Thierry MATHÉ

Chercheur au département Consommation du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc), chargé de cours à l'université Paris-Diderot.

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Consommer quand même

Dans une situation incertaine, les jeunes privilégient les dépenses de loisirs qui correspondent à leurs désirs, au détriment des dépenses de base comme l'alimentation ou l'équipement du logement. Cela les conduit à développer des comportements de stratège pour concilier la satisfaction de leurs envies et la faiblesse de leurs moyens.

Définie comme période qui s'insère entre l'adolescence et l'âge adulte, la jeunesse constitue une phase intermédiaire difficile à délimiter, pendant laquelle se jouent la socialisation et l'émancipation de l'individu. Au-delà de profils aussi variés qu'hétérogènes, une piste d'analyse est de prendre en considération les différentes étapes d'entrée dans la vie adulte.

La tranche d'âge 18-29 ans 1 se révèle assez représentative de la réalité de la jeunesse, ce qui permet de mettre en évidence la spécificité et l'originalité de cette phase du cycle de vie. Entre études et premières expériences de travail, départ du foyer familial et mise en couple, la période s'est allongée et elle est pleinement revendiquée par les dernières générations. L'absence de rite d'initiation marquant l'entrée dans l'âge adulte, dans une culture contemporaine qui a aboli les frontières, les passages, les identités circonscrites, contribue sans doute à la prolongation de cette période de transition. Celle-ci n'est plus seulement un temps d'attente et d'aspiration à une vie d'adulte. Dans cet article, nous voulons montrer que les valeurs des nouvelles générations se traduisent dans le sens qu'elles donnent à leurs pratiques de consommation au regard du contexte économique, social et culturel dans lequel elles se sont construites 2.

Des motivations générationnelles

Les jeunes sont aujourd'hui les premières victimes des inégalités économiques, du fait des situations de chômage ou d'emploi précaire et du poids des dépenses de logement 3. La précarité de l'emploi apparaît comme caractéristique d'un processus d'insertion plus difficile que pour les générations précédentes, y compris pour les diplômés. Les dépenses contraintes en loyer et en charges sont, quant à elles, nettement plus fortes chez les 18-29 ans et ont continué à augmenter au cours des vingt dernières années.

Il ressort de ces constats que les revenus des jeunes de 18-29 ans sont en moyenne plus faibles que ceux de leurs parents au même âge, alors que leur niveau moyen de diplôme a nettement progressé. Pourtant, on observe qu'ils consacrent une faible part de leurs revenus aux dépenses de base, telles que l'alimentation ou l'équipement du foyer. En 2006, le logement représente en revanche 27,5 % des dépenses des 18-29 ans, contre 19,2 % pour le reste de la population adulte.

Répartition budgétaire des dépenses de consommation selon l’âge en 2006.

Source : Insee, enquête « Budget de famille » 2006, retraitement Credoc.

Quant aux dépenses en habillement, elles sont importantes chez les jeunes en raison d'un fort effet d'âge (7,7 %, contre 6,7 %). Les jeunes générations ont en effet fortement modifié leurs besoins en les déplaçant vers la réalisation de soi, en privilégiant notamment les sorties dans les restaurants, cafés, bars, les séjours hors domicile (5,7 %, contre 4,3 %) et les outils de communication et d'information (5 %, contre 3,8 %) 4. Sur ces derniers postes, leur niveau de dépenses est plus élevé que celui des générations précédentes. En revanche, leurs dépenses en alimentation sont souvent utilisées comme variables d'ajustement.

Notre analyse repose sur une segmentation qui part des besoins à satisfaire en termes d'alimentation et de logement (motivations de base) et va vers les désirs, qui concernent essentiellement les loisirs (motivations exploratoires), en passant par les motivations logistiques (comme l'habillement et l'équipement du logement) et stratégiques (comme les transports) 5. On observe aujourd'hui que les jeunes, malgré les difficultés financières propres à leur génération, se placent directement au niveau des motivations exploratoires, qui correspondent aux dépenses de loisirs.

Parce qu'ils ont grandi dans une société d'hyperchoix grandissant, ils se trouvent en permanence dans le désir de consommation, désir qui s'est peu à peu étendu à l'ensemble des classes sociales. C'est ce qui nous amène sur le terrain de la consommation, qui apparaît comme l'exutoire d'un sentiment de frustration, sentiment qui entraîne un comportement offensif face à l'offre commerciale.

Un sentiment de frustration

De la place occupée par la consommation dans notre société résulte un sentiment de frustration des jeunes, du fait des contraintes qui pèsent sur leur propre consommation. Il y a une dimension perçue de justice sociale dans l'accès à la consommation, à partir du moment où elle participe de l'intégration sociale et de la construction des identités et où elle concourt à donner accès à l'âge adulte, à l'autonomie, à la responsabilité. Pour les plus jeunes, la consommation est synonyme d'indépendance vis-à-vis des parents lorsqu'elle correspond au premier achat effectué « par soi-même », parfois avec son propre argent.

Dans une société qui n'est plus porteuse de projet ni d'espérance, il s'agit de faire tourner sa propre roue. Bernard Préel a décrit des individus demandeurs d'expérience vécue, en quête de repères qu'ils sont amenés à trouver par eux-mêmes, par désaffection vis-à-vis d'institutions dont ils pressentent l'impuissance à leur fournir des ressources de sens, et dans une société qui ne leur fait pas une place au moment où ils atteignent leur majorité 6. Aux valeurs « surplombantes » succèdent des valeurs tirées de la vie quotidienne des individus. Ainsi, on n'adhère pas à une aventure collective mais on s'agrège à des expériences, des groupes, des moments vécus. En l'absence d'une culture commune assez forte pour canaliser les désirs, la consommation occupe le rôle de diffuseur de modèles, d'idées, de valeurs.

Affirmer ses propres valeurs

Pour ces jeunes qui ne perçoivent plus le travail comme un moteur de leur identité et des moyens de réalisation de soi, la consommation permet d'affirmer ses propres valeurs. Dans le domaine de l'habillement, la consommation identificatoire caractérise de manière prépondérante les jeunes générations. En particulier, les marques y sont plus majoritairement associées à des valeurs, à un style, qui permettent à chacun de construire sa propre identité. La fidélité à une ou plusieurs marques se révèle plus accentuée chez les hommes en général, et chez les 18-24 ans en particulier. Les 25-30 ans, en revanche, ont davantage trouvé leur style. Moins expérimentés, les premiers ont besoin d'être guidés pour choisir et la marque constitue un repère d'identification. Selon les « tribus 7» qu'ils fréquentent, ils vont ainsi porter les signes distinctifs qui les caractérisent.

L'individualisme prêté aux nouvelles générations repose sur l'importance qu'elles attachent au choix et à la liberté de leurs décisions 8. Cependant, le jeune consommateur est de moins en moins perçu comme un être purement rationnel, portant sur la consommation un jugement équilibré fondé sur une vision panoramique de sa situation. Il est aussi un être qui éprouve des émotions et fait montre d'affect.

Pour cette génération, ce qui réunit plusieurs individus, c'est aussi consommer la même chose au même moment. L'acte de consommation permet de s'inscrire dans un espace, une communauté et une temporalité, de célébrer l'ici et maintenant. C'est dans cette perspective que nous pouvons comprendre le primat du lien sur celui du bien 9. Bernard Cova faisait l'hypothèse d'une montée des produits et services « qui relient et rapprochent », y compris en les détournant de leur finalité initiale pour se les réapproprier. On retrouve ici affirmée la dimension symbolique et ostentatoire des objets, qui portent, au-delà de leur réalité matérielle, une valeur de signe.

Le signe plutôt que l'éthique

En revanche, la dimension éthique, pourtant fortement valorisée dans la société contemporaine, ne constitue pas une priorité. Si les valeurs éthiques ont été brièvement évoquées dans l'enquête menée par le Credoc sur les jeunes (et seulement par quelques 25-30 ans), ce critère n'intervient pas du tout dans les achats des plus jeunes. Il n'est pas question pour eux de se déculpabiliser en orientant leur consommation vers des marques relayant des messages de protection de l'environnement, d'éthique ou de protection des salariés. Ayant toujours connu la société de consommation, l'idée de culpabilité leur est tout à fait étrangère dans ce domaine. Par ailleurs, leur recherche de réalisation de soi, qui passe par la consommation, n'est pas synonyme d'une recherche de sens à caractère global.

Absorbée par le marketing, l'éthique s'est vue décrédibilisée aux yeux des plus jeunes. Ils appartiennent à des générations qui ont appris à décrypter les opérations de marketing menées par les entreprises. Grâce aux divers médias, ils se forgent leur propre opinion. Devenus prescripteurs, ils refusent de se faire instrumentaliser par les marques et entendent domestiquer l'offre. C'est donc un univers familier avec lequel ils ont appris à ruser, plutôt que le refuser, par la maîtrise des différents outils et canaux à leur disposition.

Les contraintes économiques que subissent les nouvelles générations depuis une trentaine d'années les ont conduites, en effet, à développer des comportements stratégiques (ce qui permet de concilier désirs et crise), comme les achats sur Internet, l'achat de produits d'occasion ou la recherche de premiers prix. Acheter à bas prix ne constitue plus une tare mais est, au contraire, un comportement valorisé 10. La diffusion d'Internet encourage sans conteste ces nouveaux comportements grâce à la puissance des comparateurs de prix. Les achats sur Internet pour faire des économies sont bien plus pratiqués, et de façon significative, parmi les franges les plus jeunes de la population adulte. De la même façon, les 18-24 ans sont, en 2010, 47 % à déclarer faire des économies en achetant des produits d'occasion.

Les magasins spécialisés et Internet apparaissent comme les circuits de distribution privilégiés des 18-29 ans : les premiers en particulier pendant les périodes de soldes et de promotions, qui permettent de se procurer des vêtements de marque à des prix plus abordables le second pour les comparaisons de prix, la recherche et la sélection de points de vente attractifs qu'il facilite. Parallèlement, le covoiturage, la location, le fait d'acheter puis de revendre d'occasion sur Internet sont autant de formes de consommation privilégiant l'usage sur la possession. Cette attitude contraste avec le fétichisme des marques, mais rejoint les modes d'engagements protéiformes des dernières générations, plus promptes à se mobiliser ponctuellement pour une cause (adhésion nomade) qu'à s'engager dans des mouvements structurés (adhésion sédentaire). De ce point de vue, Internet démultiplie les possibilités de ce genre de transaction.

Les pairs sont devenus des référents

Les jeunes savent qu'aujourd'hui il n'y a plus de rapport entre les choses et la valeur qu'on leur attribue, qu'il s'agit plus souvent d'un rapport de force entre offre et demande. Le temps où l'acheteur se trouvait dans un rapport de subordination par rapport au vendeur est révolu. Désormais, dans le sillage de la perte de confiance dans les institutions, on s'en remet davantage à ses semblables en lisant leurs avis sur les forums Internet de consommateurs. On attribue à ces derniers un rôle de référent. Internet est donc central dans ce processus d'affranchissement. Son utilisation facilite la prise de parole horizontale 11, ce qui contribue à redéfinir les rapports entre générations, dès lors que le savoir se met à suivre une trajectoire ascendante (des jeunes vers les aînés) ou horizontale (entre pairs) 12. Les disparités générationnelles se conjuguent également par des différences d'équipement et par des écarts en termes d'usages (exploitation des potentialités d'Internet, telles que la consommation de films, la participation à des réseaux sociaux, la recherche d'informations, l'achat, etc.) qui sont en évolution permanente et contribuent à accroître la distance entre les générations. Cette distance autorise néanmoins de nouvelles relations entre les générations, davantage fondées sur la convivialité et la réciprocité, conférant de ce fait à la consommation un rôle de catalyseur des relations sociales.

  1. Ils sont 9,48 millions d'individus en France métropolitaine et représentent 15 % de la population totale (selon l'Insee, en 2011).
  2. Cf. l'enquête du Credoc « Les jeunes d'aujourd'hui : quelle société pour demain ? », Cahier de recherche, n° 292, décembre 2012.
  3. Cf. Louis Chauvel, Le destin des générations, PUF, 1998.
  4. Fanette Recours, Pascale Hébel et Raphaël Berger, « Effets de générations, d'âge et de revenus sur les arbitrages de consommation », Cahier de recherche, n° 258, Credoc, 2008.
  5. Saadi Lahlou, Aude Collerie de Borely et Valérie Beaudouin, « Où en est la consommation aujourd'hui ? », Cahier de recherche, n° 46, Credoc, 1993.
  6. Bernard Préel, Le choc des générations, La Découverte, 2000.
  7. Selon le concept forgé dès 1988 par Michel Maffesoli (Le temps des tribus, Librairie des méridiens).
  8. Olivier Galland et Bernard Roudet (dir.), Les jeunes Européens et leurs valeurs, La Découverte, 2005.
  9. Bernard Cova, Au-delà du marché : quand le lien importe plus que le bien, L'Harmattan, 1995.
  10. Pascale Hébel, Nicolas Siounandan et Franck Lehuédé, « Le consommateur va-t-il changer durablement de comportement avec la crise ? », Cahier de recherche, n° 268, Credoc, 2009.
  11. Dominique Cardon, « Vertus démocratiques de l'Internet », Laviedesidées.fr, novembre 2009.
  12. Olivier Galland et Bernard Roudet (dir.), op. cit.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-11/consommer-quand-meme.html?item_id=3388
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