Vincenzo CICCHELLI

Maître de conférences à l’université Paris-Descartes, chercheur au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne-Paris-IV/CNRS (Gemass). Il est secrétaire général de l’European sociological association (ESA), responsable du comité de recherche « Global, transnational and cosmopolitan sociology ».

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Une autonomie relative

Les disparités, liées en particulier à l'obtention ou non d'un diplôme, sont importantes entre les jeunes. Pourtant, leur socialisation s'effectue dans le cadre d'un modèle global de forte dépendance à l'égard de la collectivité, malgré une tout aussi forte autonomie personnelle et relationnelle.

La jeunesse française est-elle une ou plurielle ? Cette question, apparemment simple, hante la sociologie de la jeunesse depuis que cet âge de la vie fait l'objet d'investigations. Pourtant, pencher pour l'une ou l'autre de ces possibilités, en insistant ou bien sur l'unité de fond de la condition juvénile ou bien sur son hétérogénéité interne, signifie épouser des conceptions de cet âge de la vie qui renvoient également à des débats publics sur la place de la jeunesse dans la société française et sur les préconisations en matière d'intervention publique.

Une génération sacrifiée, une jeunesse polarisée

L'exemple des jeunes adultes, catégorie dont les bornes d'âges restent indéfinies, est des plus éclairants. L'allongement de la phase de transition vers l'âge adulte, phénomène transversal observable dans les autres pays européens, a été lu de façon spécifique en France : on a largement insisté sur le phénomène de familialisation et d'institutionnalisation de la jeunesse, découlant de l'allongement de la prise en charge des jeunes par la famille et la collectivité des adultes et par l'extension d'une certaine intervention publique à leur égard, que ce soit pour les jeunes chômeurs ou pour les étudiants.

Par le biais de l'usage administratif, politique et scientifique de cette catégorie transversale de jeunes adultes, on a assisté ainsi en France, dès la fin des années 1990, à un traitement plus homogène des jeunes, après des décennies de cloisonnement de différentes jeunesses. C'est dans ce contexte d'appréhension sociale plus uniforme de jeunesses socialement distinctes que se sont répandues les thèses du déclassement qu'aurait connu la société française, avec l'émergence de la thématique de la jeunesse contemporaine « sacrifiée », vouée à un destin professionnel et social bien moins prospère que la génération précédente.

Mais ce mouvement de fond d'accroissement de la dépendance des jeunes à l'égard de la collectivité peut être appréhendé autrement. Il ne serait aucunement incompatible avec une forte polarisation interne de la condition juvénile, qui éloigne de plus en plus les jeunes diplômés des jeunes non qualifiés. « La jeunesse française est coupée en deux et cette césure s'accentue. » 1 Si l'introduction de la catégorie jeune adulte a donc eu le mérite d'inviter les chercheurs à trouver des points communs aux deux catégories de jeunes les plus à même d'être fragilisés par les changements sociaux à l'œuvre dans la société française (les étudiants et les chômeurs), il serait faux de croire que les phénomènes qu'elle pointait (un allongement de la prise en charge et une plus grande difficulté à atteindre une indépendance financière et statutaire) se réalisent uniformément pour tous les jeunes.

De fortes inégalités dans la transition formation-emploi

L'exemple le plus significatif de l'existence de fortes inégalités internes à la jeunesse se voit certainement dans la transition formation-emploi.

Le risque de chômage des jeunes Français, plus sensible aux fluctuations conjoncturelles que le chômage des adultes 2, est fonction de leur diplôme : on peut observer que si, en 1978, 17,6 % des jeunes (tous sexes confondus) ayant un brevet ou pas diplômés du tout étaient à la recherche d'un emploi entre un et quatre ans après leur sortie de formation initiale, ils étaient 49,2 % en 2009. Pour les diplômés du second cycle du secondaire, ces taux étaient respectivement aux mêmes dates de 9,5 % et de 23,1 % et, enfin, pour les diplômés de l'enseignement supérieur, ces taux descendaient à 5,5 % et 9,6 %.

Les jeunes non qualifiés restent plus que les autres fortement soumis aux aléas de la conjoncture. Il a été observé 3 que leur taux de sortie de l'emploi vers le chômage s'est nettement accru après « le retournement conjoncturel intervenu en 2001 ». En revanche, les diplômés semblent avoir été moins affectés par ce retournement de conjoncture, car ce taux de sorties de l'emploi vers le chômage, pour des titulaires d'un bac +2 par exemple, diminue constamment : « Au bout de sept ans de vie active, il est quatre fois moins élevé que celui des jeunes sans diplôme. »

En dehors du risque de chômage, la trajectoire d'insertion varie elle aussi fortement selon le niveau de formation : au sein de la « génération 2001 », soit un ensemble de 10 000 individus ayant quitté le système éducatif en 2001 et interrogés trois ans après, 79 % des diplômés de troisième cycle ont connu une trajectoire que l'on peut qualifier d'accès rapide et durable à l'emploi, contre seulement 31 % des jeunes non qualifiés 4. Les jeunes qui accèdent plus facilement au monde du travail et à de meilleures conditions d'emploi sont les plus diplômés. Aussi bien pour la « génération 1998 » que pour la « génération 2001 », les jeunes ayant des diplômes de deuxième et troisième cycle universitaire ont un avantage par rapport aux autres en termes d'accès à un CDI ou à un premier emploi au bout de trois années de vie active. Ils ont une meilleure rémunération également, ont quitté plus souvent leur région et connu une moindre instabilité professionnelle. Comparés aux jeunes sortants de l'enseignement secondaire ou à ceux qui ont échoué dans un premier cycle universitaire ou un BTS, « ceux qui ont décroché un diplôme du supérieur sont dans une situation plutôt favorable par rapport aux autres sortants du système éducatif » 5.

Pour le dire avec Éric Maurin, on assisterait non pas à une érosion tendancielle du statut des diplômés mais à « un accroissement très net de leur avantage sur les non-diplômés en matière d'accès à l'emploi » 6.

Il existe donc une forte polarisation en France de la condition juvénile : « Les destins des jeunes qui poursuivent des études, même courtes, mais sanctionnées par un diplôme ou un titre professionnel, et ceux qui abandonnent leur scolarité le plus tôt n'ont rien en commun et sont de plus en plus divergents. » 7 Le diplôme étant « l'étalon de la performance scolaire, son obtention constitue un enjeu de sélection et un signal essentiel sur le marché du travail » 8. Même si la proportion de jeunes sortant du système scolaire sans qualification a fortement chuté (en passant de 35 % en 1965 à 7 % en 2002), les conséquences de la non-obtention d'un diplôme ne sont plus les mêmes qu'il y a quarante ans : les jeunes sans titre scolaire sont encore plus fortement démunis sur le marché du travail, leur parcours d'insertion professionnelle et leurs conditions financières se sont singulièrement fragilisés.

Une socialisation paradoxale de la jeunesse

Pourtant, en dehors de ces fortes disparités - et on pourrait ajouter les exemples de la prise en charge par les familles de l'accès au logement indépendant ou à la propriété -, il existe néanmoins un cadre transversal de socialisation de la jeunesse française - et européenne. Ce modèle se fonde sur l'existence de quatre paradoxes auxquels sont confrontés les jeunes 9.

Autonomie individuelle et dépendance sociale

L'étude des biographies des adolescents et des jeunes montre que ces derniers acquièrent rapidement des formes d'autonomie dans des domaines très variés. Cette autonomie renvoie à l'expression de leur subjectivité, à la construction de leurs appartenances groupales, tout autant qu'à la consommation de produits culturels, vestimentaires, culinaires spécifiques. Pourtant, à côté de ces éléments qui renforcent la définition moderne de la jeunesse, en infléchissant la dimension « expériencielle » des transitions vers l'âge adulte, d'autres aspects représentent en quelque sorte la face plus sombre de sa condition contemporaine. Individuellement plus autonomes, les jeunes contemporains voient une forte extension de leur dépendance à l'égard de la collectivité. Ils font ainsi l'objet de politiques publiques plus nombreuses, étendues et variées, notamment dans le domaine de la difficile transition formation-emploi.

Une autonomie sous accompagnement

La transition à l'âge adulte se fait aujourd'hui par des réajustements successifs suivis, soutenus, approuvés par un corps diversifié de professionnels, censés accompagner aussi bien la jeunesse scolarisée (du lycée à l'université) que la jeunesse en difficulté dans son insertion sociale et professionnelle. Parce que l'orientation est consubstantielle à l'allongement de la jeunesse entendue comme phase d'expérimentation, l'intégration sociale des jeunes se réalise, bien plus que par le passé, par la médiation des adultes et par l'intermédiaire de dispositifs de nature institutionnelle. Le moratoire psycho-social au fondement de l'émergence de la jeunesse comme catégorie d'âge spécifique a eu pour effet de différer la prise de responsabilités typique de l'âge adulte. Toutefois, il n'a aucunement exempté les jeunes de devoir faire des choix biographiques avertis pouvant engager leur avenir, dans les contextes scolaire et universitaire notamment.

Si les jeunes bénéficient de plus grandes marges de liberté, s'ils partagent l'expression de leur subjectivité et de leur créativité au sein du groupe de leurs pairs, ils restent néanmoins très fortement encadrés par les adultes.

Irresponsabilité sociale et responsabilité individuelle

L'autonomie chez les étudiants et les jeunes ne saurait aujourd'hui être formulée sans un appel à leur responsabilisation en provenance des adultes (parents, enseignants, personnel médical et professionnels de la jeunesse en général) qui évaluent, au moyen de projets de participation et d'engagement des jeunes dans la sphère publique, leur maturité et leur discernement. Pris en charge plus que par le passé par des dispositifs d'insertion, les jeunes se retrouvent fréquemment en situation d'être accompagnés : ils échappent donc rarement à l'évaluation de leurs compétences par les adultes, ils sont astreints au devoir de responsabilité. Ils doivent montrer qu'ils méritent l'assistance, qu'ils maintiennent l'assistanat à distance, qu'ils réussissent dans leurs études.

Demandes de libertés, demandes de soutien

Pourtant, si dans nos sociétés contemporaines la prégnance et la prolifération des dispositifs préventifs, incitatifs, curatifs, répressifs (éducatifs, en un mot) qui documentent les politiques de la jeunesse révèlent en creux l'existence d'un fort devoir de sollicitude ressenti par le monde des adultes à l'égard d'individus perçus comme hétéronomes, fragiles et vulnérables, on ne saurait négliger la forte demande de soutien dont font part les jeunes. Ces derniers ont eux-mêmes intériorisé l'importance de la médiation des professionnels de la jeunesse dans leur intégration sociale, c'est la raison pour laquelle ils expriment parfois un sentiment d'abandon lorsque des dispositifs spécifiques sont inexistants ou se révèlent inefficaces. Pourtant, s'ils ne rejettent pas l'encadrement et peuvent même le souhaiter, ils refusent néanmoins d'être assignés au statut d'assistés et demandent des formes souples, et surtout efficaces, d'accompagnement leur permettant de trouver leur voie.

  1. Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo, Olivier Galland et André Zylberberg (dir.), La machine à trier. Comment la France divise sa jeunesse, Eyrolles - Fondatino Manpower Group, 2011.
  2. Claude Minni, « Emploi et chômage des 15-29 ans en 2007 », Premières. Informations-Premières synthèses, n° 12.1, Dares, 2009, p. 1-11.
  3. Thomas Couppié, Céline Gasquet et Alberto Lopez, Quand la carrière commence... Les sept premières années de vie active de la génération 98, Cereq, 2007.
  4. José Rose, « D'une génération à l'autre... Les "effets" de la formation initiale sur l'insertion », Bref, n° 222, Cereq, septembre 2005.
  5. Jean-François Giret, « L'évolution des conditions d'insertion professionnelle des étudiants », in Louis Gruel , Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.), Les étudiants en France. Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse, PUR, p. 331-348, 2009.
  6. Éric Maurin, La peur du déclassement, Seuil, 2009.
  7. Olivier Galland, « Une polarisation de la jeunesse française », Revue de l'OFCE, n° 72, p. 221-228, 2000.
  8. Florence Lefresne, « Les jeunes non qualifiés », Problèmes politiques et sociaux, n° 915, La Documentation française, 2005.
  9. Vincenzo Cicchelli, L'autonomie des jeunes, La Documentation française, 2013.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-11/une-autonomie-relative.html?item_id=3386
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