
devait plus être transformable. La manière de désigner
l’objet est d’ailleurs « fondée sur un mélange
complexe de préceptes historicisants, didactiques, nationalistes,
nostalgiques et même moraux2 ».
En un siècle et demi, notre patrimoine aura construit
son empreinte à la française, depuis la première
liste des grands édifices-culte incarnant le génie national,
puis considérant l’écrin environnant l’objet monumental,
jusqu’à s’intéresser au territoire urbain des
secteurs sauvegardés. S’il explore en parallèle des
approches plus thématiques vers le patrimoine rural ou le patrimoine
industriel, c’est en réaction à des mondes qui disparaissent,
ultime mesure pour stopper le déclin des espèces menacées.
Protection incomplète
Mais la protection ne couvre ni tous les espaces, ni
tous les objets. Et le parc immobilier français des tissus anciens
poursuit son continuum de renouvellement sur lui-même avec des sensibilités
et des pratiques inspirées de la logique patrimoniale, quand bien
même les règles de celle-ci ne s’y imposent pas. On
y réhabilite. De plus en plus : un gros tiers du marché
du bâtiment. On n’y substitue plus du neuf à l’ancien,
on tend vers le meilleur respect de l’écriture de l’immeuble
existant : ses formes, ses matériaux, sa stylistique.
Ainsi, la réhabilitation a intégré
que l’âge et les racines donnaient du sens, elle est devenue
une sorte de pratique consensuelle de conservation urbaine de fait, elle
marche dans le cortège du patrimoine, sans prétention, mais
avec de gros effectifs. Son moteur est l’habitat et elle agit par
conséquent logement par logement, avec l’apparente modicité
de la stricte amélioration, gonflant pourtant à la sortie
une très grosse rivière qui est le véritable marché
du patrimoine.
Parce que l’accélération de l’histoire
est un traumatisme, parce que sa tranche de vie aura été
si courte (cent ans au plus), le parc industriel a mérité
son arrêt sur image ; il devient parc à histoire et réserve
foncière. En effet, personne n’est prêt à sa
disparition totale, parfois trop douloureuse, parfois économiquement
impertinente. Et cela nous donne bien deux tendances, l’une plus
culturelle, l’autre plus immobilière.
Protéger
En déshérence, le parc industriel ne devient
patrimoine qu’au prix d’un processus de mémoire. Et c’est
curieusement sa propre obsolescence qui le transforme en objet d’importance,
en fait culturel. Le regard sur le vestige conduit à en faire un
lieu de célébration culturelle, bien souvent un musée.
Veine qui résulte d’une résistance à faire disparaître
à jamais ce qui fut richesse, développement, emploi, bien
que dans le même temps souffrance et aliénation des hommes,
pollution, production au prix de sacrifices effarants pour notre sensibilité
contemporaine. Comme si ce qui a été et qui n’est plus
était si fort ancré dans l’histoire immédiate
que sa table rase serait insupportable, une négation, une deuxième
mort pour les témoins ; que l’outil ne fonctionne plus est
un fait compréhensible, mais pour que le deuil soit possible, il
faut pouvoir veiller le corps.
Donc donner à voir, revisiter,
expliquer : la sueur est un message qui contient dignité et fierté.
Qu’un retraité d’une industrie disparue, actif militant
de la conservation de sa mine, déclare3 : «
J’ai détesté mon métier jusqu’à
l’amour » atteste bien qu’une vie, des milliers d’heures
de courage sont un capital, une valeur que la seule mémoire ne
peut dire ; une valeur qui, pour exister, doit s’incarner dans la
ferraille et la silhouette du site.
Vu depuis un présent post-industriel,
devenu patrimoine, cet immobilier monumental est un spectacle (au sens
où il est mis en scène), un produit à l’usage
des loisirs ou de l’éducation. S’il contient une part
émotionnelle d’hommage aux hommes et à la pénibilité
subie par eux, il célèbre aussi le souvenir de la modernité,
son architecture, avec des outils qui furent toujours à un moment
à la pointe des hardiesses et innovations technologiques4.
Quatre-vingt-dix musées en France, des visites en croissance :
ce produit culturel a de l’avenir.
Transfomer
C’est celle qui remploie, recycle, s’enracine
sur un édifié ayant le double avantage d’être
évocateur et en œuvre, autrement dit nourri d’une puissance
poétique, esthétique, insolite et bénéficiant
déjà d’une morphologie spacieuse, d’une structure
solide et bien tramée. C’est la richesse du mariage mixte,
de l’alchimie permanente de deux mondes qui dialoguent. Le remploi
ouvre un vaste champ de création pour l’architecte, un terrain
insoupçonné pour élaborer de nouvelles formes à
partir d’anciennes. Ce qu’on a pu faire des docks de la Joliette
à Marseille, par exemple, décape certaine vision de la rudesse
des bâtiments industriels. Parfois cependant, les tristes séries
de boîtes en brique n’ont pas plus d’intérêt
que les hangars champignons bardés de tôle qui peuplent nos
périphéries urbaines : l’âge n’y a rien
ajouté et le bulldozer passera sans regret.
Mais il y a plus que la célébration architecturale
réussie : transformer est désormais une nouvelle discipline
de la continuité urbaine. Elle absorbe la friche pour la restituer
à la ville comme un nouveau tissu d’usage, pour lui couturer
les fonctions d’aujourd’hui : les classiques assemblages de
bureaux, logements, commerces, mais aussi les locaux plus atypiques des
artistes et les expérimentations de nouvelles formes de mixité
culturelle. La ville englobe le tissu hétérogène
des ateliers, entrepôts, pénétrantes ou vestiges ruraux
qui étaient précédemment à ses portes ou confins.
Désordre dans l’exercice classique de composition urbaine
mais constat post-moderne d’une nouvelle écriture possible
: elle assimile le chaos qui fait partie de l’espace commun, s’en
nourrit comme d’une nouvelle réalité faite du hasard
de l’accumulation tant physique qu’historique.
Là où il y a changement d’échelle
par rapport à la réhabilitation du logement, c’est
que les espaces de l’ex-ville industrielle sont de véritables
territoires. La pensée de récupération n’est
pas une pensée de rationalité centrée sur l’objet
mais bien une conquête de nouveaux morceaux urbains entiers pour
leur donner une civilité.
Site bâti, site sensible
C’est un processus d’intégration dont
le résultat est de rendre habitables, fréquentables, des
poches qui, sans ce souci, glisseraient vers le ghetto. Sortir du délaissé,
physique et social, est peut-être un sursaut pour construire des
marques d’édilité aux zones du travail périmé
et de la ville non constituée. Un statut citadin. Parmi les villes-ports
qui connaissent ce phénomène, Londres est probablement l’exemple
le plus frappant de récupération – par les élites,
il est vrai – des zones de docks.
Le changement de statut de zones récupérées
a aussi des effets patrimoniaux : passer de l’abandon à l’architecture
de qualité (surprenante, respectueuse, innovante…) revient
à transformer des ensembles ignorés en site historique.
L’île Seguin, plus qu’un terrain, est bien un site inspiré,
aux forts enjeux de célébration d’une histoire de la
capitale. Mieux vaut donc ne pas purger l’histoire mais emprunter
son chemin, la réécrire, l’éclairer d’un
nouveau sens, cohérent si possible.
Car beaucoup de décideurs et d’acteurs se
succèdent. Fait-on la synthèse de leurs rôles et ambitions
? Ne faudrait-il pas simultanément solliciter l’élu,
détenteur des outils d’action sur l’espace, pour son
instinct visionnaire ? L’architecte, dépositaire de la complexité
du site, pour ses mérites conjugués d’archéologue
et de designer ? L’aménageur, pour que, abandonnant la duplication
de prestations standard, il fasse appel au génie du lieu et s’appuie
sur son originalité ?
L’ouvrage a du talent ; déjà le simple
talent d’être parvenu jusqu’à nous et d’exister
encore, le talent de pouvoir être recyclé. Même s’il
est simple immobilier, « patrimoine sans papiers », il est
de facto archive culturelle et l’intérêt qu’on
lui porte le fait renaître à l’identité, à
l’état civil. Si l’on se place d’un point de vue
patrimonial, l’ensemble industriel (limitons-nous ici à celui
qui est courant, ordinaire) tel que nous le percevons avant intervention
est difficile à analyser. Quel objet est-il ? Il n’est plus
dans son état originel, c’est un objet ancien, donc marqué
: notre regard d’antiquaire est passé par là. Il n’est
pas que l’objet ou mutilé ou maintes fois modifié,
somme de bricolages successifs. Il est plusieurs de ces dimensions à
la fois, valorisé par son âge mais déprécié
par ses dégradations, vénérable par ce qu’il
fut, certes banal mais utilisable à coup sûr pour un usage
réinventé. Toutes dimensions subtiles, subjectives, qu’il
n’est pas possible de donner à voir avec les outils ordinaires
de l’architecte que sont le dessin et le descriptif. Comment en effet
rendre compte matériellement de la mémoire et de ses stigmates
? Comment dire le temps, dimension évidemment lisible pour chacun,
et sa façon de marquer la matière ? Comment communiquer
et par quel biais expliciter tant la nature de l’objet que l’argumentaire
propres à une intervention sur un édifice usagé ?
Deux dimensions sont à transmettre : l’histoire
et l’objet. La première oblige à conserver de la matière
originale. Elle s’exerce dans le domaine de la restauration. La deuxième
pose la question de la perception de l’objet : image de l’aspect
parvenu et son romantisme fixé comme une patine ou bien restitution
de l’aspect originel – deux formules pour exprimer la puissance
mémoriale de l’édifice.
Certains travaillent comme s’ils construisaient
avec des pincettes un bateau dans une bouteille, ils dialoguent en glissant
un design hyper-contemporain dans la carcasse cicatrisée du vieux
combattant.
D’autres – pensons à
l’installation de Nestlé à Noisiel dans l’ancienne
usine Menier – succèdent à cinq époques de campagnes
architecturales majeures5, l’actuelle sixième
étant à la fois restauration et complément, incarnant
la modernité pour un grand groupe retenant un site idéal
pour implanter un véritable campus d’entreprise.
à Lille, avec l’Atelier
national d’art contemporain, coiffant par un immense vélum
technique les bâtiments d’un ancien complexe de loisir ouvrier
(cafés, bals, patinoire)6, comme à Roubaix,
dans l’ancienne piscine devenue musée de la Mixité
art et industrie textile7, l’immobilier de l’ère
industrielle est prétexte à s’évader de toute
contemplation pour se projeter dans l’avenir, génétiquement
enraciné dans l’histoire industrielle de la région
entière. Après la blessure de l’agonie, la renaissance
à une fière identité, digérée et valorisée
comme un produit culturel et touristique.
Alors, le détruire ? Nullement : quelle grossièreté
de la société justifierait que l’on effaçât
un gisement de réflexion et de sensibilité? D’autant
que le parc industriel est, au choix – rare privilège –,
champ libre à la protection patrimoniale ou à la vitalité
des formes pour les inventeurs de la ville et de l’architecture d’aujourd’hui.
- Forme de sensibilité récente quand on songe au sacrifice des
Halles de Baltard à Paris il y a moins de quarante ans et, à
l’inverse, au maintien de celle de la Villette vingt ans plus tard.
- Kenneth Powell, L’Architecture
transformée, Seuil, 1999.
- Cité dans l’Express
« le magazine » n° 2629, 21 novembre 2001 ; excellent dossier
sur le sujet, mine d’adresses et de références bibliographiques.
- Hommage parfois également
au visionnaire, tel le Familistère de Godin, qui explora l’autour
du travail et le souci du mieux-être de la communauté productive,
fibre sociale peut-être utopique mais exceptionnelle en ces temps
et lieux.
- Création en 1820, puis 1860
et 1875 par Saulnier, pour les célèbres losanges de brique
sur le bâtiment-pont à structure métallique qui enjambe
la Marne, 1880 Eiffel, 1908 la « cathédrale » par Considère
utilisant le procédé de béton armé de Hennebique,
et enfin 1996 Reichen et Robert.
- Bernard Tschumi, 1998.
- Jean-Claude Phillipon, 2001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-5/transformer-une-nouvelle-discipline-de-la-continuite-urbaine.html?item_id=2422
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