L'argent et les liens sociaux
Pour la psychanalyse, l’argent fait partie des
mythes fondateurs de notre société. Si l’investissement
est par définition un acte narcissique, le désir d’appropriation
d’un bien immobilier est moins « pulsionnel » que le
placement boursier.
Investir est toujours un acte éminemment narcissique
et tout humain est contraint à investir les autres pour vivre,
et aussi créer des liens sociaux. L’argent sera donc ce moyen
privilégié, ce mode d’expression, ce langage. Aussi
se prête-t-il mal à la neutralité. La soif de richesses,
le désir d’accumulation de biens, constituent une des principales
caractéristiques de l’espèce humaine. Certains diront
que l’argent représente la liberté, la sérénité,
le plaisir, la jouissance, le pouvoir et particulièrement le pouvoir
sur les autres. D’autres évoqueront le malheur, la discorde,
la jalousie, les rivalités, les passions. D’autres, moins
nombreux, en parleront comme d’une nécessité qui doit
circuler, un moyen d’échanger et de communiquer entre les
hommes.
L’argent fait partie des mythes fondateurs de notre
société. C’est une valeur universelle et un «
convertisseur universel ». S’il doit rester abstrait, il peut
donner une valeur marchande, un prix à chaque chose. Toutefois,
il en reste certaines qui sont « au-delà du prix ».
Cet « au-delà du prix » met une limite à l’argent,
au « tout est possible ».
Cette limite donne à l’argent une valeur éthique et
implique le renoncement aux pulsions. Sinon, le « tout est possible
» devient un équivalent du tout pouvoir, du meurtre par la
domination, la violence du désir absolu de tout posséder
avec pour objectif l’anéantissement de l’autre, la destruction
des liens sociaux.
Actuellement, du fait de la mondialisation, les individus sont plus nomades,
voire isolés et déracinés. Mais ils expriment aussi
plus facilement leurs envies de devenir fortunés sans les contraintes
de l’idée du péché et du tabou. Quand on n’a
plus de territoire, que l’on a perdu ses racines, il faut bien se
situer dans une terre d’asile : l’argent peut en faire office.
Il devient alors sécurisant et donne un moyen d’entrer en
contact avec les autres.
L’individu peut choisir le profit et son unique plaisir. Il fait
alors de l’argent – l’argent roi. Dans le monde du web,
de l’internet, l’argent s’est dématérialisé,
virtualisé, et paradoxalement s’impose à travers un
plus grand matérialisme. Ce qui est visé, c’est la
chose coupée de la notion de travail, des relations humaines, de
la temporalité. L’argent perd sa fonction d’intermédiaire,
de médiateur, d’espace tiers dans les rapports humains.
Processus civilisateur
Sa fonction est de véhiculer un processus civilisateur,
en permettant le passage de la nature à la culture, en structurant
la société autour de son langage. Nous savons que l’argent
porte en lui un héritage bien complexe dont les traces du passé
ne sont jamais définitivement abolies.
Si le troc, précurseur de l’argent, renvoie
à un système d’une chose pour une autre, l’argent,
pur concept de valeur marchande, n’est pas un objet réel.
Les rapports marchands libèrent les individus des liens de soumission
à l’autre, en resituant chacun à sa place : vendeur
et acheteur. Il favorise aussi le jeu des identifications par la valeur
affective donnée à l’acte et à la chose.
L’argent roi et le troc
Toutefois, les excès du système capitaliste, en privilégiant
l’utilitaire au détriment des relations humaines, ont provoqué
la mise en place de systèmes parallèles. A côté
de « l’argent roi », le troc a refait son apparition.
Celui-ci aurait pour vocation de restaurer les liens sociaux à
partir de la réalité de l’objet échangé
dans un cadre associatif et dans les réseaux. Bien que marginale,
cette philosophie vient nous rappeler les tendances autarciques de tout
humain et ne doit en rien nous faire perdre de vue le formidable élan
de vie dont l’argent est porteur dans notre civilisation, combien
il est précieux de le faire vivre, circuler, en déjouant
les rapports de domination et de soumission entre les hommes, en plaçant
l’échange au cœur du débat : c’est-à-dire
tout ce qui peut favoriser la relation entre l’individu et la société.
Ainsi l’individu, par ses choix de placements, par la circulation
de son argent, essaie de trouver un précieux équilibre entre
ses propres intérêts et ceux qui ne sont pas contraires à
l’évolution de la société. En cela, il contribue
à la valorisation de son projet existentiel à travers ses
différents placements : immobilier, boursier, etc., en participant
au développement de l’économie.
Actuellement, les placements boursiers, malgré les aléas,
sont très médiatisés et séduisent un large
public. Nous sommes entrés dans une ère de spéculation,
où devenir riche rapidement semble être possible. Par internet,
l’accès direct « en temps réel » aux marchés
boursiers est aisé. Il est inutile de contacter son banquier ou
un intermédiaire, il suffit de cliquer pour passer un ordre de
Bourse. Ces images brutes suscitent plus l’anxiété,
le stress, que l’imaginaire. La démocratisation de la Bourse
permet d’investir et de spéculer avec peu de moyens financiers.
Toutes ces possibilités accentuent un vide institutionnel et une
plus grande dématérialisation de l’argent. La fluctuation
des cours de Bourse donne de l’argent une représentation volatile
et virtuelle : l’argent devient un objet coupé de sa réalité
et, entre autres, de celle du monde du travail. Le risque est que l’argent
devienne un pur objet de fascination instantanée : il suscite alors
la quête inlassable d’un bonheur immédiat, celui d’un
monde magique.
L’argent, un but en soi pour le spéculateur
L’argent vient révéler le caractère de joueur
de celui qui spécule en Bourse. L’argent est devenu un but
en soi et non un moyen d’obtenir du plaisir. C’est la raison
pour laquelle il est à la fois idéalisé dans l’espoir
qu’il procure la toute-puissance et rejeté puisqu’il
demeure, malgré tout, insatisfaisant. Il suscite alors des sentiments
plus régressifs tels que l’envie, l’avidité, le
dépit. Celui qui spécule apparaît le plus souvent
comme un individu isolé, déraciné, livré à
son plaisir immédiat : le jackpot ou rien. Entre la jubilation
ou l’excitation douloureuse, il s’enferme souvent dans un plaisir
solitaire, celui de faire un « bon coup. »
Or la gestion d’un portefeuille en Bourse demande une autonomie
de l’individu vis-à-vis de l’argent. Le jeu devrait se
situer plus sur un plan intellectuel, celui de l’analyse fondamentale
et technique, pour dominer l’anxiété et ne pas se soumettre
au pouvoir de l’argent en sachant maîtriser et contrôler
ses propres pulsions. Cela dans l’intention de vivre plus paisiblement
tous ces paradoxes et contradictions ; d’une part, être à
la fois propulsé dans l’immédiateté, dans l’ici
et maintenant, savoir réfléchir et agir vite, et d’autre
part, différer, se donner du temps, savoir attendre et accepter
les pertes. Faire de l’argent un objet de plaisir où le déplaisir
ne devient pas une catastrophe, c’est-à-dire lié à
des sentiments d’impuissance totale ; sinon l’argent aura la
fonction d’un objet de besoin, celui d’un objet vital soumis
aux liens passionnels.
Pour permettre aux boursiers de remettre la fonction de l’argent
dans l’altérité, dans les liens sociaux, des «
clubs d’investissement » se sont créés. Les participants
échangent leurs réflexions et partagent leurs connaissances.
Ces clubs offrent des structures et des possibilités de formation
conduisant à une meilleure gestion du temps, car la Bourse en est
un grand consommateur. Il est important d’acquérir cette nouvelle
culture pour pouvoir endiguer les débordements trop instinctifs.
Le placement immobilier moins « pulsionnel »
Le choix de l’investissement immobilier se différencie des
placements boursiers par le fait que l’individu a besoin d’exprimer
de façon plus concrète sa nécessité de sécurité.
Il souhaite un placement solide, pérenne, transmissible. Il veut
gérer en « bon père de famille ».
L’humain éprouve souvent la nécessité de devenir
propriétaire comme une façon de s’ancrer dans la vie
et son premier investissement important demeure celui de son habitation
principale. Il essaie de limiter les risques même s’il est
un spéculateur, comme les années quatre-vingt ont pu le
mettre en évidence. L’achat ne se fait pas essentiellement
sur un coup de cœur, car les sommes investies le contraignent à
étudier l’affaire et à en prendre toutes les mesures.
En cela il essaie de se défendre contre la dépendance à
l’objet.
Aussi le désir d’appropriation prend le pas sur l’emprise.
L’échange s’en trouve marqué par des sentiments
ambivalents, par exemple la possession et la dépossession, entraînant
des rapports entre les hommes de dominant/dominé.
L’investissement pierre engendre certaines représentations
psychiques allant du solide au dur, d’un esthétisme froid
à celui de chaud et, dans une période monétaire fluctuante,
celle d’une valeur refuge. L’argent qui permet un tel investissement
s’inscrit dans la durée et dans la temporalité. Dans
le patrimoine immobilier, le désir de transmission est très
présent : celui de se situer dans la filiation et de placer l’héritage
comme lien d’une génération à une autre, entre
un passé et un présent, entre les vivants et les morts.
C’est une manière de déjouer l’angoisse existentielle
et de placer la confiance en soi au cœur du débat. Celle-ci
se manifeste par le souci de bien faire, du bon achat et de la bonne affaire.
Cette confiance se traduit par le fait d’avoir acquis la capacité
de maîtriser son pulsionnel en renonçant au « tout
jouir » pour accéder à la propriété.
Ainsi la nature, représentée le plus souvent par des sentiments
terriens associés au territoire, à la notion d’espace,
se transforme au profit de la culture par la reconnaissance du droit,
des contrats et des institutions, présents dans tout achat et transaction.
Enjeux inconscients
Quels sont donc les enjeux inconscients qui sont à l’origine
des rapports entre l’individu et l’argent et qui font de l’argent
un langage entre les hommes ?
Le rôle de l’argent est de relier les désirs individuels
à la société et de faire translater l’homme
de l’ontogenèse à la phylogenèse – c’est
à dire de ce qui appartient à l’origine de l’individu
à l’histoire de la société – en donnant
un sens et une valeur à chaque chose. L’argent occupe donc
une place paradigmatique dans les échanges entre les êtres.
Donner et recevoir sont les deux pôles de la relation forgée
dès la prime enfance pour tout être auprès des modèles
parentaux et sociaux. Ainsi constitue-t-il son intériorité,
son narcissisme et son extériorité à partir de ses
différents modes relationnels aux objets. Chemin faisant, l’objet
argent suit les vicissitudes du développement de la relation objectale
et devient une métaphore de ces premiers échanges avant
de s’établir en symbole, en espace tiers.
Toutefois l’argent représente la relation d’objet la
plus « libidinalisée », quelle que soit la fonction
qu’il exerce dans l’économie psychique d’un individu
puisqu’il se réfère toujours au narcissisme, à
la constitution de l’être. Pour tout humain, la nécessité
de maintenir son intégrité narcissique se retrouve dans
sa double capacité de s’investir soi tout en investissant
l’extérieur, ce qui ne se fera pas sans conflits.
Ces conflits ouvrent sur l’autonomie du sujet, sur sa capacité
à accepter l’objet dans sa différence. Cependant ces
conflits peuvent engendrer des souffrances insupportables. La psyché
met alors en place des systèmes de défense aux solutions
ambiguës et parfois les plus folles. Ces solutions maintiennent à
la fois un mouvement régressif vers une dépendance excessive
à l’objet argent, tout en donnant l’illusion au sujet
d’en être autonome.
La littérature nous éclaire sur ces mécanismes psychiques
en dévoilant à partir de certains personnages des sentiments
contradictoires, voire morbides, tels que l’avidité, l’envie,
l’avarice, la corruption, la prodigalité. Par exemple l’Harpagon
de Molière, le Grandet de Balzac sont agrippés à
leur tas d’or pour mieux tyranniser leur entourage et le maintenir
dans l’emprise. Ils détournent toute possibilité d’échange
à leur unique profit. Le banquier Saccard de Zola établit
sa règle du jeu fondée sur la volupté de l’argent,
la jouissance, avec l’argent des autres. Tous ces personnages montrent
la profondeur des passions humaines et leur rapport à l’argent.
Ils se mettent en dehors du lien qui relie les hommes entre eux, fondé
sur la loi universelle où l’échange n’est ni l’égoïsme,
ni la générosité.
L’argent occupera donc une fonction de médiateur entre soi
et les autres pour maintenir de la vie et la possibilité de pouvoir
échanger. Aussi investir devient-il un acte éminemment narcissique
avant d’être celui de posséder, de s’approprier,
d’avoir. Il s’inscrit dans chaque histoire singulière
où s’enracinent les désirs et les motivations.
Bibliographie
- Force Pierre, Molière ou le prix des choses, Nathan
- Lantz P., L’Argent, la mort. L’Harmattan
- Ricoeur Paul, « D’un soupçon l’autre », l’Argent, Revue Autrement
- Spire Alain, « De l’argent comme d’une biographie », l’Argent, Revue Autrement
- Viderman Serge, De l’argent, Presses Universitaires de France
- Wiseman Thomas, L’Argent et l’inconscient, Editions Robert Laffont
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