Jean GARRIGUES

Professeur à l'université d'Orléans.

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Les jeunes militants du XXIe siècle

Si les jeunes affichent un certain désamour de la politique partisane, le succès croissant des conseils municipaux d'enfants et de jeunes, des conseils départementaux de la jeunesse, des conseils généraux de jeunes, des conseils d'écoles ou de la vie universitaire montre qu'ils savent aussi s'engager au gré du moment. En priorité dans le monde associatif, qu'ils considèrent comme le plus légitime.

Depuis la Révolution française, notre histoire contemporaine est faite de moments forts qui ont suscité des vagues d'engagements massifs des jeunes dans la vie politique et sociale de notre pays. Rappelons, par exemple, que Saint-Just, l'une des figures de proue de la Convention, n'avait que 22 ans en 1789, et que les révolutions parisiennes de 1830 et de 1848 ont été menées par des jeunes, voire des très jeunes, à l'image du Gavroche décrit par Victor Hugo dans Les misérables. De même, les deux conflits mondiaux, et surtout le second, ont été l'occasion de renouveler de façon spectaculaire les élites politiques et syndicales ainsi que leurs bases militantes. Il suffit de se remémorer ce que furent à la Libération les vagues d'adhésions massives au Parti communiste français, « le parti des 75 000 fusillés », ou au RPF du général de Gaulle pour comprendre à quel point les moments de la reconstruction civique sont mobilisateurs. C'est ainsi que la génération issue de la Résistance a dominé la vie politique française au moins jusqu'aux années 1960, avant d'être peu à peu supplantée par une nouvelle génération qui avait traversé d'autres conflits, liés à la décolonisation, et qui s'était donc engagée en fonction de valeurs et d'objectifs bien différents. Cette génération de la guerre d'Algérie a elle-même été remplacée par celle de Mai-68, qui s'est trouvé de nouveaux combats, de nouvelles références, de nouvelles icônes de la révolution mondiale, à l'image de Che Guevara. Et puis on pourrait évoquer le tournant des années 1980, marquées par l'alternance et la cohabitation, et l'avènement d'une nouvelle strate de jeunes qui aujourd'hui composent l'essentiel de nos élites dirigeantes. C'est ainsi que certains moments charnières de l'Histoire révèlent les générations à elles-mêmes et permettent à la jeunesse de se mobiliser et de s'investir dans la société de son époque, pour lui donner les couleurs de ses propres aspirations.

Qu'en est-il aujourd'hui, dans le cadre d'une démocratie apaisée, régulée par l'alternance droite-gauche et sécurisée depuis la fin de la guerre froide ? Quels peuvent être les fondements et les catalyseurs de l'engagement des jeunes dans une époque où l'on ne croit plus aux grandes utopies en « isme » du XXe siècle, parce qu'elles ont toutes conduit à la faillite et au chaos ? Comment s'engager dans une France aseptisée par la société de consommation et paralysée par les conséquences d'une crise économique et sociale profonde, qui donne l'impression que plus rien de grand n'est possible, que les vagues du changement viendront inéluctablement se briser sur les écueils de la mondialisation ? Comment surmonter la crise de la représentation politique qui sévit en France depuis les années 1990 et qui se traduit à la fois par un niveau sans précédent de défiance à l'encontre de la classe politique, par l'affaiblissement des identifications partisanes et la plus grande volatilité des choix électoraux, par la redéfinition des clivages politiques traditionnels et par l'attractivité des formations hors système et la diffusion des comportements protestataires ?

Le désamour de la politique

Une chose est sûre : le désamour pour la politique partisane et institutionnelle apparaît plus fort chez les jeunes que pour le reste de la population. Si l'on se réfère, par exemple, à un sondage Ipsos de novembre 2006, pourtant réalisé en pré-campagne présidentielle, on constate que 79 % des jeunes de 18 à 25 ans interrogés ont une mauvaise opinion des hommes et des femmes politiques. Le même sondage indique néanmoins que 72 % d'entre eux estiment que le Front national représente un danger pour la démocratie, ce qui reflète leur attachement à ce système. Mais ce réflexe républicain, qui s'est notamment traduit par les grandes manifestations anti-Le Pen entre les deux tours de l'élection présidentielle de 2002, ne constitue qu'une forme de mobilisation négative, qui ne débouche pas toujours, loin s'en faut, sur un engagement militant.

Une autre enquête, plus récente, menée parmi les 13-17 ans par l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire, montre que 85 % ne s'intéressent que peu ou pas à la politique, que 78 % n'en parlent jamais en famille, et que 59 % pensent que les politiques disent tous la même chose. Seuls 16 % envisagent de se mobiliser dans une association, et 6 % dans un parti. Il s'agit, il est vrai, d'adolescents qui ne sont pas encore confrontés à la vie professionnelle et au militantisme. Mais un autre sondage, réalisé en mars 2011 chez les jeunes de la catégorie d'âge supérieure, soit de 18 à 24 ans, confirme que 48 % d'entre eux ne s'intéressent pas à la politique. Ajoutons que ce taux s'élève à 75 % chez les jeunes actifs, voire à 80 % chez les jeunes chômeurs.

C'est évidemment le symptôme d'un divorce entre une bonne partie de la jeunesse et ceux qui sont chargés de lui proposer un avenir, une déception qui s'oppose à l'adhésion collective. La politologue Anne Muxel y voit les effets de la crise de la représentation et du brouillage des clivages idéologiques, les jeunes d'aujourd'hui souffrant d'un manque flagrant de repères par rapport aux générations de la guerre froide. Ajoutons que le spectacle offert par le monde politique actuel, et notamment par la surmédiatisation de ses aspects les plus artificiels ou les plus scandaleux, est en contradiction absolue avec les aspirations d'une jeunesse éprise d'idéal, de romantisme révolutionnaire et d'enthousiasmes collectifs.

Est-ce pour autant un désintérêt absolu et irréversible ? Pas si l'on se réfère au succès croissant des conseils municipaux d'enfants et de jeunes, des conseils départementaux de la jeunesse, des conseils généraux de jeunes, des conseils d'écoles ou de la vie universitaire. En outre, on peut constater que les jeunes s'abstiennent de moins en moins lors des élections présidentielles. Les moins de 25 ans, qui s'étaient abstenus à hauteur de 34 % lors du premier tour de l'élection présidentielle de 2002, ont su se mobiliser au second tour pour faire barrage à Jean-Marie Le Pen, réduisant leur taux d'abstention à 20 %, puis à 12 % et 18 % lors des élections présidentielles de 2007 et 2012. Cela montre qu'ils attachent de l'importance au vote, et que leur capacité d'engagement est loin d'être inexistante. On se souvient par exemple du rôle joué par les jeunes dans le mouvement Désirs d'avenir, créé par Ségolène Royal pour la campagne électorale de 2007. Avec son slogan « Tout devient possible », Nicolas Sarkozy avait lui aussi mobilisé les jeunes de manière exceptionnelle. On peut rappeler par ailleurs que François Hollande a fait de la jeunesse le principal thème de sa campagne de 2012, promettant les contrats de génération et les emplois d'avenir, tandis que son adversaire proposait de créer une « banque pour la jeunesse ». Et une enquête Viavoice1 pour Libération et Animafac, publiée en février 2013, montre que 63 % des 18-25 ans revendiquent davantage de poids dans les entreprises, 62 % dans le système éducatif et 56 % en politique.

Organisations partisanes et syndicats étudiants

Les organisations de jeunesse des grands partis politiques sont particulièrement actives au moment des campagnes électorales, pour coller des affiches, assurer la « claque » ou le service d'ordre des meetings. Le Mouvement des jeunes socialistes (10 000 membres), les Jeunes populaires (27 000), le Mouvement des jeunes communistes de France (créé en 1920 sous le nom de Jeunesse communiste), le Front national de la jeunesse ou les Jeunesses communistes révolutionnaires sont des réservoirs de militants et des laboratoires d'idées pour les organisations mères, ainsi que des filières de formation et de sélection pour les futurs cadres du parti. S'ils jouent aujourd'hui un rôle beaucoup plus limité que par le passé, ils résistent néanmoins en tant que pépinières de candidats et d'élus face à la concurrence des filières proprement méritocratiques. En témoigne par exemple la victoire de Nicolas Sarkozy, ancien dirigeant national des jeunes du RPR, dans la compétition politique qui l'a opposé à Alain Juppé et à Dominique de Villepin, deux énarques issus du sérail des cabinets ministériels.

Aux lisières de l'engagement partisan, les syndicats étudiants offrent une plus large autonomie idéologique aux jeunes qui s'engagent. Depuis près d'un siècle, l'Union nationale des étudiants de France (Unef), majoritaire, représente une filière privilégiée d'apprentissage militant. En réaction à la révolte de mai 1968, où l'Unef avait joué un rôle majeur, a émergé à droite l'Union nationale interuniversitaire (UNI), aujourd'hui proche de l'UMP. Elle prône une vision libérale de l'université, fondée sur le mérite et le renforcement des liens avec les entreprises, quand l'Unef milite traditionnellement pour l'égalité des chances, la construction de nouvelles résidences universitaires et la multiplication des bourses, voire même la création d'un « salaire étudiant ». Mais l'Unef est aussi menacée sur son extrême gauche depuis cette époque : SUD Étudiant, créé en 1996 dans la mouvance trotskiste, se revendique du syndicalisme de lutte pour participer à la transformation sociale. Ces organisations, auxquelles on peut adjoindre la Fédération des associations générales étudiantes (1989), représentant 1 600 associations, ou la Confédération étudiante (2003), sont associées à la gestion des universités françaises depuis la loi Faure de 1968. Elles se mobilisent avec éclat chaque fois qu'une loi touche à l'enseignement supérieur, comme par exemple en 2009 contre la loi LRU sur l'autonomie des universités. Dans le second cas ce fut un échec, qui marque les limites de cette mobilisation étudiante lorsqu'elle n'est pas relayée par les grands partis et par l'opinion publique.

Avec seulement 1 % d'étudiants syndiqués et moins de 8 % de participation aux élections étudiantes, c'est peu dire que les syndicats étudiants sont marginalisés. Ils sont concurrencés par des organisations de jeunesse à vocation socioculturelle (les foyers Léo-Lagrange, par exemple, pour la SFIO des années 1950 et 1960), des clubs de rencontres et de discussions, poursuivant des objectifs extérieurs à la sphère de la politique pure. Cette tendance s'est renforcée dans la dernière vingtaine d'années, avec la crise du modèle du parti de masse et la désaffection des nouvelles générations pour les partis. L'exemple du mouvement SOS Racisme (1984), dont le fondateur, Harlem Désir, est aujourd'hui premier secrétaire du Parti socialiste, est révélateur de cette montée en puissance des associations.

Vers le monde associatif

Ce que montrent le succès et la pérennité de SOS Racisme depuis trois décennies, c'est que les jeunes sont prêts à se mobiliser pour des causes qui leur tiennent à cœur, surtout à l'extérieur des partis. Ils considèrent le monde associatif comme l'espace le plus pertinent pour exercer leur citoyenneté et mettre en pratique les valeurs d'égalité, de solidarité et de respect auxquelles ils sont particulièrement attachés. Un sondage réalisé pour la Fondation de France montre que 85 % des 15-35 ans font confiance aux associations pour que la société évolue dans le sens qu'ils veulent. D'après le sociologue Bernard Roudet, l'engagement des jeunes dans des associations altruistes ou militantes aurait ainsi été multiplié par trois dans la première décennie du XXIe siècle.

Pondérons néanmoins cet enthousiasme militant. Selon l'Insee, seuls 47 % des 15-19 ans sont adhérents d'une association (45 % pour l'ensemble des Français). En outre, la plupart s'inscrivent dans des associations sportives (50 %) et culturelles (34 %), c'est-à-dire relativement déconnectées des grands enjeux politiques et sociaux. Les associations à but humanitaire ne les mobilisent qu'à 7,4 % et les associations locales ou de quartier à 5,9 %. Mais il faut souligner que les jeunes interrogés insistent sur leur désir d'être utiles et sur l'efficacité de leur engagement associatif. Davantage sensibles à des logiques de projets, les jeunes semblent éprouver, plus que leurs aînés, le besoin de constater le résultat de leurs actions. Ils ne se donnent pas nécessairement comme vocation de changer la société mais tentent d'apporter des contributions ponctuelles, dont ils choisissent la teneur.

Nous rejoignons le sociologue Jacques Ion pour considérer que l'individualisme contemporain n'est pas forcément la cause d'un déclin supposé de l'intérêt pour la chose publique, mais plutôt la source d'une diversification et d'une multiplication des formes d'engagement. Les associations fonctionnent désormais par projets, et leur technicité s'accroît à mesure que s'affaiblissent leurs repères idéologiques. Par ailleurs, l'organisation verticale et hiérarchisée des associations en fédérations laisse la place à des réseaux plus horizontaux, voire à des collectifs éphémères et peu structurés, c'est-à-dire « des rassemblements d'acteurs davantage que des structures organisationnelles ». On voit alors s'affirmer ce que Jacques Ion appelle un « engagement Post-it », passager et nomade, à la mesure d'une société d'individus qui perdent la notion d'intérêt général. L'altermondialisme ou le mouvement des «Indignés » ont pu leur donner à l'occasion des référents, des valeurs, des objectifs qui les rassemblent. Mais, fondamentalement, ce sont des agrégats d'individus qui s'engagent au gré de leurs passions, de leurs émotions, de leurs enthousiasmes. N'est-ce pas au nom de la liberté individuelle que les jeunes gens de 1789 ont fait la révolution ?

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-11/les-jeunes-militants-du-xxi-sup-e-sup-siecle.html?item_id=3390
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