Marie-Laure DIMON

Psychanalyste, thérapeute de couple et membre du Collège international de psychanalyse et d’anthropologie.

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L'argent et les liens sociaux

Pour la psychanalyse, l’argent fait partie des mythes fondateurs de notre société. Si l’investissement est par définition un acte narcissique, le désir d’appropriation d’un bien immobilier est moins « pulsionnel » que le placement boursier.

Investir est toujours un acte éminemment narcissique et tout humain est contraint à investir les autres pour vivre, et aussi créer des liens sociaux. L’argent sera donc ce moyen privilégié, ce mode d’expression, ce langage. Aussi se prête-t-il mal à la neutralité. La soif de richesses, le désir d’accumulation de biens, constituent une des principales caractéristiques de l’espèce humaine. Certains diront que l’argent représente la liberté, la sérénité, le plaisir, la jouissance, le pouvoir et particulièrement le pouvoir sur les autres. D’autres évoqueront le malheur, la discorde, la jalousie, les rivalités, les passions. D’autres, moins nombreux, en parleront comme d’une nécessité qui doit circuler, un moyen d’échanger et de communiquer entre les hommes.

L’argent fait partie des mythes fondateurs de notre société. C’est une valeur universelle et un « convertisseur universel ». S’il doit rester abstrait, il peut donner une valeur marchande, un prix à chaque chose. Toutefois, il en reste certaines qui sont « au-delà du prix ». Cet « au-delà du prix » met une limite à l’argent, au « tout est possible ».

Cette limite donne à l’argent une valeur éthique et implique le renoncement aux pulsions. Sinon, le « tout est possible » devient un équivalent du tout pouvoir, du meurtre par la domination, la violence du désir absolu de tout posséder avec pour objectif l’anéantissement de l’autre, la destruction des liens sociaux.

Actuellement, du fait de la mondialisation, les individus sont plus nomades, voire isolés et déracinés. Mais ils expriment aussi plus facilement leurs envies de devenir fortunés sans les contraintes de l’idée du péché et du tabou. Quand on n’a plus de territoire, que l’on a perdu ses racines, il faut bien se situer dans une terre d’asile : l’argent peut en faire office. Il devient alors sécurisant et donne un moyen d’entrer en contact avec les autres.

L’individu peut choisir le profit et son unique plaisir. Il fait alors de l’argent – l’argent roi. Dans le monde du web, de l’internet, l’argent s’est dématérialisé, virtualisé, et paradoxalement s’impose à travers un plus grand matérialisme. Ce qui est visé, c’est la chose coupée de la notion de travail, des relations humaines, de la temporalité. L’argent perd sa fonction d’intermédiaire, de médiateur, d’espace tiers dans les rapports humains.

Processus civilisateur

Sa fonction est de véhiculer un processus civilisateur, en permettant le passage de la nature à la culture, en structurant la société autour de son langage. Nous savons que l’argent porte en lui un héritage bien complexe dont les traces du passé ne sont jamais définitivement abolies.

Si le troc, précurseur de l’argent, renvoie à un système d’une chose pour une autre, l’argent, pur concept de valeur marchande, n’est pas un objet réel. Les rapports marchands libèrent les individus des liens de soumission à l’autre, en resituant chacun à sa place : vendeur et acheteur. Il favorise aussi le jeu des identifications par la valeur affective donnée à l’acte et à la chose.

L’argent roi et le troc

Toutefois, les excès du système capitaliste, en privilégiant l’utilitaire au détriment des relations humaines, ont provoqué la mise en place de systèmes parallèles. A côté de « l’argent roi », le troc a refait son apparition. Celui-ci aurait pour vocation de restaurer les liens sociaux à partir de la réalité de l’objet échangé dans un cadre associatif et dans les réseaux. Bien que marginale, cette philosophie vient nous rappeler les tendances autarciques de tout humain et ne doit en rien nous faire perdre de vue le formidable élan de vie dont l’argent est porteur dans notre civilisation, combien il est précieux de le faire vivre, circuler, en déjouant les rapports de domination et de soumission entre les hommes, en plaçant l’échange au cœur du débat : c’est-à-dire tout ce qui peut favoriser la relation entre l’individu et la société.

Ainsi l’individu, par ses choix de placements, par la circulation de son argent, essaie de trouver un précieux équilibre entre ses propres intérêts et ceux qui ne sont pas contraires à l’évolution de la société. En cela, il contribue à la valorisation de son projet existentiel à travers ses différents placements : immobilier, boursier, etc., en participant au développement de l’économie.

Actuellement, les placements boursiers, malgré les aléas, sont très médiatisés et séduisent un large public. Nous sommes entrés dans une ère de spéculation, où devenir riche rapidement semble être possible. Par internet, l’accès direct « en temps réel » aux marchés boursiers est aisé. Il est inutile de contacter son banquier ou un intermédiaire, il suffit de cliquer pour passer un ordre de Bourse. Ces images brutes suscitent plus l’anxiété, le stress, que l’imaginaire. La démocratisation de la Bourse permet d’investir et de spéculer avec peu de moyens financiers.

Toutes ces possibilités accentuent un vide institutionnel et une plus grande dématérialisation de l’argent. La fluctuation des cours de Bourse donne de l’argent une représentation volatile et virtuelle : l’argent devient un objet coupé de sa réalité et, entre autres, de celle du monde du travail. Le risque est que l’argent devienne un pur objet de fascination instantanée : il suscite alors la quête inlassable d’un bonheur immédiat, celui d’un monde magique.

L’argent, un but en soi pour le spéculateur

L’argent vient révéler le caractère de joueur de celui qui spécule en Bourse. L’argent est devenu un but en soi et non un moyen d’obtenir du plaisir. C’est la raison pour laquelle il est à la fois idéalisé dans l’espoir qu’il procure la toute-puissance et rejeté puisqu’il demeure, malgré tout, insatisfaisant. Il suscite alors des sentiments plus régressifs tels que l’envie, l’avidité, le dépit. Celui qui spécule apparaît le plus souvent comme un individu isolé, déraciné, livré à son plaisir immédiat : le jackpot ou rien. Entre la jubilation ou l’excitation douloureuse, il s’enferme souvent dans un plaisir solitaire, celui de faire un « bon coup. »

Or la gestion d’un portefeuille en Bourse demande une autonomie de l’individu vis-à-vis de l’argent. Le jeu devrait se situer plus sur un plan intellectuel, celui de l’analyse fondamentale et technique, pour dominer l’anxiété et ne pas se soumettre au pouvoir de l’argent en sachant maîtriser et contrôler ses propres pulsions. Cela dans l’intention de vivre plus paisiblement tous ces paradoxes et contradictions ; d’une part, être à la fois propulsé dans l’immédiateté, dans l’ici et maintenant, savoir réfléchir et agir vite, et d’autre part, différer, se donner du temps, savoir attendre et accepter les pertes. Faire de l’argent un objet de plaisir où le déplaisir ne devient pas une catastrophe, c’est-à-dire lié à des sentiments d’impuissance totale ; sinon l’argent aura la fonction d’un objet de besoin, celui d’un objet vital soumis aux liens passionnels.

Pour permettre aux boursiers de remettre la fonction de l’argent dans l’altérité, dans les liens sociaux, des « clubs d’investissement » se sont créés. Les participants échangent leurs réflexions et partagent leurs connaissances. Ces clubs offrent des structures et des possibilités de formation conduisant à une meilleure gestion du temps, car la Bourse en est un grand consommateur. Il est important d’acquérir cette nouvelle culture pour pouvoir endiguer les débordements trop instinctifs.

Le placement immobilier moins « pulsionnel »

Le choix de l’investissement immobilier se différencie des placements boursiers par le fait que l’individu a besoin d’exprimer de façon plus concrète sa nécessité de sécurité. Il souhaite un placement solide, pérenne, transmissible. Il veut gérer en « bon père de famille ».

L’humain éprouve souvent la nécessité de devenir propriétaire comme une façon de s’ancrer dans la vie et son premier investissement important demeure celui de son habitation principale. Il essaie de limiter les risques même s’il est un spéculateur, comme les années quatre-vingt ont pu le mettre en évidence. L’achat ne se fait pas essentiellement sur un coup de cœur, car les sommes investies le contraignent à étudier l’affaire et à en prendre toutes les mesures. En cela il essaie de se défendre contre la dépendance à l’objet.

Aussi le désir d’appropriation prend le pas sur l’emprise. L’échange s’en trouve marqué par des sentiments ambivalents, par exemple la possession et la dépossession, entraînant des rapports entre les hommes de dominant/dominé.

L’investissement pierre engendre certaines représentations psychiques allant du solide au dur, d’un esthétisme froid à celui de chaud et, dans une période monétaire fluctuante, celle d’une valeur refuge. L’argent qui permet un tel investissement s’inscrit dans la durée et dans la temporalité. Dans le patrimoine immobilier, le désir de transmission est très présent : celui de se situer dans la filiation et de placer l’héritage comme lien d’une génération à une autre, entre un passé et un présent, entre les vivants et les morts. C’est une manière de déjouer l’angoisse existentielle et de placer la confiance en soi au cœur du débat. Celle-ci se manifeste par le souci de bien faire, du bon achat et de la bonne affaire. Cette confiance se traduit par le fait d’avoir acquis la capacité de maîtriser son pulsionnel en renonçant au « tout jouir » pour accéder à la propriété. Ainsi la nature, représentée le plus souvent par des sentiments terriens associés au territoire, à la notion d’espace, se transforme au profit de la culture par la reconnaissance du droit, des contrats et des institutions, présents dans tout achat et transaction.

Enjeux inconscients

Quels sont donc les enjeux inconscients qui sont à l’origine des rapports entre l’individu et l’argent et qui font de l’argent un langage entre les hommes ?

Le rôle de l’argent est de relier les désirs individuels à la société et de faire translater l’homme de l’ontogenèse à la phylogenèse – c’est à dire de ce qui appartient à l’origine de l’individu à l’histoire de la société – en donnant un sens et une valeur à chaque chose. L’argent occupe donc une place paradigmatique dans les échanges entre les êtres. Donner et recevoir sont les deux pôles de la relation forgée dès la prime enfance pour tout être auprès des modèles parentaux et sociaux. Ainsi constitue-t-il son intériorité, son narcissisme et son extériorité à partir de ses différents modes relationnels aux objets. Chemin faisant, l’objet argent suit les vicissitudes du développement de la relation objectale et devient une métaphore de ces premiers échanges avant de s’établir en symbole, en espace tiers.

Toutefois l’argent représente la relation d’objet la plus « libidinalisée », quelle que soit la fonction qu’il exerce dans l’économie psychique d’un individu puisqu’il se réfère toujours au narcissisme, à la constitution de l’être. Pour tout humain, la nécessité de maintenir son intégrité narcissique se retrouve dans sa double capacité de s’investir soi tout en investissant l’extérieur, ce qui ne se fera pas sans conflits.

Ces conflits ouvrent sur l’autonomie du sujet, sur sa capacité à accepter l’objet dans sa différence. Cependant ces conflits peuvent engendrer des souffrances insupportables. La psyché met alors en place des systèmes de défense aux solutions ambiguës et parfois les plus folles. Ces solutions maintiennent à la fois un mouvement régressif vers une dépendance excessive à l’objet argent, tout en donnant l’illusion au sujet d’en être autonome.

La littérature nous éclaire sur ces mécanismes psychiques en dévoilant à partir de certains personnages des sentiments contradictoires, voire morbides, tels que l’avidité, l’envie, l’avarice, la corruption, la prodigalité. Par exemple l’Harpagon de Molière, le Grandet de Balzac sont agrippés à leur tas d’or pour mieux tyranniser leur entourage et le maintenir dans l’emprise. Ils détournent toute possibilité d’échange à leur unique profit. Le banquier Saccard de Zola établit sa règle du jeu fondée sur la volupté de l’argent, la jouissance, avec l’argent des autres. Tous ces personnages montrent la profondeur des passions humaines et leur rapport à l’argent. Ils se mettent en dehors du lien qui relie les hommes entre eux, fondé sur la loi universelle où l’échange n’est ni l’égoïsme, ni la générosité.

L’argent occupera donc une fonction de médiateur entre soi et les autres pour maintenir de la vie et la possibilité de pouvoir échanger. Aussi investir devient-il un acte éminemment narcissique avant d’être celui de posséder, de s’approprier, d’avoir. Il s’inscrit dans chaque histoire singulière où s’enracinent les désirs et les motivations.

Bibliographie

  • Force Pierre, Molière ou le prix des choses, Nathan
  • Lantz P., L’Argent, la mort. L’Harmattan
  • Ricoeur Paul, « D’un soupçon l’autre », l’Argent, Revue Autrement
  • Spire Alain, « De l’argent comme d’une biographie », l’Argent, Revue Autrement
  • Viderman Serge, De l’argent, Presses Universitaires de France
  • Wiseman Thomas, L’Argent et l’inconscient, Editions Robert Laffont
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-5/l-argent-et-les-liens-sociaux.html?item_id=2429
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