Sommaire N°18

Novembre 2007

Georges RIGAUD

Avant-propos

Le débat d'idées, facteur de progrès pour l'entreprise

Philippe LEMOINE

Savoir où l'on va

Philippe RAYNAUD

L'idée et l'entreprise

Monique CANTO-SPERBER

L'entreprise, philosophie et éthique

Jean-Yves NAUDET

Pas d'entrepreneur sans éthique

Pierre FAYARD

De l'espace et de la tradition

Evelyne JOSLAIN

Les think-tanks, renfort des entreprises américaines

Logement : comment sortir de la crise ?

Michel MOUILLART

Des besoins durablement élevés

Patrick SIMON

Immigration et besoins de logements : une équation inconnue

Patrick De LA MORVONNAIS

La France éclatée

Quelques données chiffrées...

Patrick DOUTRELIGNE

Réorientons l'effort de la collectivité

Xavier EMMANUELLI

"Il faut une grande politique contre l'exclusion"

Frédéric CHASSAGNE

Les états d'âme du "coeur" de la population française

Christine CORBILLE, Gérard LACOSTE

Pénurie et ségrégation en Ile-de-France

Dominique MIGNOT, Louafi BOUZOUINA

Les disparités entre communes augmentent

Franck BOUAZIZ

Une crise de l'offre et de la solvabilité

François ASCHER

Notre démocratie locale est inadaptée

Claire DELPECH, Olivier LANDEL

L'intercommunalité, une bonne échelle

Jean-Claude DRIANT

Les trois enjeux de l'accroissement de l'offre

Bernard REICHEN

Mobilité, intensité, densité : les nouvelles équations de la ville territoire

Olivier PIRON

Du bon usage de la densification

Christine BOUTIN

Un toit pour tous

Marie-Noëlle LIENEMANN

Pour une politique globale cohérente

Christian BAFFY

Les défis du "construire plus et mieux"

Philippe RAYNAUD

est professeur de science politique à l'université de Paris II et membre de l'Institut universitaire de France.

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L'idée et l'entreprise

Pour Philippe Raynaud, la légitimité du monde de l'entreprise et sa capacité à faire accepter les règles qui conditionnent sa prospérité, a toujours dépendu en grande partie d'un petit nombre d'« idées » qui ont dû être défendues en tant que telles avant de s'incorporer au sens commun.

C'est depuis longtemps un lieu commun du débat politique national que de déplorer le manque de légitimité du monde de l'entreprise dans la culture française, qui conduit en retour à de périodiques appels à la " réconciliation des Français avec l'entreprise ". La plupart de ceux qui déplorent cet état des choses ont volontiers recours à des explications " culturelles " : la méfiance française à l'égard de l'entreprise, du marché ou, plus récemment, de la " mondialisation " viendrait pour l'essentiel du triple héritage de l'Etat absolutiste, de la religion catholique et de la politique révolutionnaire, qui entretiendrait à la fois, sous le masque de l'anti-libéralisme, le rêve chimérique d'une alternative globale au " capitalisme " et le goût exagéré de la sécurité et des protections étatiques.

Or, curieusement, les mêmes sont souvent rétifs devant l'idée que le débat intellectuel joue un rôle déterminant dans la formation des attitudes de nos concitoyens à l'égard de l'économie. C'est là notamment une des raisons de la réticence de la droite modérée et des courants " rénovateurs " du parti socialiste à accepter de se reconnaître comme des libéraux (fussent-ils en même temps " sociaux "), alors même que, de fait, ils ne contestent vraiment aucun des principes fondamentaux du libéralisme moderne : le libéralisme n'est, à les entendre, qu'une abstraction éventuellement funeste qu'il est inutile d'invoquer, alors qu'il suffit d'être " pragmatique " et de choisir des méthodes " qui marchent " sans trop se fier aux idées.

Concrètement, cette position conduit à une espèce de matérialisme historique paradoxal : la modernisation de la France suivra la prospérité et le développement d'une vaste classe moyenne (c'était l'illusion giscardienne) ou elle s'imposera d'elle-même par les " contraintes " du marché mondial ou de la construction européenne (ce fut le ressort inavoué du " tournant " accompli par les socialistes en 1983). La thèse que je voudrais défendre ici se situe exactement à l'inverse de ce consensus diffus des élites : il me semble en effet que, historiquement, la légitimité du monde de l'entreprise, et sa capacité à faire accepter les règles qui conditionnent sa prospérité, a toujours dépendu en grande partie d'un petit nombre d' " idées " qui ont dû être défendues en tant que telles avant de s'incorporer au sens commun. Je tenterai de le montrer en rappelant d'abord les conditions qui ont permis la formation du monde libéral et/ou capitaliste, puis en examinant les critiques dont " l'entreprise " a été et est encore l'objet dans notre société.

La formation de la société moderne

De Marx à Braudel en passant par Schumpeter, la naissance de la société libérale et de l'économie " capitaliste " a été maintes fois décrite, sans que les questions classiques que posent l'avènement de la modernité et le rôle singulier joué dans ce processus par l'Europe et par l'Occident puissent être considérées comme épuisées1. Une des interprétations les plus saisissantes est évidemment celle de Max Weber, qui voit dans la figure du " Puritain " cherchant dans la réussite matérielle les signes de son élection la première grande incarnation de l'" esprit du capitalisme2 " mais qui est aussi un de ceux qui insistent le plus fortement sur l'importance de la figure de l'entreprise dans la naissance du capitalisme moderne, et dans l'expansion indéfinie de la sphère de la production marchande :

" Il y a capitalisme là où les besoins d'un groupe humain qui sont couverts économiquement par des activités professionnelles le sont par la voie de l'entreprise, quelle que soit la nature du besoin ; plus spécialement, une exploitation capitaliste rationnelle est une exploitation dotée d'un compte de capital, c'est-à-dire une entreprise lucrative qui contrôle sa rentabilité de manière chiffrée au moyen de la comptabilité moderne et de l'établissement d'un bilan 3. "

Or, comme le note Weber lui-même, cette prédominance de l'entreprise présuppose elle-même un ensemble de conditions dont certaines sont sans doute " économiques ", la " liberté du marché ") mais d'autres pourraient être vues plutôt comme politiques (l'Etat moderne, le droit rationnel) ou culturelles (la technique rationnelle, la recherche du salut " dans le monde ") et qui toutes supposent la diffusion de certaines " valeurs " ou " idées " qui ne sont certes pas le simple reflet de la production matérielle.

Chez Max Weber, le fil conducteur de cette histoire est l'extension progressive de la rationalité, combinée avec la modification de la relation de l'homme à la nature qui ont suivi les transformations du christianisme après la Renaissance. Mais on peut aussi bien voir dans la naissance du libéralisme le fruit d'un processus politique : le développement de l'économie moderne, fondée sur la combinaison du marché et de la technique, a fini par apparaître comme la solution la meilleure aux crises politiques qui ont ensanglanté l'Europe, notamment à partir de la Réforme et des guerres de religion et, au-delà, comme le moyen privilégié pour étendre les relations entre les hommes. Dans cette interprétation, le libéralisme politique est en quelque sorte la vérité de l'Etat moderne, et l'émancipation de l'économie et de la société civile à l'égard de l'Etat est elle-même une conséquence d'un projet tout à fait délibéré et conscient de reconstruction de l'ordre humain qui est apparu dès les débuts de l'Europe moderne4.

On peut, bien sûr, faire à ces interprétations diverses objections. Les libéraux les plus radicaux (comme Hayek) sont attachés au schéma de l'" ordre spontané ", dont le marché est sensé être une des modalités, ce qui peut sembler difficilement compatible avec l'idée que la société libérale est née d'un projet délibéré et " constructiviste " de réorientation des passions humaines. En outre, il semble clair que le libéralisme n'est qu'un des courants de la politique moderne qui, sous beaucoup d'aspects, y compris dans les démocraties, a conduit au contraire à une extension considérable de l'intervention étatique, dont la croissance des prélèvements obligatoires est le signe le plus visible. Mais il reste cependant deux faits majeurs qui semblent bien montrer que, d'un côté, la figure de l'entreprise (et de l'entrepreneur) occupe nécessairement une place centrale dans la société moderne, et que, de l'autre, sa légitimité repose au moins en partie sur des " idées " qui ne se réduisent nullement à des recettes pragmatiques.

Les critiques du XIXe siècle

Le XIXe siècle, qui fut sans doute l'âge d'or de la bourgeoisie, a vu naître deux critiques de la figure du bourgeois qui ont fini par se confondre : la critique " socialiste " dénonçait le calcul égoïste qui ruinait la solidarité entre les hommes, là où la critique " artiste " déplorait la vulgarité des fins que promouvait la société bourgeoise. Mais ces attaques convergentes sont elles-mêmes des réponses à un long et puissant mouvement d'affirmation des valeurs de la société bourgeoise naissante, qui traverse toute la culture européenne depuis la fin du XVIIe siècle. Ce mouvement est évidemment dominé par les " idées anglaises " : ce sont sans doute des auteurs français, comme Montesquieu, Voltaire et Benjamin Constant qui en ont le mieux exprimé les enjeux parce qu'ils appartenaient à un corps politique où ces idées rencontraient des résistances importantes. Le premier a donné une analyse indépassée de la façon dont le " commerce " - le doux commerce - allait progressivement supplanter la " vertu " grâce à sa capacité à élargir et à pacifier les relations entre les hommes. Le second a montré de manière magistrale, dans les Lettres philosophiques, la solidarité entre le développement de la tolérance religieuse, l'importance des marchands et la réorientation des énergies humaines vers l'amélioration de la condition terrestre des hommes. Le troisième, enfin, a donné de la " liberté des modernes " le plus saisissant des tableaux, à partir d'une critique profonde de l'imaginaire de la Révolution française. Pour le dire simplement, l'avènement de la société bourgeoise n'a été possible que grâce à une victoire " culturelle " de ses premiers défenseurs.

Il faut aussi ajouter à cela que, dans les sociétés les plus dynamiques, la promotion des valeurs de l'entreprise ne vient pas seulement du constat " pragmatique " du succès de l'économie marchande. Le cas le plus significatif est sans doute ici celui des Etats-Unis, dont la Constitution a été délibérément conçue comme un moyen pour construire une " grande République commerçante " : pour les pères fondateurs eux-mêmes, les sociétés humaines ne sont pas " condamnées à jamais à recevoir leurs Constitutions politiques du hasard et de la
force
", mais sont au contraire " capables de se donner un bon gouvernement par réflexion et par choix " (Fédéraliste, n° 1). Le régime de la patrie du " pragmatisme " est, de tous les régimes contemporains, celui qui doit le plus à la délibération rationnelle et l'« ordre spontané » cher aux libéraux est, en partie du moins, le produit d'un projet " constructiviste ".

Le bon usage des idées

Il n'est donc pas douteux que, même si les entrepreneurs ne sont pas en tant que tels des producteurs d'idées, leur rôle social n'aurait jamais pu devenir aussi important sans les révolutions intellectuelles qui ont donné naissance à la société moderne. On pourrait cependant penser que, depuis lors, ces idées sont moins importantes, puisqu'elles se sont incorporées au sens commun, auquel on pourrait donc s'en remettre sans effort particulier. Il me semble que ce serait également une erreur, pour des raisons qui ont été admirablement perçues par de grands penseurs libéraux comme Tocqueville et, plus récemment, Schumpeter5.

Le premier a montré que la démocratie moderne repose sur un principe - l'égalité des conditions - qui fait sans doute sa grandeur mais qui contient en lui-même un potentiel de développement infini : quelles que soient les améliorations de la condition des hommes, il est impossible que la société soit jamais parfaitement réconciliée avec elle-même et que les citoyens soient jamais pleinement satisfaits de l'ordre social. Le second a été conduit à s'interroger sur les chances de survie du capitalisme, alors même qu'il ne doutait pas de la supériorité de ce régime sur ses challengers " socialistes ". Pour Schumpeter, le capitalisme ne périra pas de ses " contradictions économiques ", comme le croyait Marx, mais il peut très bien succomber à des difficultés sociales et politiques, qui naissent de sa dynamique même : l'entrepreneur cède progressivement le pas à la bureaucratie mi-publique, mi-privée, les bourgeois sont plus gestionnaires que conquérants, les entreprises acceptent trop volontiers les interférences étatiques et, surtout, les nouvelles générations bourgeoises intériorisent une bonne partie des critiques de leurs adversaires.

Plus profondément, l'économiste autrichien met en lumière le fait que le principe même du dynamisme capitaliste (la " destruction créatrice ") contient en lui-même quelque chose de dangereux pour la survie du régime : le " capitalisme " risque à terme de détruire les " couches protectrices " qui ont permis son développement, car il présuppose un certain nombre de " vertus " publiques ou privées qui ne lui doivent rien et qui peuvent même être érodées par l'extension de la sphère marchande.

La société d'aujourd'hui n'est évidemment plus celle de Schumpeter, qui réfléchissait sur les débuts de l'Etat Providence là où c'est la crise de ce dernier qui constitue notre horizon. Sa leçon mérite cependant d'être entendue sur deux points décisifs. Le premier concerne la fragilité du consensus " libéral " et, plus encore, du système de valeurs sur lequel repose le monde de l'entreprise : aujourd'hui comme hier, la croissance et la prospérité ne sont pas des garanties définitives contre une mise en cause plus ou moins radicale du système. Le deuxième enseignement de Schumpeter est que la survie de la dynamique capitaliste dépend de conditions culturelles plus générales qui obéissent peut-être à d'autres logiques que celle de l'entreprise. De tout cela, on peut conclure que la compétition des idées n'a rien perdu de son importance, et qu'elle se déroule selon des rythmes propres, qui ne sont pas les mêmes que ceux de l'économie.

  1. Pour une synthèse récente, v. David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations, trad., Albin Michel, 2000.
  2. L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, trad., Paris, Gallimard, Bibl. des sciences humaines, 2003.
  3. Max Weber, Histoire économique, ch. IV, paragraphe 1, trad., Paris, Gallimard, Bibl. des sciences humaines, 1991, pp. 295-296.
  4. V. dans ce sens Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987.
  5. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), trad., Paris, Payot, 1990.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-11/l-idee-et-l-entreprise.html?item_id=2814
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