Financiarisation de l’immobilier : vers un nouvel équilibre
Apparue à la fin des années quatre-vingt,
la financiarisation de l’immobilier s’explique largement par
la désinflation et a été encouragée par l’intervention
massive des investisseurs américains après 1996. Mais jusqu’où
pourra-t-on faire de l’immobilier sans s’intéresser aux
immeubles ?
Tacite, au 1er siècle après J.C., écrivait
(avec sérieux ?) que « rien ne pouvait être dit qui
n’ait été dit avant nous ». Etrange assertion,
dont l’ineptie est régulièrement démontrée
mais qui se pare tout aussi régulièrement des atours de
l’évidence… Peut-on, encore aujourd’hui, parler
de la financiarisation de l’immobilier, et en dire quelque chose
L’expression de « financiarisation de l’immobilier
» est devenue tellement commune que ce serait commettre une lourdeur
que d’en asséner une définition. Soit. L’expression
parle d’elle-même. Elle désigne un phénomène
récent, plus exactement un état de fait qui caractérise
depuis peu le marché immobilier. L’immobilier s’est financiarisé,
voilà tout. Il ne reste qu’à s’incliner devant
l’évidence, et à tenir compte des nouvelles règles
du marché.
Cette apparente simplicité
est pourtant trompeuse, et l’on est en droit de s’étonner.
La financiarisation de l’immobilier, un phénomène récent
? Mais les foncières cotées en Bourse datent de capitaines
d’industrie qui s’appelaient Henri Germain ou Jacob-Emile Péreire1,
il y a plus d’un siècle : il est difficile de prétendre
que ces personnalités n’étaient pas des financiers,
ou que la Bourse ignorait tout de la finance ! Dans le même ordre
d’idées, les banques pratiquent le crédit immobilier
depuis bien longtemps, et les compagnies d’assurance n’ont pas
attendu la dernière décennie pour investir dans des patrimoines
immobiliers : banques et compagnies d’assurance seraient-elles des
institutions ayant longtemps ignoré les pratiques et la culture
financières ?
L’association de la finance et de l’immobilier
est donc tout sauf récente. Pourtant, il y a indiscutablement un
parfum de nouveauté dans l’expression de « financiarisation
de l’immobilier ». Où est donc la nouveauté ?
Ainsi posée, la question a le mérite de
bousculer une trop banale passivité devant un phénomène
qui, en s’imposant rapidement dans le langage courant, a donné
l’impression qu’il n’avait pas besoin d’être
analysé.
La fin de l’inflation
Par quel miracle a-t-il fallu attendre la fin des années
quatre-vingt pour que la finance fasse son apparition sous le ciel de
notre bel immobilier français ? L’explication la plus couramment
avancée est que la gravité de la crise des années
quatre-vingt-dix aurait terrassé les acteurs traditionnels de l’immobilier
au profit d’une nouvelle génération de financiers dotés
de capitaux à investir autant qu’auréolés de
virginité immobilière…
Cette explication présente deux défauts
majeurs. D’abord, et c’est ennuyeux, elle ne tient pas compte
du fait que l’expression de financiarisation est apparue avant la
crise, c’est-à-dire dès la fin des années quatre-vingt.
Ensuite, elle semble nier ce que nous avons déjà mentionné,
à savoir que le crédit immobilier n’est pas une invention
récente, que les banques ont développé depuis fort
longtemps des filiales de promotion, et que les investisseurs institutionnels
sont présents de longue date sur le secteur immobilier au travers
de patrimoines importants. Il faut donc rechercher une autre explication.
Ce qui s’est passé relève simplement
d’une dynamique née dans le creuset des activités financières,
dans leur partie la plus noble qui s’appelle l’allocation d’actifs,
le fameux asset management. Tant qu’il y avait de l’inflation
en effet, l’immobilier sortait du champ d’intervention des allocataires
d’actifs, puisque, par définition, une valeur refuge est dotée
d’une « prime de risque » négative, ce qui signifie
qu’elle ne se soumet pas aux équations financières
ni surtout aux techniques d’arbitrage issues des analyses de couple
risque/rentabilité. A la rigueur pouvait-on considérer qu’un
certain dosage d’actifs immobiliers constituait un acte de bonne
gestion dans une optique de sécurité, mais la partie immobilière
d’un portefeuille ne s’intégrait pas véritablement
dans les processus éprouvés d’analyses et de décisions.
L’exception immobilière était donc une réalité
tangible, la nature de valeur refuge créant une frontière
aisément perceptible, et techniquement infranchissable, entre les
actifs financiers et les patrimoines immobiliers.
Fin de l’exception immobilière
La désinflation, en dissolvant cette frontière,
a soudainement élargi à l’immobilier le champ d’application
des techniques d’allocations d’actifs. Les financiers s’y
sont alors considérés chez eux, à la grande surprise
des acteurs traditionnels de l’immobilier qui ont vu débarquer
ces envahisseurs qui ne manquaient pas d’aplomb… Comme toujours,
une fois que la guerre est gagnée, l’objectivité se
range du côté des vainqueurs et l’histoire est réécrite
comme parfaitement logique et inéluctable. Il est donc «normal»
que la théorie, les analyses et les pratiques financières
s’appliquent à l’immobilier, puisque celui-ci est un
actif comme les autres !
La désinflation apparaît donc à l’origine
de la financiarisation de l’immobilier. Mais elle n’est pas
à l’origine de l’ampleur du phénomène,
qui est due manifestement à l’intervention massive des investisseurs
américains à partir des années 1996 et 1997.
La montée en puissance de la théorie financière
Dans un marché exsangue, ces investisseurs ont
apporté des capitaux, démarche dénuée de toute
affectivité : n’est-ce pas cela aussi la financiarisation,
la dissolution de l’immeuble dans les équations de rentabilité
? La théorie financière contient en germe le phénomène
de financiarisation : l’immeuble n’a en réalité
aucune importance propre, pas plus que n’importe quel support d’investissement,
seuls comptent véritablement le capital initial, le cash-flow pendant
l’opération, puis le taux interne de rentabilité…
à la sortie.
Ce n’est pas la théorie financière
qui est nouvelle mais sa prééminence. Le financier n’est
plus un acteur parmi d’autres ; il est devenu le primus inter pares.
Il l’est d’ailleurs devenu avec la participation active, sinon
l’assentiment, de tous les acteurs de la chaîne immobilière,
trop heureux de cette manifestation d’intérêt. A tout
seigneur tout honneur, la langue du conquérant fut adoptée,
et les termes de cash-flow, return on equity, asset management ou property
management sont désormais indispensables au bien-parler immobilier.
Ils reflètent aussi la façon de bien penser
l’immobilier. L’évaluation des immeubles par le cash-flow
en est un exemple. En clair, la valeur d’un actif n’est rien
d’autre que la somme de ses revenus (actualisés, c’est-à-dire
traduits en valeur d’aujourd’hui). C’est l’un des
fondements de la théorie financière.
Mais apparaissent alors une difficulté et un paradoxe.
La difficulté est bien connue, mais trop facilement
écartée comme mineure. Jusqu’où peut-on dématérialiser
l’immobilier ? Les localisations, les volumes, les façades,
les qualités architecturales, les valeurs symboliques, les qualités
techniques et les mille et un détails qui font le quotidien de
l’occupation d’un immeuble, peuvent être quantifiés
à un moment donné et traduits en un coefficient unique pour
modifier de quelques dizaines ou centaines de points de base la prime
de risque, et arriver ainsi au calcul par le cash-flow de la valeur d’un
immeuble. Cette approche est logique du point de vue du financier, mais
on ne peut contester que transformer en un seul chiffre une réalité
immobilière multidimensionnelle est une opération très
réductrice, et dont les résultats sont par conséquent
très instables. Autant il est légitime de procéder
à une telle réduction, autant il est dangereux d’oublier
son caractère complexe, délicat, mouvant.
Le paradoxe, quant à lui, est simple à
énoncer. Une théorie est censée expliquer la réalité,
et la théorie financière a pour ambition d’expliquer
la formation des prix. Dire que cette théorie s’applique au
marché immobilier veut donc dire que les prix observés des
immeubles sont correctement expliqués par la méthode des
cash-flow. Or en France par exemple ce n’est pas vrai, année
après année, pour le marché du logement. La réponse
est évidemment brillante (le logement est trop cher) et la réaction
logique (les investisseurs institutionnels s’en dégagent).
Mais cela sous-entend que tous les détenteurs ou acheteurs sur
le marché du logement sont de piètres financiers qui ne
connaissent pas leur théorie. Il s’agit certes en grande majorité
de particuliers, mais à l’échelle d’un marché
qui représente plus de deux fois la capitalisation boursière,
il ne faut plus parler de théorie explicative des prix ! Or la
prétention de la théorie financière est bien de s’appuyer
sur une explication satisfaisante de la formation des prix pour permettre
aux investisseurs d’élaborer une stratégie d’investissement
– acheter, vendre ou conserver.
La
financiarisation de l’économie
Une autre façon d’exprimer ce paradoxe reviendrait à dire que la théorie financière appliquée à l’immobilier est valide dans le périmètre que se disputent ceux qui ont adopté cette théorie…ce qui nous conduit à un troisième aspect, peut-être le plus important, de la financiarisation de l’immobilier. Pour notre secteur, il s’agit d’une véritable mutation, nous lui avons donc donné un nom. Mais si nous nous étions enfermés par erreur dans une expression particulière, alors que l’essence du phénomène était d’ordre général ?
Il suffit d’énoncer l’expression de
« financiarisation de l’économie » pour voir le
lien entre le particulier et le général. La mutation que
vient de connaître l’immobilier n’a rien d’original.
Tous les secteurs, toutes les activités viennent de subir, ou sont
en train de vivre, une transformation similaire.
Le gouvernement d’entreprise, formule pudique pour
désigner la mise au pas des dirigeants au service des actionnaires,
exprime l’établissement d’un rapport de force qui était
théorique et qui devient concret : l’entreprise appartient
aux actionnaires, qui veulent gagner de l’argent. Nous n’entrerons
pas dans des débats philosophiques peut-être importants (le
profit comme finalité majeure, voire exclusive, de l’entreprise
n’est pas une querelle close), l’essentiel pour notre propos
est qu’il y a eu prise de pouvoir. Les objectifs financiers des actionnaires
sont aujourd’hui en mesure de s’imposer souverainement, ils
ne sont plus un élément parmi d’autres.
Comme toutes les prises de pouvoir, celle-ci a été
réalisée par la force, et plus précisément
dans le cas présent par le nombre. C’est l’accumulation
de l’épargne (pas de guerre mondiale, élévation
du niveau de vie et allongement de la durée de vie) qui, en créant
des masses considérables mais en structure étroite (un nombre
limité de grands organismes concentrent l’essentiel du flux
des capitaux), a fait naître un nouvel acteur économique,
l’actionnaire ou investisseur, désormais perceptible à
l’échelle macroéconomique.
Autrefois, comme l’a récemment exposé
Jean-Paul Betbèze, les taux d’intérêt influençaient
la Bourse ; aujourd’hui, les banques centrales tiennent compte des
marchés financiers pour leur politique de taux. Que les investisseurs
décident de se retirer des économies sud-asiatiques, et
celles-ci s’effondrent. Qu’ils décident de jouer le cycle
de l’immobilier français, et celui-ci repart. L’analyse
méticuleuse de la shareholder value (valeur actionnariale) condamne
des entreprises prospères à licencier, et offre à
d’autres de conquérir de nouveaux marchés.
La puissance du financier est un phénomène
radicalement nouveau à l’échelle planétaire.
Mondialisation et financiarisation ne sont-elles pas relativement synonymes
? La nouveauté ne se situe pas dans la logique ou la sophistication
financières, mais dans la souveraineté du point de vue financier.
Des pans entiers de l’économie relèvent désormais
d’un univers obéissant fidèlement aux canons de la
théorie financière. Les privatisations en Europe ont permis
à cet univers de croître, les « externalisations »
prennent aujourd’hui la relève. De grandes parties du marché
immobilier (d’entreprise notamment) ont d’ores et déjà
basculé.
Pour revenir du général au particulier,
deux conclusions peuvent être formulées en ce qui concerne
le marché immobilier.
Tout d’abord, pour la partie qui relève d’ores
et déjà de l’univers de l’investissement, tout
immeuble appartient de fait à deux marchés : celui de l’utilisateur,
où se confrontent l’offre d’espace (l’immeuble)
et sa demande (l’entreprise ou le ménage) ; et celui de l’investissement,
où se confrontent l’offre de capitaux et sa demande (le vendeur
de l’immeuble, qu’il soit occupant ou lui-même investisseur).
C’est la partie la plus sensible de la financiarisation de l’immobilier,
puisque les prix de ces immeubles n’obéissent plus seulement
à leur valeur d’usage. En ce sens, certains marchés
immobiliers devront de plus en plus être analysés comme les
marchés financiers, où les échanges de capitaux sont
aussi importants que la santé des entreprises cotées.
Antagonisme
La seconde conclusion est que, la finance ne pouvant
prospérer qu’en présence d’un tissu économique
et social très vivant, elle ne peut donc prétendre à
l’absence de contre-pouvoirs. Qu’elle se soit récemment
émancipée de son rôle trop cantonné présente
des avantages, notamment en termes de rentabilité pour les actionnaires,
mais introduit aussi des illusions. Cela se retrouve dans les réflexions
sur l’antagonisme possible (et parfois bien réel) entre la
rentabilité à court terme et l’intérêt
à long terme et dans les débats actuels sur le développement
durable.
Cela s’exprime aussi dans notre secteur : jusqu’où
pourra-t-on faire de l’immobilier sans s’intéresser vraiment
aux immeubles ? Le jeu de bascule entre pouvoirs et contre-pouvoirs prend
généralement du temps. Gageons qu’entre la vision purement
financière de l’immobilier et ses visions plus traditionnelles,
mais qui ne sont pas sans avenir, de qualité et d’utilité,
les différents acteurs sauront trouver un équilibre.
- Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais, a également créé
la Société foncière lyonnaise, et Jacob-Emile Péreire,
les EMGP (Entrepôts et magasins généraux de Paris) pour
ne citer que deux foncières bien connues aujourd’hui.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-5/financiarisation-de-l-immobilier-vers-un-nouvel-equilibre.html?item_id=2421
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