Daniel LEHMANN

Directeur général de la Société suisse des entrepreneurs.

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Le droit du travail en Suisse : un modèle ?

Le marché suisse du travail est très stable. Il n'a été bouleversé ni par les crises éco-nomiques ni par les conflits politiques. Il est en très bonne posture en comparaison internationale. Quels principes se cachent derrière cette stabilité ? Ce système peut-il servir de modèle pour d'autres économies ?

La Suisse est très morcelée. Le regroupement de régions différentes sur le plan culturel et économique a donné lieu à des conflits d'intérêts. Par conséquent, le « décentralisme 1 » est devenu le principe social suprême, ce qui s'explique aussi par le scepticisme des Suisses à l'égard de décisions centralisées. C'est ainsi qu'ont pris forme la démocratie directe et le fédéralisme, système limitant le rôle de l'État central.
Sur le marché du travail, le décentralisme renforce l'économie de marché. Alors que dans d'autres pays de nombreuses dispositions étatiques restreignent les contrats de travail, en Suisse les employeurs et les salariés sont libres de les aménager selon leurs souhaits. Au lieu de réglementations officielles, on assiste souvent à la coopération entre les partenaires sociaux : les associations d'employeurs et de salariés fixent les contenus minimaux des contrats de travail. Sur demande des partenaires sociaux, l'État peut déclarer ces conventions de force obligatoire pour des branches entières.

Des entreprises satisfaites

Le décentralisme marque aussi la structure économique de la Suisse : 99,8 % de ses entreprises sont des PME, qui emploient 69,8 % des travailleurs. Les PME ont une excellente réputation et leurs intérêts ont une très grande influence sur la politique suisse.
Par conséquent, les PME sont satisfaites : selon le baromètre PME d'Ernst & Young de février 2014, deux tiers d'entre elles estiment que leur activité est satisfaisante. Une opinion qui concerne en particulier la branche de la construction et de l'énergie. 82 % des PME estiment que les conditions et le cadre politiques sont positifs.
Le secteur principal de la construction (SPC, l'équivalent du BTP en France), dont la part dans la valeur ajoutée brute du pays dépasse 5 %, est un important pilier de l'économie suisse. Dans cette branche également les PME dominent en effet, plus de 99 % des entreprises du bâtiment et du génie civil emploient moins de 250 collaborateurs.

Nombre de salariés par entreprise dans le spc (secteur principal de la construction suisse)

Source : Office fédéral de la statistique.

Les entreprises de la branche ont en général un avis favorable sur le droit du travail. Par rapport à d'autres pays, la Suisse offre des possibilités suffisantes pour des contrats flexibles. Même si les limites légales ont un effet restrictif, elles assurent une sécurité juridique au système. En pratique, les entreprises du secteur émettent des critiques si l'État promulgue des dispositions détaillées laissant peu de marge de manoeuvre, surtout en ce qui concerne la protection de la santé et la sécurité au travail.
La fixation par les partenaires sociaux de contenus minimaux impératifs dans les contrats de travail est, en général, bien accueillie. Les conventions collectives de travail (CCT) sont importantes pour les entreprises et la protection d'un niveau de salaire minimum est aussi approuvée. Mais les négociations avec les syndicats s'avèrent de plus en plus laborieuses.

Une comparaison internationale favorable

En comparaison internationale, la Suisse est libérale au niveau du droit du travail et de la protection contre le licenciement. Le volume des dispositions légales impératives est raisonnable. Pour ce qui est du taux moyen du chômage et de l'emploi, le pays est en très bonne position selon les statistiques de l'OCDE.

Taux d'emploi au 1er trimestre 2014

Source : OCDE.

De même, les dispositions suisses concernant les licenciements individuels et collectifs ne sont pas volumineuses. Contrairement aux États de l'Union européenne tels que l'Allemagne et la France, la densité de règlements relatifs aux licenciements est inférieure à la moyenne des pays de l'OCDE. Sur le marché suisse du travail, on dénombre une part élevée de contrats à temps partiel, étant donné que ni les contrats à durée déterminée ni ceux à temps partiel ne sont fortement réglementés.
Selon le World Economic Forum, la Suisse figure dans le peloton de tête en termes de compétitivité. L'esprit d'équipe entre les partenaires sociaux et le système libéral de la protection contre le licenciement y contribuent également.

Les règles du contrat de travail

Les rapports de travail entre l'employeur et le salarié sont régis par les 49 pages du Code des obligations (CO) et par la loi sur le travail, qui compte 32 pages. La Confédération a par ailleurs promulgué de nombreuses dispositions détaillées dans des ordonnances.
Le Code des obligations ne prescrit pas de contrat de travail écrit, mais cette procédure est usuelle. Au plus tard un mois après la prise d'emploi, le salarié doit être informé par écrit par l'employeur de la définition de son poste de travail (fonction, salaire et durée hebdomadaire du travail).
Les contrats de travail à durée indéterminée peuvent être résiliés par chacune des parties moyennant le respect du délai de préavis ordinaire. Il n'est pas nécessaire de dénoncer le contrat par écrit. Mais dans la pratique, sa résiliation intervient en général sous cette forme.
Selon la loi, la période d'essai est d'un mois et peut être prolongée jusqu'à trois mois au maximum sur la base d'un accord écrit. Pendant cette période, le contrat peut être résilié de part et d'autre moyennant un préavis de sept jours. À son expiration, les délais de congé vont de un à trois mois selon le nombre d'années de service.
Une résiliation ne peut être abusive, c'est-à-dire être donnée pour une raison inhérente aux caractéristiques personnelles de l'autre partie, telles qu'origine ou religion, par exemple. Mais, même si la résiliation est abusive, elle demeure valable. Cependant, la partie lésée a droit à une indemnisation pouvant aller de un à six mois de salaire.
La loi interdit le licenciement si le salarié accomplit son service militaire obligatoire, s'il est malade ou victime d'un accident, si la travailleuse est enceinte ou lors de la participation à un service d'aide à l'étranger. Mais la protection contre le licenciement est limitée dans le temps. Si le licenciement est notifié avant la maladie, l'accident ou le service militaire, le délai de congé est interrompu pendant une certaine période.

Durée normale et durée maximale de travail

Selon la loi, les travailleurs ont droit à quatre semaines de congés payés par an, dont deux doivent être prises d'affilée. La loi sur le travail et ses ordonnances règlent la protection des travailleurs. Elles contiennent des dispositions sur les durées de travail et de repos ainsi que sur la protection de la santé.
En Suisse, on fait la distinction entre la durée normale et la durée maximale de travail. La durée normale de travail est celle fixée dans le contrat de travail et se situe entre 40 et 44 heures par semaine. Selon les branches, la durée maximale de travail est de 45 à 50 heures par semaine.
Si, pour des raisons d'exploitation, des heures de travail dépassant la durée normale sont nécessaires, les salariés sont tenus de les effectuer dans le cadre de ce qui peut raisonnablement être exigé d'eux. Il n'est possible de dépasser la durée maximale du travail qu'à certaines conditions. La limite supérieure annuelle est de 140 à 170 heures selon les branches. Le travail supplémentaire doit être, après accord préalable, soit indemnisé par un supplément de salaire de 25 %, soit compensé par du temps libre. La fixation d'heures supplémentaires n'est pas soumise à l'approbation des représentants des salariés ou des autorités.
Il est interdit d'employer des travailleurs de 23 heures à 6 heures ainsi que de 23 heures le samedi à 23 heures le dimanche. Des exceptions, soumises à autorisation, sont possibles à certaines conditions. Cela vaut aussi pour les jours fériés légaux.
L'employeur est tenu à un enregistrement très détaillé du temps de travail pour les contrôles gouvernementaux. Il doit remettre à l'office compétent les documents sur le temps de travail, le travail compensatoire et supplémentaire, les jours de repos hebdomadaires, sur l'horaire et la durée des pauses de plus de trente minutes, ainsi que sur les suppléments de salaire. À l'expiration de leur validité, ces documents doivent être conservés pendant cinq ans au moins.

Le droit collectif du travail

Les conventions collectives de travail (CCT) ont une grande importance en tant qu'éléments compensatoires au droit libéral du travail. La CCT est une convention conclue entre les représentants des salariés et des employeurs. Elle règle le contenu du contrat individuel de travail. Les règles principales concernent les salaires, les vacances, le temps de travail ou l'extension de la protection contre le licenciement. En outre, la CCT règle les droits et les obligations réciproques des parties contractantes ainsi que leur contrôle et leur application. Les parties contractantes sont libres d'insérer d'autres accords dans la convention. En Suisse, on dénombre plus de 600 conventions collectives de travail qui s'appliquent à 1,7 million de collaborateurs.
À la demande des parties contractantes, les CCT peuvent être déclarées de force obligatoire, de sorte que celles-ci sont applicables à toutes les entreprises de la branche concernée indépendamment de leur affiliation à l'une des associations contractantes. Actuellement, quelque 62 CCT sont déclarées de force obligatoire à l'échelon fédéral.
Pour être déclarée de force obligatoire, une CCT doit remplir trois conditions : l'extension doit être nécessaire en raison d'inconvénients qui surgiraient en cas contraire les intérêts d'autres groupes économiques ne doivent pas être lésés la moitié au moins des employeurs et des salariés doivent être liés par la CCT dont on prévoit l'extension. En outre, ces employeurs doivent employer plus de la moitié des salariés concernés. Ainsi, les intérêts des employeurs et des salariés seront pris en considération.
Par opposition à la CCT, le contrat-type de travail (CTT) est dicté par la Confédération ou le canton et contient surtout des dispositions sur le temps de travail, les prestations sociales et les vacances. On trouve des CTT dans des branches sans CCT. Les travailleurs et les employeurs sont libres de fixer des dispositions dérogatoires aux CTT en faveur des employés.
Les CTT font partie des mesures d'accompagnement complétant l'Accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l'Union européenne. Ces mesures garantissent des conditions minimales de salaire et de travail et tiennent compte des salaires au taux du marché.

L'exemple de la construction

Représenté par la Société suisse des entrepreneurs (SSE), le secteur principal de la construction (ou bâtiment et génie civil) bénéficie, avec la Convention nationale (CN), de l'une des CCT étendues aux conditions de travail les plus favorables. Cette Convention nationale est en vigueur jusqu'à fin 2015 et, dès maintenant, les partenaires sociaux prennent position pour les prochaines négociations.
La convention prévoit un système de salaire minimal, déterminé en fonction du degré de formation des travailleurs et du niveau salarial des régions du pays. Le salaire brut le plus bas fixé par ce système est, converti en euros, supérieur à 3 670 euros, c'est-à-dire au salaire minimum national revendiqué par les syndicats (3 300 euros) lors d'un vote populaire que le peuple suisse a rejeté en mai 2014.
En outre, la CN prévoit un treizième mois de salaire et au moins cinq à six semaines de vacances. Elle prévoit le versement d'indemnités journalières en cas de maladie et l'assurance accidents, elle offre aux salariés une forte protection contre le licenciement, elle octroie au moins huit jours fériés payés et offre la possibilité de prendre une retraite anticipée dès 60 ans. En contrepartie, la paix absolue du travail est prescrite dans cette convention : toute action telle que grève ou blocage de chantiers est interdite. Cependant, les syndicats recourent de temps à autre à ces moyens.
Le calendrier de la durée du travail (CDT) est un important élément de la Convention nationale. En début d'année, l'employeur répartit les 2 112 heures de travail au total pour fixer une durée de travail minimale de 37,5 heures et maximale de 45 heures par semaine. Il peut adapter ce calendrier en cours d'année en raison de charge de travail insuffisante, d'intempéries ou de problèmes techniques. Dans ces cas, il a l'autorisation de s'écarter des temps de travail minimaux et maximaux fixés par semaine. Seul le nombre d'heures prévu par année doit être strictement respecté.
Si le temps de travail hebdomadaire dépasse 48 heures, les heures supplémentaires doivent être rémunérées au salaire de base augmenté de 25 %. Par mois, il est permis de reporter jusqu'à vingt heures supplémentaires sur un compte d'heures, aussi longtemps que le solde total n'est pas supérieur à cent heures par an. Toutes les autres heures supplémentaires effectuées au-delà de cette limite sont indemnisées au salaire de base. Le solde global doit être entièrement compensé jusqu'en mars de l'année suivante. Si ce n'est pas possible pour des raisons d'exploitation, le solde résiduel doit être indemnisé au salaire de base avec un supplément de 25 %. D'autres dispositions de la CN portent sur le temps de déplacement ou encore sur la réduction de l'horaire de travail en raison des conditions météorologiques.

Un modèle ?

Le droit suisse du travail est très efficace, puisqu'il a créé un climat économique favorable, en particulier pour les PME. Sa flexibilité permet d'élaborer des solutions contractuelles individuelles, contribuant ainsi à ce que les entreprises soient bien positionnées à l'échelle internationale.
Il n'est pas sûr que ce modèle puisse être exporté. Le droit suisse du travail découle du système social. Sans « décentralisme », ce droit ne pourrait pas fonctionner de cette manière. La méfiance à l'égard de solutions centralistes contraint les partenaires sociaux à se réunir autour de la table des négociations lorsqu'ils ne veulent pas d'ingérence du législateur. Il serait difficile d'introduire un droit analogue dans des pays connaissant un système social centraliste.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2014-11/le-droit-du-travail-en-suisse-un-modele.html?item_id=3445
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