est directeur du département Finance de TNS Sofres.
Les états d'âme du "coeur" de la population française
Les classes moyennes françaises seraient-elles victimes d'une crise de ressources et d'une crise identitaire ? C'est la question que pose Frédéric Chassagne en décrivant leur(s) profil(s) et l'impact sur elles de la hausse
des prix du logement.
Les classes moyennes constituent un sujet de questionnement très ancien, pour ne pas dire lancinant en France. Il fait périodiquement son retour, s'invitant dans les débats politiques ou sociologiques. Dans un article publié l'été dernier, Louis Chauvel1 rappelait à juste titre que ces fameuses classes moyennes ont incarné, pendant les " trente glorieuses ", la réussite et le développement de la société française. Elles font ainsi partie de notre patrimoine national, de notre imaginaire collectif.
Intellectuellement, on adhère aisément à l'idée qu'il y a une, et plus sûrement plusieurs classes sociales " moyennes ", qui viennent s'intercaler entre deux grands pôles opposés, qui eux-mêmes se subdivisent : celui de la difficulté matérielle, et pour certains de la pauvreté, d'une part, et celui de l'aisance, voire de la richesse (qui n'a pas de limites ?), d'autre part.
1 000 à 2 000 euros nets par mois
Tout le monde ou presque s'accorde à dire aujourd'hui que nos classes " moyennes " traversent une crise, de ressources mais également d'identité. Elles seraient en souffrance, " écrasées ", victimes de la hausse du coût de la vie comme de la panne de l'ascenseur social, en perte de repères et de moteur, défiantes dans l'avenir... Qu'en est-il vraiment ?
D'un point de vue statistique, si l'on s'en tient aux données de l'Insee, le salaire net mensuel moyen à temps complet dans le privé est en France de 1 850 euros. La médiane, qui correspond au niveau de salaire à partir duquel la population se sépare en deux moitiés " parfaites ", est plus basse : elle se situe à 1 480 euros nets par mois. Ce qui signifie concrètement qu'il y a autant de Français gagnant moins de 1 500 euros nets par mois que de nos compatriotes qui en gagnent plus... On peut donc estimer que, sur le plan des salaires, pour faire simple, les classes moyennes gagnent entre 1 000 et 2 000 euros par tête et par mois. C'est un espace assez vaste, qui va du simple au double. Certaines analyses " descendent " plus bas, à 500 euros... mais une fourchette de 500 à 2 000 euros, cela devient très vaste, même si, comme le dit Louis Chauvel, " les classes
moyennes ne sont pas une appellation d'origine contrôlée ". Sur le plan socioprofessionnel, fixons les idées en disant qu'il s'agit plutôt d'employés, de professions intermédiaires, dans certains cas de cadres " moyens ". Avec, bien sûr, d'autres cas de figure, des exceptions...
Quittons le registre de l'objectif, du " sonnant et trébuchant ", pour nous mettre à l'écoute de ce qui est perçu, ressenti. Dans un sondage TNS Sofres publié début 2006 pour La Banque Postale, on constate avec étonnement que, lorsque l'on demande aux Français à quelle classe ou catégorie sociale ils ont le sentiment d'appartenir, les trois quarts se sentent faire partie des classes moyennes... Et l'on est d'autant plus étonné que, dans les faits, 24 % de nos concitoyens vivent dans des foyers pour lesquels le revenu mensuel net par tête est compris entre 1 000 et 2 000 euros. On passerait ainsi de 24 % à 75 % de la population, entre réalité et appartenance perçue, soit un rapport du simple au triple, cela fait tout de même beaucoup !
Repères changeants
Face à cet écart impressionnant entre l'objectif et la perception, on peut donner plusieurs clés d'explication, qui peuvent se combiner et se renforcer. La première, que l'on balaiera, est qu'il peut être difficile d'assumer d'être " riche ", de le dire (à un enquêteur, notamment) dans un pays où l'argent et la fortune restent tabous, paraît-il... La deuxième renvoie à la relation que chacun entretient avec le manque et l'envie. Ne regarde-t-on pas plus souvent ce que l'on n'a pas, ce qui relève du niveau de richesse supérieur, que ce que l'on a, perdant de vue les étapes qui ont été franchies socialement ? Dans le domaine de l'immobilier, les professionnels n'entendent-ils pas souvent dire qu'il manque toujours une pièce ? La troisième clé, liée à la précédente, est d'ordre historique et sociologique. Le niveau de confort matériel des Français s'est considérablement élevé au cours de la seconde moitié du XXe siècle, et les yeux et le mètre étalon avec lesquels on regarde la richesse ont considérablement évolué.
On a beaucoup dit sur le goût des Français pour la pierre... Dans les faits, 60 % des Français sont propriétaires. Si l'on s'intéresse plus particulièrement à l'évolution du marché immobilier sur la période récente, les données objectives sont connues. Nous assistons en effet depuis une dizaine d'années à une explosion des prix. La hausse serait de l'ordre de 100 % entre 1996 et 2006. Et si elle a tendance à se calmer depuis le début 2007, ce n'est pas (encore) la baisse franche et nette. Ces chiffres s'inscrivent sur la toile de fond d'une baisse du taux d'épargne financière, de 7,7 % début 2003 à 6 % aujourd'hui, avec une part croissante de l'immobilier dans le patrimoine
des ménages : environ les trois quarts.
Si l'on compare la hausse de l'immobilier à celle des prix à la consommation, le décalage est impressionnant : avec une base 100 au 1er janvier 1998, le niveau au 31 décembre 2006 ne serait " que " d'environ 114... On pourra dire que les cycles comme les " produits " concernés ne sont pas les mêmes, que le prix de la baguette de pain ne se compare pas à celui d'un appartement ou d'une maison et que l'immobilier a connu une séquence " baissière " très marquée dans les années 90... Mais, pour l'acquéreur potentiel, la perception n'est-elle pas celle du moment où il envisage de réaliser son investissement ?
Sachant que le logement fait partie des biens de première nécessité, si l'on a en tête que le prix de l'immobilier résidentiel a progressé beaucoup plus vite que le pouvoir d'achat ces dix dernières années, nous avons là les conditions pour le moins de tensions, voire d'un cocktail douloureux. Dans les faits, ces tensions ne se sont pas vraiment ou peu exprimées publiquement, en partie parce que l'augmentation des prix a été contrebalancée par l'amélioration des conditions de crédit et l'allongement très significatif des durées d'emprunt. Cet endettement sur du (très) long terme n'est toutefois pas toujours bien vécu. En témoignent les réponses des Français issues du Baromètre semestriel Epargne de TNS Sofres : parmi ceux qui n'ont pas réalisé d'emprunt au cours des trois derniers mois (87 %), un peu plus d'un sur deux
(56 % en juillet 2007) déclaraient ne pas aimer avoir des dettes, une proportion qui fluctue peu.
La panne de l'ascenseur social
L'élévation des prix immobiliers n'est pas sans poser problème aux classes moyennes. Elle vient pour bon nombre matérialiser le sentiment de panne ou de difficulté d'ascension sociale. Dans notre sondage publié début 2006, 54 % des " classes moyennes inférieures " (500 à 1 000 euros nets mensuels par tête, soit un seuil plus bas que précédemment) déclaraient être propriétaires de leur logement. Parmi ces personnes, seulement 33 % estimaient alors que, si elles devaient acheter leur résidence principale aujourd'hui, elles pourraient en financer l'achat, 3 % sans problème... 30 % en faisant des sacrifices ! Quant aux " classes moyennes supérieures " (1 000 à 1 500 euros nets par mois), les proportions sont plus favorables, mais sans excès : 54% pourraient refaire cet investissement, 7 % sans problème. Sur le plan géographique, il est clair que la tension la plus forte se situe dans les zones où le prix de l'immobilier est le plus élevé et/ou a le plus progressé. On pense naturellement aux grandes agglomérations, mais aussi aux quartiers et régions où les prix étaient historiquement plus bas, pour lesquels le rattrapage des prix a été particulièrement fort.
" Marqueur " social, symbole extérieur de richesse ou de progression, l'immobilier cristallise ainsi bien des espoirs, des désirs, notamment pour les classes moyennes... mais aussi pour elles comme pour les autres, quand les temps deviennent plus difficiles, de frustrations. Entre le contentement de voir se valoriser rapidement son patrimoine " pierre " et la peine à l'accroître, les petits aménagements avec le réel ne sont pas toujours chantants...
- Sociologue, professeur à Sciences-Po et auteur du livre " Les classes moyennes à la dérive ", Le Seuil, 2006.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-11/les-etats-d-ame-du-coeur-de-la-population-francaise.html?item_id=2816
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