Jean TULARD

Historien, membre de l'Académie des sciences morales et politiques.

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L'empreinte de l'État napoléonien

La France d'aujourd'hui est toujours tributaire de l'héritage napoléonien. Centralisation, codification, réglementation de certaines professions... demeurent des caractéristiques fortes de notre pays. Preuve que l'esprit et les institutions de Napoléon - État omnipotent, État-providence - ont survécu, échappant aux velléités de réformes.

On prête à Louis XIV une formule célèbre mais apocryphe : « L'État, c'est moi ! » C'est à Napoléon qu'il faudrait l'attribuer. Sous son règne s'affirme le pouvoir étatique à travers une centralisation où tout part de Paris en direction des cent trente départements qui forment l'Empire et où tout remonte de ces départements vers Paris. Rien n'échappe à l'administration impériale, du prix du pain à Paris à la traque des loups dans les campagnes. L'État napoléonien est omniprésent et décide seul des réformes.
Qu'en était-il auparavant ?
À la mort de Louis XIV, la France n'est encore qu'un « agrégat inconstitué de peuples désunis », selon le mot de Mirabeau. Le roi est certes le garant de l'unité nationale, la source de toute autorité, mais il se heurte à un entassement, un lacis, un enchevêtrement de droits. La diversité des statuts et des règlements est étonnante. Les poids et mesures changent de valeur et de nom selon les endroits. La levée de l'impôt n'est pas la même d'une province à l'autre. Dans les pays d'états ce sont les députés qui fixent les montants des impôts, alors que ceux-ci sont répartis par les agents du roi dans les pays d'élection. La loi évolue selon les régions : le sud de la France est soumis au droit écrit, inspiré de l'ancien droit romain, et le nord au droit coutumier, les coutumes étant innombrables et diverses. Les marchandises ne circulent pas librement mais se heurtent à une multitude de péages.

Les privilèges à l'origine de l'anarchie

Comment expliquer une telle anarchie ? Par le privilège. Provinces, villes, corporations sont hérissées de privilèges qui sont autant de barrières paralysant l'exercice de l'autorité royale. Les intendants du roi se heurtent constamment dans leur action unificatrice à ces privilèges dont l'origine se perd parfois dans la nuit des temps et qui sont souvent absurdes et injustifiés. Ils paralysent les réformes tentées par la monarchie, notamment dans le domaine des finances, mais ce sont autant de garanties des libertés face au pouvoir absolu du souverain.
L'événement le plus important de la Révolution a lieu dans la nuit du 4 août 1789, lorsque fut proclamée, au nom de l'égalité, l'abolition de tous les privilèges, ceux des individus, mais aussi ceux des provinces, des municipalités et des métiers.
Mirabeau fut le premier à comprendre les conséquences de cette suppression pour la liberté : désormais aucun obstacle ne pouvait être opposé à une dictature. S'ouvre une brève période de liberté et donc de réformes. Les anciennes provinces firent place aux départements, les bourgs et les paroisses s'effacèrent devant les communes, les uns et les autres étant administrés par des corps élus. Une décentralisation absolue puisque ces administrations ne comprenaient aucun agent nommé par le roi, son seul représentant, le procureur syndic, étant lui-même élu.
Départements et communes formaient autant de pouvoirs autonomes. Réformes judiciaires, réformes fiscales... Thouret en dresse le bilan lors de la séparation de l'Assemblée constituante : « Le gouvernement qui convient le mieux à la France est celui qui concilie les prérogatives respectables du trône avec les droits indéniables du peuple. »
Cette décentralisation ne fut que de courte durée. Le roi était le seul facteur d'unité du royaume. Louis XVI renversé le 10 août 1792, les forces centripètes du pays entrèrent en action : insurrection de la Vendée, révolte fédéraliste dans les départements sous l'influence des Girondins. S'offre le spectacle d'une France déchirée et, de surcroît, envahie par les armées des souverains coalisés contre la Révolution.
Pour redresser la situation s'installe la dictature d'un gouvernement révolutionnaire qui instaure la terreur et revient à la centralisation, la centralisation jacobine avec ses représentants en mission investis de tous les pouvoirs et ses agents nationaux auprès des administrations locales.
Robespierre, incarnation du gouvernement révolutionnaire, prononçait le 8 thermidor un discours prophétique : « Laissez flotter un moment les rênes de la république, vous verrez le despotisme militaire s'en emparer et renverser la représentation nationale avilie. »
Vainqueurs de Robespierre, les thermidoriens laissent s'installer une anarchie dans laquelle le coup d'État de brumaire allait puiser sa justification, celle d'un État fort.

La centralisation napoléonienne

On ne peut comprendre le système napoléonien, le « régime moderne », dit Taine, sans référence à ce passé. La décentralisation est-elle compatible avec les exigences de l'unité ? Un gouvernement autoritaire n'est-il pas nécessaire ? L'édifice qu'établit Napoléon répond à ces inquiétudes : l'État désormais est partout. L'État ? C'est-à-dire un exécutif fort, un pouvoir législatif sans réelle influence.
La force de l'État se traduit d'abord dans la centralisation administrative : le préfet dans le département, assisté d'un conseil général rarement réuni, le sous-préfet dans l'arrondissement, avec un conseil d'arrondissement sans vrai pouvoir, le maire et son conseil municipal dans la commune. Les conseils délibèrent, préfets, sous-préfets et maires agissent. Tous sont nommés par le pouvoir central.
Chaptal, qui sera ministre de l'Intérieur, résume l'esprit de la centralisation napoléonienne : « Le préfet ne discute point les actes qu'on lui transmet, il les applique, il en assure et surveille l'application. »
Le préfet, essentiellement occupé de l'exécution, transmet les ordres au sous-préfet et celui-ci aux maires des villes, bourgs et villages en sorte que la chaîne d'exécution descend sans interruption du ministre à l'administré et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu'aux dernières ramifications de l'ordre social avec la rapidité du fluide électrique.
À Sainte-Hélène, Napoléon vante ce système : « Les préfets, avec toute l'autorité et les ressources locales dont ils se trouvaient investis, étaient eux-mêmes des empereurs au petit pied, et, comme ils n'avaient de force que l'impulsion première dont ils étaient les organes, que toute leur influence ne dérivait que de leur emploi du moment, qu'ils n'en avaient point de personnelle, qu'ils ne tenaient nullement au sol qu'ils régissaient, ils avaient tous les avantages des anciens grands agents absolus, sans aucun de leurs inconvénients. »
Une centralisation qui repose aussi sur les académies avec leurs recteurs, les divisions militaires et leurs gouverneurs, la hiérarchie des receveurs généraux, receveurs particuliers et percepteurs d'un côté, des payeurs départementaux de l'autre. Le terme de centralisation, forgé par Barrère sous la Révolution, signifie le rattachement de la province sous la forme de départements à un centre, Paris, où sont concentrés tous les pouvoirs. Toute réforme ne peut partir que de la capitale.

L'empilement progressif des structures territoriales

Un système rigide : Napoléon affirmait à Sainte-Hélène qu'il en aurait relâché les rênes à la paix. Ce n'est pas certain. Ne fut-il pas conservé par les gouvernements qui succédèrent à l'Empire ? Et ceux-ci n'ont-ils pas superposé à cette pyramide plutôt simple et efficace d'autres divisions comme la région, créé de nouveaux conseils, des syndicats de communes et mis en place une fonction publique territoriale ? L'empilement progressif des structures territoriales pour satisfaire les aspirations régionales et l'absence de hiérarchie pour ménager les susceptibilités locales ont préservé la suprématie de l'État face à ce « millefeuille » qui devient, semble-t-il, difficile à réformer en raison de la complexité des intérêts locaux. Rien de plus difficile que de remettre en cause l'héritage napoléonien. Le département, hérité de la Révolution et marqué par l'empreinte napoléonienne, a encore de longs jours devant lui.

Une codification omniprésente

Autre caractéristique de l'héritage laissé par Napoléon : la codification. L'idée d'établir un code de lois uniforme était déjà née sous Louis XIV avec ses grandes ordonnances de 1667 et 1672, mais celles-ci s'étaient heurtées aux privilèges de nombreuses provinces. La disparition des privilèges en 1789 ouvrait la voie à une codification qu'en raison des troubles les Assemblées révolutionnaires ne purent mener à bien.
C'est donc sous le Consulat que fut établi, le 21 mars 1804, le Code civil des Français, devenu en 1807 le Code Napoléon. Il réglementait l'organisation de la famille comme le droit de propriété ou la nature des contrats. Le Code civil devenait, selon la formule d'un historien du droit, « le monument central où le juriste moderne est sans cesse ramené ».

Cette volonté de codifier entraîne la naissance d'un code de procédure civile en 1806, d'un code du commerce en 1807 et d'un code d'instruction criminelle en 1808. Parallèlement à cette codification, notons l'intervention de l'État dans la réglementation des métiers. Le 14 décembre 1810, un décret fixe les règles de la profession d'avocat : tableau, stage, rôle du bâtonnier et conseil de discipline. Déjà, le 16 mars 1803, une loi avait remis de l'ordre chez les notaires. Le notaire était défini comme « un fonctionnaire public établi pour recevoir tous les actes les contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d'authenticité attaché aux actes de l'autorité publique, pour en assurer la date, en conserver le dépôt et en délivrer des expéditions ». Les avoués voient leur profession réglementée par de nombreux arrêtés. Les médecins font à leur tour l'objet de la loi du 13 mars 1803, et les pharmaciens sont organisés le 11 avril de la même année.

Les pesanteurs d'un État omnipotent

Rien n'échappe au contrôle de l'État. Telles sont les « masses de granit », selon l'expression de l'Empereur, qui rassemblent ces grains de poussière que sont les individus libérés provisoirement par la Révolution. Napoléon ira jusqu'à songer à rétablir les anciennes corporations, abolies dans la nuit du 4 août.
Encadrement, réglementation, omnipotence de l'État. Une incontestable rigidité se met en place dans la société civile. Les pesanteurs se multiplient. Napoléon rompt avec le libéralisme économique cher aux physiocrates. Il se comporte en maître, multipliant les organismes dépendant de son autorité : conseil général du commerce, conseil général des fabriques et manufactures, conseils de commerce, chambres consultatives... La tradition ne s'est pas perdue, malgré l'impuissance de ce type d'institutions.
L'empereur dirige la production dans le sens qu'il juge le plus favorable aux intérêts de l'Empire, tout en restant pragmatique et en évitant les plans et orientations. Il utilise les commandes officielles et le protectionnisme douanier. N'oublions pas, enfin, la création de la Banque de France.
La France d'aujourd'hui est encore tributaire de l'État napoléonien. Nombreux ont été ceux qui, au lendemain de la chute de l'Empire, stigmatisèrent un régime trop autoritaire. Un ancien Premier ministre parle de « mal
napoléonien
». Son esprit et ses institutions ont pourtant survécu : État omnipotent, État-providence.
Aucune promotion de l'ENA n'a choisi comme nom de baptême Napoléon Bonaparte. Ingratitude ? Reconnaissance d'une évidence, Napoléon est le père de l'administration française ? Une autre explication peut être présentée : Napoléon a tout créé... sauf l'ENA. Il voulait que ses administrateurs se forment sur le terrain, apprennent leur métier en l'exerçant, au contact des réalités. Ce seront les auditeurs au Conseil d'État que l'on retrouve aussi bien sur les champs de bataille que dans les sous-préfectures. Une génération que symbolise Henri Beyle, futur Stendhal.
Peut-être est-ce dans cette formation pragmatique que réside le secret de la supériorité de l'administration de Napoléon sur celle qui nous régente aujourd'hui et dont les pesanteurs idéologiques, dans un cadre resté napoléonien, paralysent des réformes jugées nécessaires.

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