Donner une nouvelle place au patrimoine industriel
Il ne faut pas limiter l’action de préservation
aux sites industriels emblématiques… ni renoncer à
détruire ceux qui ne méritent pas d’être conservés.
La façon de considérer un héritage
et de traiter un patrimoine constitue à chaque époque un
bon reflet de l’évolution des sociétés urbaines.
C’est particulièrement le cas dans les villes européennes
construites selon un processus d’accumulation et de stratification,
et dont l’âge est d’abord l’âge de leurs pierres.
Pourtant, tous les cycles urbains ne sont pas comparables en temps et
en intensité. D’une façon schématique, on pourrait
opposer des cycles longs dans lesquels le bâti est adapté
progressivement aux besoins, à des temps courts où s’opèrent
des mutations capitales pour l’histoire des villes et au terme desquels
l’espace et les modes de vie se trouvent profondément modifiés.
Obsolescence de certaines formes urbaines
: un cycle inédit
Nous vivons l’un de ces cycles essentiels mais dans
une situation inédite. Inédite parce que la mobilité
des personnes et l’émergence dans notre vie d’une «
réalité virtuelle » changent le rapport à l’espace.
Le patrimoine bâti, notion statique par excellence, va croiser un
mouvement de modernisation des villes dont on ne peut prévoir à
long terme les conséquences. La ville est une « multiréalité
» que chacun compose jour après jour dans une consommation
« à la carte » de l’espace.
Dans ce contexte mouvant, l’évaluation et
la transmission du patrimoine récent est un objectif prioritaire,
même s’il est difficile d’avoir une position claire sur
les conditions de son insertion dans un projet futur.
Bien qu’il s’agisse de jeter les bases d’une
société postindustrielle, nous pouvons aussi constater que
la question du patrimoine industriel n’est pas au centre du débat.
Au début d’un nouveau millénaire,
ce patrimoine de l’industrie est un maillon essentiel de l’histoire
contemporaine mais notre héritage est ailleurs. Il est d’abord
celui des formes urbaines créées en moins de trente ans
après la dernière guerre, qui composent les aires métropolitaines
construites sur les théories du mouvement moderne et dont l’obsolescence
est le signe le plus évident des transformations de notre société.
Nous sommes maintenant, par un raccourci de l’histoire,
devant ce double héritage : celui des territoires de l’industrie,
découverts il y a quelques décennies à l’occasion
des premières délocalisations, et celui des « grands
ensembles » ou des grandes infrastructures, imaginés après
la guerre comme les symboles d’une société «industrielle
évoluée» avec une foi et une ambition qui autorisaient
une pensée urbaine basée sur le principe de la « table
rase ».
Nous devons aussi traiter cette question dans l’urgence
: des territoires entiers de l’industrie sont mis sur le marché
du développement sans que nous ayons anticipé sur les principes
de protection de ce type de patrimoine, en particulier pour ce qui concerne
les « process » industriels comme ceux de la sidérurgie.
Les grands ensembles pour leur part sont devenus un triste particularisme
français qui impose maintenant une démolition importante
et rapide compliquant encore la reconnaissance d’un temps de la ville,
pourtant essentiel pour imaginer les développements futurs.
Notre arsenal de protection issu de la loi de 1913, qui
valorise la protection de «l’objet unique», ne peut s’adapter
facilement à une situation aussi complexe. Malgré l’intérêt
manifeste pour le patrimoine du XXe siècle, nous ne disposons d’aucune
doctrine claire pour aborder sa préservation.
Patrimoine en mouvement
Même si les principes de protection se sont déplacés
vers les ensembles urbains, nous sommes dans une pensée qui consiste
à classer peu et à protéger beaucoup. Cette pensée
concentre ses efforts en direction de la ville ancienne et surtout de
l’architecture « pondéreuse », celle de la ville
de pierre. On peut opposer à cette attitude celle de l’Allemagne,
qui classe beaucoup plus sur la base d’un inventaire très
large mais protège moins, au sens où l’avenir du patrimoine
est ensuite négocié en fonction des projets. Ce classement
large favorise bien sûr la protection des patrimoines récents
du xixe et du xxe siècle.
Les démolitions de la guerre comme la prise en
compte par les Länder des particularismes régionaux ont sans
doute une grande part dans cette attitude. Mais les résultats obtenus
dans la Ruhr ou la Sarre montrent l’efficacité de ce dispositif.
À Maïderich, une ancienne aciérie
du groupe Thyssen, est devenue le parc urbain de la ville de Duisburg,
grâce à l’argent de la démolition qui a servi
à financer l’essentiel du projet et à une vaste mobilisation
associative.
À Zolverein, une mine magnifique est devenue un
haut lieu de l’art et de la culture de la région d’Essen.
À Vöklingen, dans la Sarre, une chaîne de hauts fourneaux
a été classée au patrimoine culturel mondial de l’Unesco,
selon le principe de « patrimoine en mouvement ».
Accepter l’idée de l’appropriation
comme celle de la ruine
Cette notion novatrice, qui intègre dans un principe
général de protection l’idée de l’appropriation
ou du changement d’usage mais qui accepte aussi celle de la ruine,
est essentielle dans la prise en considération d’un patrimoine
qui concerne tous les aspects du monde du travail. Beaucoup d’exemples
de préservation existent en France, quand des associations liées
aux lieux par l’histoire des métiers ont su mobiliser des
moyens et des compétences pour monter des projets. Mais ces exemples
masquent mal l’ampleur des démolitions de régions entières
comme la Lorraine, dans une absence de politique globale et innovante.
Le haut fourneau U4 à Uckhange, inscrit à l’inventaire
puis déclassé après l’intervention des industriels,
en est une bonne illustration.
Ce patrimoine est pourtant une clé de compréhension
de notre histoire contemporaine. Dans le passage d’un monde rural
aux sociétés urbaines, c’est souvent l’usine qui
a fait la ville. Le textile, la sidérurgie ou les mines, témoignent
de ces féodalités autour desquelles s’est constituée
la ville contemporaine. Une ville devenue peu à peu productrice
de richesse et plus seulement un centre de services à l’usage
du monde rural. La production industrielle s’est maintenant mondialisée
et les villes se développent autour de nouvelles logiques de services
ou de principes culturels mais dans ce temps finalement très bref
s’est constituée la société urbaine contemporaine.
Le patrimoine de l’industrie témoigne de ce récit urbain.
Protéger sans avoir à justifier
En définir la valeur historique ou la valeur d’usage
est évidemment compliqué par la diversité des formes
et des fonctions où le bâti et le process sont souvent intimement
mêlés. Reconvertir des bâtiments, garder la mémoire
d’un mode de production ou protéger les fantômes de
l’industrie sidérurgique ne font pas appel aux mêmes
techniques. La tentation est grande de préserver seulement quelques
bâtiments emblématiques remis dans le champ de l’archéologie
industrielle pour détruire en même temps et sans discernement
des « paysages » entiers de l’industrie.
En fait, la protection d’un ensemble patrimonial
ne devrait demander aucune justification. Mais dans un même temps,
il est illusoire de vouloir coordonner la procédure de faillite
d’une usine avec sa reconversion pour une autre fonction.
Toute la question est alors d’imaginer des «
procédures d’attente » mises en œuvre à
partir d’un inventaire raisonné qui devrait être établi
avant la fermeture des sites. Trouver les moyens de conservation, ou plutôt
de non-démolition du bâti industriel selon des procédures
d’urgence situées hors du champ strict de la protection traditionnelle,
devrait être l’action normale et automatique d’une politique
régionale. Reconvertir, réutiliser ou même muséifier
cet héritage est une autre question.
Valeur
de localisation
Une donnée fondamentale pour mesurer l’avenir
de ce patrimoine consiste d’abord à évaluer sa «
valeur de localisation ». Un site majeur est celui qui a laissé
en héritage un patrimoine de qualité, mais qui se situe
aussi dans un lieu qui justifie «naturellement» d’un
nouveau développement.
Une forte pression foncière, au même titre
qu’une absence de valeur foncière, peut constituer les conditions
de la démolition. Dans le premier cas, la préservation et
la mise en valeur patrimoniales devraient devenir un volet obligatoire
du développement auquel serait assujettie l’autorisation de
mise en œuvre de nouveaux droits à construire. À l’État
et aux collectivités locales de donner l’exemple sur les sites
qu’ils maîtrisent, ce qui n’est malheureusement pas toujours
le cas.
Dans la seconde hypothèse, les sites délaissés
mettront souvent de nombreuses années avant d’être réinsérés
dans un nouveau projet. C’est dans ces cas qu’il est nécessaire
d’imaginer les règles d’un urbanisme de « valorisation
».
Organiser avec les anciens acteurs de l’industrie
et la vie associative un cadre de conservation du bâti désaffecté
comme de la conservation de la mémoire industrielle est une façon
de réinsérer ce bâti dans la ville. À Maïderich,
soixante-dix associations ont « occupé le terrain »
de l’aciérie pour préfigurer le parc régional.
Une halle a été transformée en lieu culturel, un
gazomètre rempli d’eau est devenu club de plongée,
une école d’escalade a été créée,
assurant en parallèle une formation au « travail à
la corde » pour les métiers du bâtiment, ce qui a permis
de concevoir de nouvelles techniques de préservation des structures
métalliques.
La valorisation, une étape « nécessaire »
Dans un même temps, un plan de dépollution
et de pré-reverdissement était mis en œuvre pour ouvrir
progressivement au public de nouveaux lieux et construire une pratique
de l’espace par une politique événementielle adaptée.
Le projet définitif, d’une grande qualité conceptuelle,
s’est construit sur ces bases d’appropriation d’un site
par les usagers.
Cette étape de valorisation, quand elle existe, est
le plus souvent improvisée. Elle devrait constituer une étape
normale, autonome, reconnue d’une politique du patrimoine, être
encadrée techniquement, scientifiquement et juridiquement et être
conduite sans préjuger forcément des façons dont le
bâti pourrait être utilisé ultérieurement.
Cette politique est d’abord une politique de site
basée sur une pratique de l’espace public. Elle ouvre aussi
un champ de réflexion culturelle sortant du cadre strict de «
l’usine musée » même si cette notion n’est
pas exclue pour autant. Les musées de techniques, de sites, de
sociétés ou d’identités ont pris leur place
naturelle dans le champ de la muséographie. Ils ont déplacé
le principe de la conservation, de la notion de collection, objet traditionnel
du musée, vers le bâtiment lui-même, considéré
à la fois comme contenant et contenu.
Ce nouvel « objet-musée » a un rôle
évident à jouer dans le cadre du tourisme culturel ou des
loisirs urbains. Mais, en même temps, cette politique culturelle
a des limites et sa place n’est pas toujours facile à trouver
en face des logiques marchandes des parcs à thèmes ou même
des pôles de loisirs qui disposent de masses critiques beaucoup
plus considérables.
À un moment où la société
du temps libre se constitue, on assiste à un déclin des
éco-musées et à une difficulté plus grande
à construire de nouveaux projets. Ce n’est pas un paradoxe.
C’est une loi d’un marché concurrentiel dans lequel l’offre
de loisirs est multipliée en quelques années et sa conséquence
est facile à comprendre : seuls des bâtiments emblématiques
situés dans des sites déjà valorisés et profitant
d’un effet de mise en réseau peuvent encore devenir musées.
En face de ces modes de conservation pour des buts culturels,
on constate aussi que le changement d’usage est maintenant un mode
d’action normal pour tous les grands sites dont les valeurs historique
et d’usage sont reconnues et qui sont réinsérés
naturellement dans le tissu économique. L’installation de
la société Nestlé dans la chocolaterie Menier à
Noisiel a montré l’exemple d’une « démarche
de site » privée et volontariste. La qualité et la
générosité des espaces mis en œuvre sur une
grande échelle comme le rapport entre histoire et modernité
font maintenant partie de l’image de marque de cette grande société.
Laboratoire
urbain
Ces projets atteignent des échelles qui sont déjà
des laboratoires d’une démarche urbaine intégrant la
dimension patrimoniale.
La grande nouveauté se situe sans doute à
ce niveau. Il y a trente ans, les délocalisations de l’industrie
ont produit les friches industrielles. L’amplification de ce mouvement
n’a plus maintenant le même effet. Nous sommes de fait entrés
dans un nouveau cycle urbain où la croissance économique
et le concept de
« renouvellement » génèrent de nou-veaux projets.
Nous avons retrouvé l’envie et la capacité d’agir
sur la ville à une grande échelle. C’est dans cette
dynamique qu’un patrimoine souvent diffus et hétérogène
peut trouver une nouvelle place. Il ne doit plus seulement être
considéré de façon statique dans la vision de la
conservation passive, mais être remis en situation dans le contexte
d’une ville modernisée. Le cas de Bilbao est devenu dans ce
sens un symbole. Tout le monde connaît le musée Guggenheim
construit par Franck Gehry, emblème contemporain d’une ville,
mais peu de gens se sont penchés sur la transformation complète
des sites industriels qui bordent l’estuaire où une politique
patrimoniale trouve sa place.
Dans un contexte mieux connu, l’évolution
de la ZAC Seine Rive Gauche à Paris montre bien ce mouvement. Les
Grands Moulins de Paris, la Halle aux Farines, l’usine d’air
comprimé de la Sudac, les entrepôts frigorifiques ou la halle
de la Sernam, dont l’avenir était incertain il y a quelques
années, deviennent maintenant les signes architecturaux d’un
nouveau quartier universitaire, au même titre qu’une architecture
contemporaine composant avec ces silhouettes urbaines préexistantes.
La multiplicité des formes et des matériaux devient l’outil
d’une diversité maîtrisée par le projet urbain.
Cette foi retrouvée dans l’avenir des villes
après une période de doute qui nous a fait voir la ville
moderne comme une maladie de la ville est une donnée nouvelle.
Le refus de l’héritage de la ville contemporaine pour une
part importante de la classe politique a créé un climat
particulier « antimoderne » plus fort en France que dans tout
le reste de l’Europe.
Une pensée protectionniste s’est développée
sur ces bases, qui considère instinctivement que l’histoire
des villes s’est arrêtée à la dernière
guerre. Le patrimoine de la ville ancienne est alors entré dans
le champ de la pensée écologique au sens où il est
considéré comme une matière première limitée
en quantité et surconsommée par le développement.
Une
dimension essentielle du récit urbain
Ces deux phénomènes qui cumulent le rejet
de l’héritage moderne et une pensée protectionniste
allant naturellement vers le patrimoine le plus historique, jugé
à sa valeur d’ancienneté, ont placé le patrimoine
industriel dans un « entre-deux » tout à fait délicat.
Survalorisé sur le plan affectif, assimilé dans un même
temps à un monde de souffrance, mal connu sur le plan architectural,
il doit être systématiquement intégré maintenant
à toute action de développement comme une donnée
essentielle du récit urbain.
Cela doit se faire hors de tout débat accessoire
sur les rapports entre conservatisme et conservation. C’est plus
simplement une urgence et une nécessité qui peuvent être
soutenues par le plus grand nombre comme une évidence culturelle.
Accepter les années soixante par une politique
raisonnée de démolition et de patrimonialisation renouant
avec le principe de continuité du récit urbain est un acte
refondateur nécessaire pour penser la ville future.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-5/donner-une-nouvelle-place-au-patrimoine-industriel.html?item_id=2417
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