est président-directeur général de LaSer, président du Forum d'action modernités et de la Fondation Internet nouvelle génération (FING).
Savoir où l'on va
Comme il vient de le faire dans son dernier ouvrage, La nouvelle origine, Philippe Lemoine appelle, dans son interview à Constructif, au développement du débat d'idées dans lequel les entrepreneurs ont tout leur rôle à jouer.
Vous vous dites déterminé à réveiller le débat d'idées. Il s'était donc endormi ?
Philippe Lemoine. A la fin des années 70, j'ai été amené à participer dans différentes enceintes à la réflexion sur la prospective et le rôle des technologies sur la société. A ce moment-là, la France était en avance dans cette réflexion au plan international. Dix ans plus tard, ce n'était plus le cas. L'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, qui mettait en avant le jeu politique le plus classique, avait eu raison de ce bouillonnement de réflexions.
Un président de la République dispose aussi de ce pouvoir-là !?...
Cela dépend des époques. Auparavant, Valéry Giscard d'Estaing avait choisi de manifester sa révérence pour les grands intellectuels et contribué à une sorte d'exaltation de la vie politique en France. Le livre de Luc Ferry et Alain Renaud, La pensée 68, publié en 1985, signe une sorte d'arrêt des débats en dénonçant l'importation par de grands intellectuels comme Louis Althusser ou Michel Foucault de certains éléments de la philosophie allemande affirmant le droit à la différence. L'espace du débat d'idées s'est alors refermé et le paradoxe c'est que les idées développées en France dans les années 60 ou 70 ont été reprises dans d'autres pays. Ainsi en Allemagne, dans la foulée du livre d'Ulrich Beck, La société du risque, dont la réflexion a contribué à l'évolution du SPD et a été à l'origine de la thématique du développement durable telle que nous la connaissons aujourd'hui. En Grande-Bretagne aussi, des intellectuels comme Anthony Giddens ont alimenté les réflexions des nouveaux travaillistes et même des démocrates américains. Ces idées (on a parlé de French Theory) ont imprégné les universités outre-Atlantique et y ont beaucoup marqué les sciences sociales mais aussi la recherche technologique.
Pourquoi le moment d'une relance du débat d'idées vous semble-t-il venu ?
Le débat d'idées est une nécessité en soi car tout le monde veut savoir où l'on va. Si la
France a " raté le coche " depuis le début des années 80 alors que ses propres idées constituaient le ferment de la vie intellectuelle d'autres pays, il me semble qu'elle est aujourd'hui culturellement préparée à une accélération des débats. Le succès monumental d'Internet auprès du grand public en apporte la preuve.
Au moment de la bulle Internet, je me suis demandé pourquoi toute une génération abordait cette technologie avec tant d'enthousiasme. Je pense qu'elle avait l'impression d'être en prise sur le monde avec ce système " worldwide ", ouvert 24 heures sur 24 et interactif, plus qu'avec des mots. Souvent, les illusions techniciennes se substituent à la pensée quand celle-ci est en retard. Aujourd'hui, je pense qu'il faut apporter des mots et des concepts aux jeunes générations afin qu'elles ne s'en remettent pas à la technique comme seul vecteur d'appréhension de l'avenir. C'est d'autant plus nécessaire que nous vivons dans une société pensée comme un mille-feuille, avec des acteurs qui restent chacun dans leur " couche " comme dans une société des castes indienne. Or, je suis convaincu que l'alliance des acteurs de ces différentes strates est essentielle pour ouvrir les perspectives nécessaires.
Certains chefs d'entreprises, notamment de PME, considèrent que le débat d'idées, " ce n'est pas pour eux ". Que leur dites-vous ?
S'ils sont intelligents, ils ne disent pas cela. J'ai été extrêmement frappé pendant une des premières universités d'été du Medef pendant une séance plénière sur l'individualisation de la société : après une série de points de vue un peu convenus, Michel Maffesoli a parlé du
" je est un autre" et dans cette salle de 1200 personnes, on aurait entendu une mouche voler ! Les entrepreneurs présents dans la salle se rendaient très bien compte de la pertinence de ce discours.
Certaines catégories de populations - intellectuels, artistes... - ne sont-elles pas mieux placées que d'autres pour développer des idées ?
Les intellectuels portent une partie de la responsabilité de la non-compréhension des uns et des autres. Quand le discours, des philosophes par exemple, se confond avec celui de la réussite universitaire, il ne touche pas son but. Tous nos chefs d'entreprise ne sont pas des success stories de l'Education nationale ! Et la tentation des intellectuels et des artistes est souvent de revenir au mythe du génie développé au XIXe siècle et selon lequel ils seraient des génies dont le rôle est de s'ériger en remparts face au raz de marée de la bêtise bourgeoise menaçant notre société. On a ainsi hypervalorisé l'intelligence, au moins jusqu'à Flaubert qui a apporté l'idée de l'humour, du rire... et même de l'idiotie.
Quel genre de questions les chefs d'entreprise devraient-ils se poser aujourd'hui ?
Ils peuvent se demander ce que la France peut apporter avec ses ressources propres pour contribuer à la résolution des problèmes du monde. L'entreprise est soumise à des évolutions très fortes en termes de technologie, de
" business model ", d'organisation du travail, etc. Mais ces mutations ne suffisent pas à en faire des organismes pérennes. Pour cela, il faut avoir des idées nouvelles et faire vivre des idéaux. Les entreprises doivent se définir en fonction de vrais enjeux de société comme l'éducation, la santé, la lutte contre la pauvreté... Or les marchés financiers encouragent le développement des entreprises citoyennes en leur donnant une prime " d'incomparabilité ".
Je suis étonné qu'il n'y ait pas encore dans le monde de la construction des acteurs qui se définissent en fonction du renouvellement urbain, de la cité ou de l'accès au logement...
Il y a là un champ symbolique considérable.
Quels sont les handicaps du tissu économique français ?
En France, on parle beaucoup des nombreuses créations d'entreprises chaque année, mais beaucoup de ces nouvelles entreprises n'ont pas de réel potentiel de croissance. Le résultat, c'est qu'il y a beaucoup de TPE mais moins de petites et moyennes entreprises que dans d'autres pays. Il manque une espèce de vitalité. C'est vrai aussi pour les grandes entreprises ; sur les 100 premières entreprises, 63 ont été créées depuis 30 ans aux Etats-Unis contre neuf seulement dans l'Union européenne. Le concept de la grande entreprise ne doit pas être illustré seulement par des groupes anciens, car il est forcément plus difficile pour ceux-là de s'adapter aux évolutions de la société.
Dans les années 50 et 60, beaucoup d'entrepreneurs ont créé des sociétés avec leur façon propre de travailler - je pense au Club Med, à la Fnac, Leclerc, Carrefour ou Decaux - et ont eu une vision nouvelle des rapports sociaux dans l'entreprise, opérant une sorte de révolution de l'entreprise française qui a fait des émules dans le monde entier. Aujourd'hui, notamment dans le domaine de l'Internet grand public, il y a beaucoup de jeunes entrepreneurs qui constituent un ferment du même genre. Ils viendront renouveler par rupture le monde de l'entreprise en apportant des idées nouvelles.
Vous fondez de grands espoirs sur les jeunes. Est-ce que la société française leur laisse bien la place nécessaire ?
Il y a un écart considérable entre un discours célébrant les jeunes et la réalité de leur situation économique et professionnelle. La conception même de la jeunesse a été très reformulée par la génération du baby boom, la mienne, qui était très nombreuse, homogène dans les pays développés et dont le concept de réalisation reposait sur la volonté de gouverner... Encore aujourd'hui, cette génération se pense tellement jeune qu'elle est un peu gênée qu'il puisse y avoir d'autres jeunes qu'elle ! Les générations suivantes ont été moins nombreuses et plus hétérogènes et elles ont conçu une certaine rancœur à l'encontre de leurs grands frères et sœurs qui ne leur ont pas laissé la place.
Aujourd'hui, la génération des moins de 25 ans n'est plus dans cette problématique ; elle sait qu'elle va se colleter avec le monde. Elle est peu nombreuse, hétérogène et connaît l'importance des problèmes auxquels elle va être confrontée. Mais, à l'échelle de la planète, 50 % de la population a moins de 25 ans, et c'est la force de l'humanité. Ces jeunes peuvent s'appuyer sur une puissante énergie et je crois beaucoup aux alliances transgénérationnelles car elles feront avancer la France.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-11/savoir-ou-l-on-va.html?item_id=2806
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