Mobilité, intensité, densité : les nouvelles équations de la ville territoire
La densité est le thème récurrent du débat architectural et urbain d'aujourd'hui. S'agit-il d'un sentiment ou d'une réalité ? D'une morale ou d'une nécessité ? D'un concept ou d'une résultante ? Comme dans un test projectif, chacun y voit ses doutes, ses inquiétudes et ses fantasmes de ville. Plus globalement, ce débat reflète notre incapacité à donner des formes concrètes à l'idée de cohésion sociale
ou de culture urbaine dans la ville contemporaine.
Comment vivre ensemble aujourd'hui et comment situer les missions de l'urbanisme au regard d'un tel objectif ?
Un héritage ambigu
Cette question n'est pas née en un jour. Elle est la résultante d'une histoire urbaine qui trouve ses racines dans les stratégies adoptées après la dernière guerre.
Les " trente glorieuses " ont construit leurs modes d'action autour de trois valeurs :
- une hégémonie donnée à l'automobile, considérée comme une aspiration profonde de la société et comme le pivot d'un projet économique national ;
- une idéologie hygiéniste, support d'une modernité architecturale mise en regard du chaos des bidonvilles et du sous-équipement de la ville ancienne ;
- une logique de zonage des fonctions urbaines, adaptée aux nécessités de l'industrie et devenant un redoutable outil opérationnel.
Cette logique implacable, mise en œuvre par un Etat centralisé répondant à une situation d'urgence, a figé à grande échelle l'imaginaire d'une société industrielle " avancée " telle que l'on pouvait la concevoir à l'époque. Dans un consensus général, cet " urbanisme du plein emploi " a figé dans l'espace un ensemble de relations littérales dont le " couple usine/grand ensemble " est l'expression la plus évidente.
Moins de deux décennies plus tard, cette société industrielle s'était effondrée. La faillite de l'usine entrainaît la faillite des " cités-dortoirs " qui ne disposaient d'aucun des atouts leur permettant de devenir des morceaux de ville. Par un effet de balancier, dans une société qui s'est rapidement individualisée, le rejet des grands ensembles et l'âge d'or de l'automobile ont produit un autre drame urbain : celui d'un étalement rapide et immaîtrisable.
C'est ce double héritage que nous devons assumer. C'est aussi la racine d'un rejet récurrent de toute hypothèse de densité comme de toute forme de modernité.
Cette histoire n'est pas propre à la France, mais ses conséquences y sont sans doute plus graves que dans tous les autres pays européens. On peut simplement reconnaître que la " surplanification " française a fait moins bien que l'auto-organisation italienne. Toute considération esthétique mise à part, la "citta diffusa" est devenue un vrai milieu urbain, sans les pathologies sociales et les ruptures territoriales que nous devons résorber maintenant.
Des grands ensembles à la ville territoire
La politique initiée par l'Agence nationale de rénovation urbaine (Anru) a mis en avant la nécessité d'un processus de démolition. S'il était nécessaire de lever ce tabou, une ambiguïté s'est installée entre une vision primaire
de la dédensification et l'utilisation d'une " démolition raisonnée ", conçue comme un acte de projet et non comme un quelconque exorcisme. Dans ce sens, le fait que les habitants, dans certaines situations, se fassent les défenseurs de leur cité est plutôt une bonne nouvelle. Elle signale un processus de réappropriation, loin de la logique de diabolisation d'une forme urbaine développée depuis vingt ans.
Une autre évidence se fait jour : si l'on veut sortir durablement les grands ensembles de leur isolement, il est nécessaire de reconstituer les " territoires associés " de ces cités-dortoirs : non pas dans une vision statique à l'image du couple usine / grand ensemble, mais sur un mode dynamique fondé sur une politique ambitieuse de mobilité urbaine.
Partout où un tramway traverse une cité, une mutation profonde s'est opérée pour cette cité, mais aussi dans la façon de la voir et de la pratiquer. Un mode d'intégration par la mobilité devient le fil conducteur naturel d'une politique culturelle, éducative et bien sûr économique.
Cette dimension est le maillon faible de la politique de l'Anru. Non pas par choix ou par incompréhension des enjeux, mais par l'application stricte d'un découpage des compétences. Le syndrome des " logiques sectorielles ", séquelle d'une politique de zonage physique autant que mental, reste malheureusement la maladie chronique de nos modes d'action et de gouvernance urbaine.
Les enjeux d'un " urbanisme et des modes de vie "
Dans la ville contemporaine, le croisement rationnel des problématiques, des échelles d'intervention, des temporalités et des modes d'action est devenu une nécessité absolue par l'évolution même des sociétés urbaines. Si, dans les années 70, l'espace s'est transformé plus vite que la société, c'est maintenant la société qui évolue plus vite que l'espace. Que nous le voulions ou non, les hypothèses d'un " urbanisme des modes de vie " déplacent les fondements du projet urbain. D'une certaine façon, on peut dire que la ville de demain existe aujourd'hui, mais que c'est la façon de la pratiquer et de la percevoir qui va considérablement évoluer.
Après le temps du repli sur la " sphère privée " qui a alimenté l'étalement et la dilution urbaine, on peut faire l'hypothèse que les habitants des grandes métropoles reprennent en main leur destinée, au travers de nouvelles valeurs qui gravitent autour des thématiques de la qualité environnementale. L'aspiration au " bien-être " et le besoin de simplification des actes de la vie quotidienne rejoignent des enjeux et des pratiques collectives liées aux grandes thématiques écologiques. Comme l'exprime le chercheur Zaki Laïdi, "nous sommes passés d'une société de projet commun à une société de risque partagé".
Ces transformations s'opèrent dans un climat de défiance et de désenchantement vis-à-vis de toute idéologie urbaine, et c'est au regard de cette réalité que l'urbanisme doit renouveler ses objectifs et ses pratiques. Tout l'enjeu est de savoir canaliser cette énergie collective par des dispositifs urbains cohérents et durables.
Des territoires en mutation
A cette transformation de la société répond une mutation profonde des territoires de la ville marquée par deux images fortes : celle des friches industrielles installées au cœur des villes et celle des territoires agricoles détruits par l'étalement urbain.
Ces mouvements immaîtrisables ont nourri pendant un temps une fascination du monde de l'urbanisme pour les logiques d'un " chaos urbain " qui allait générer les contours de la ville du futur. Une " ville émergente " allait naître de la conjugaison des " forces du marché ". Fort heureusement, nous avons renoncé à ces dérives conceptuelles et retrouvé le goût d'un " urbanisme de la grande échelle ", capable de définir les contours d'un " bien commun " adapté à la société contemporaine.
Cette embellie survient naturellement dans un mode de gouvernance qui concrétise enfin (même imparfaitement) l'échelle pertinente des agglomérations urbaines et les schémas de cohérence territoriale (Scot) incarnent ce renouveau, à la condition d'en faire une réflexion dynamique et un " projet de territoire ", et pas seulement le décalque des plans directeurs hérités d'une époque révolue.
Dans cette pensée territoriale, deux mouvements complémentaires se conjuguent : un mouvement " d'extension interne " de la ville et un mouvement de " diffusion de l'urbanité ". D'un côté, la possibilité d'installer au cœur des villes de nouvelles " figures de modernité " et, de l'autre, une démarche " polycentrique " qui va structurer différemment cette ville. D'un côté, une " centralité tardive " conçue dans une relation étroite avec la ville historique, de l'autre, une relation renouvelée avec la nature.
L'émergence d'un urbanisme de flux
Mais ces deux mouvements et ces deux statuts de modernité n'ont de chance de se conjuguer que par la maîtrise de la mobilité. Une politique qui ne consiste plus à construire des vecteurs entre des lieux, mais des concepts urbains où la mobilité devient en elle-même le support d'un projet urbain. Le rééquilibrage des modes de transport traduit aussi un changement profond des attentes et des pratiques. Ce n'est plus la vitesse qui est plébiscitée, mais la fiabilité des temps de déplacement, représentée par une offre globale et concurrentielle de moyens de transport.
Les temps de déplacement ont peu évolué en un siècle, mais les distances parcourues ont considérablement augmenté. Les déplacements pendulaires (habitat-travail) font place à des boucles de déplacements répondant à la diversité des usages et des aspirations mais aussi à l'imaginaire de chaque habitant " mobile ". La mobilité, de moins en moins subie, entre dans une relation de service entre un ensemble de clients et un ensemble d'opérateurs. La situation de consommateur " captif " est de plus en plus décriée et considérée comme un frein au développement. La situation de l'Ile-de-France par rapport aux grandes métropoles régionale en est l'illustration.
C'est comme cela que le tramway est devenu la " star " du développement urbain, et c'est comme cela que le " Vélib " entre avec succès dans le paysage des services à la personne. Dans cette période de mutation, la vertu d'un tramway est aussi de conduire l'urbanisme sur des terres où il n'avait jamais pénétré, si ce n'est selon le principe des logiques sectorielles." L'urbanisme induit " devient un formidable outil de renouvellement urbain touchant aussi bien les centres-villes que les grands ensembles. Cet urbanisme de " flux " prend le pas sur un urbanisme de " stock ", dans la tradition des zones perpétuées de la ZUP à la ZAC.
Dans ce contexte " ouvert ", la multifonction comme la mixité sociale sont des données tacites. La mobilité collective devient naturellement un outil de cohésion sociale et de densification physique. Les " corridors de développement ", conçus comme un processus de condensation autour des transports collectifs, sont une figure nouvelle de l'urbanisme. Au Scot de définir dans ce contexte la nature de l'équilibrage des territoires de la ville, et d'établir les bases d'une " densité raisonnée " qui soit au cœur d'une politique de développement durable.
Densité et intensité
Dans l'élaboration du Scot de Montpellier, nous nous sommes fixé deux objectifs complémentaires. Diminuer mécaniquement par deux le processus d'étalement urbain constaté dans les deux dernières décennies et établir les bases d'un coefficient d'occupation des sols minimum (et non maximum) applicable aux sites urbanisés.
Enoncée de cette façon, c'est une tâche impossible, tant cette hypothèse se situe aux antipodes des pratiques et des habitudes. Si elle a été comprise par les habitants et votée à l'unanimité par 31 communes, c'est au titre d'une " équation de vie " globale qui fixe sur le territoire les principes d'une " intensité urbaine ". Une notion qui s'appuie sur trois valeurs : la maîtrise des espaces naturels et de la qualité environnementale, la mise en place d'une politique globale de mobilité et le développement d'une réflexion sur la " ville de la proximité " déclinée à toutes les échelles du territoire. Un mode de vie, un principe d'accessibilité et une densité composent ces " niveaux d'intensité " appliqués ensuite à chaque situation urbaine.
Hypothèses pour un urbanisme durable
Ce n'est pas, pour nous, une simple adaptation de l'action urbaine, mais une véritable " inversion du regard ". Dans l'élaboration des cadres de vie, la géographie prime à nouveau sur l'histoire. Habiter cette géographie urbaine est un enjeu inédit qui renoue d'une certaine façon avec la tradition ancienne du " maillage étoilé " constitutif de notre territoire dans l'âge d'or des villes du haut Moyen Age.
L'horizon prime sur la perspective. L'espace " ouvert " est plébiscité par rapport à l'espace fermé " des rues et des places ", et la nature devient un partenaire du développement urbain et non une simple valeur d'ajustement de la ville.
La " citta continuata " toscane du XVe siècle, modèle historique idéal, ne signifiait pas que la ville était continue, mais que la campagne et la ville formaient un seul lieu de vie, un " continuum urbain " au sens d'une urbanité du territoire. Interpréter aujourd'hui un tel concept doit être considéré comme un fondement des politiques de développement durable.
Tout l'enjeu des politiques environnementales actuelles sera de sortir de la tentation de la sur-réglementation et de l'opposition entre développement et sanctuarisation, qui est l'une des séquelles de la pensée moderne.
Dans un mouvement de balancier, nous sommes passés des valeurs de la ville historique à celles de la ville moderne (les grands ensembles même imparfaits pouvant être considérés comme le premier jalon de cette ville " hors des murs "). Des concepts de la ville moderne nous sommes ensuite passés à l'image dévalorisée de la banlieue, et de la ville diluée. Une figure urbaine historique a disparu, celle du faubourg où se déployait l'énergie des échanges dans une ville en cours de sédimentation.
La " ville territoire " est maintenant le lieu d'expression de cette énergie. Ce n'est pas un concept, encore moins une idéologie. C'est un lieu de croisements entre des usages et des actions qu'il faut savoir mettre en cohérence. La densité culturelle, sociale et physique qui est la marque d'une " ville partagée " est au bout du chemin.
Organiser avec simplicité la vie quotidienne, rythmer la vie publique par des lieux et des politiques événementielles, ou marquer le paysage urbain par des tours, sont différentes facettes d'un projet global. Mais à la base, c'est la mobilité physique et mentale qui est au cœur de ce processus. Elle est le seul garde-fou naturel contre toutes les formes d'enfermement subi ou volontaire.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-11/mobilite-intensite-densite-les-nouvelles-equations-de-la-ville-territoire.html?item_id=2808
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