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Daniel LABETOULLE

Président honoraire de la section du contentieux du Conseil d'État.

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Permis de construire et recours abusifs : aller plus loin

L'amélioration du traitement juridictionnel des recours laisse subsister le cas des « recours abusifs ». Un effort d'imagination est nécessaire pour trouver des solutions.

L'acte de construire a des rapports compliqués avec le droit. Le projet doit tenir compte d'innombrables règles, qui vont du Code civil aux réglementations techniques en passant par les dispositions d'urbanisme, nationales et locales. Il faut ensuite demander un permis de construire. Celui-ci obtenu, il faut craindre qu'il ne donne lieu à un recours contentieux, générateur d'une période d'incertitude ayant souvent pour effet de différer le premier coup de pioche. Et il n'est pas exceptionnel qu'auparavant, le juge administratif annule le précieux permis...
Les données relatives au contentieux du permis de construire suggèrent qu'à la différence du constat qui avait pu être fait à l'occasion du rapport du Conseil d'État de 1992, « L'urbanisme : pour un droit plus efficace », le traitement par les juridictions administratives des recours dont elles sont saisies est raisonnablement satisfaisant : la proportion des permis donnant lieu à recours tout comme le pourcentage des jugements de premier ressort frappés d'appel sont stables même si la situation peut varier d'une juridiction à une autre, les délais de jugement sont, notamment en premier ressort, satisfaisants. Sur le fond, la jurisprudence est stabilisée et son application au cas par cas est tenue pour raisonnablement prévisible.
Ce constat, sur lequel s'accordent les différentes parties prenantes aux activités de l'urbanisme, de l'immobilier et de l'environnement, trouve son explication dans deux directions.

Des règles procédurales adaptées

D'une part, depuis une vingtaine d'années, ont été introduites des règles procédurales propres au contentieux de l'urbanisme et ayant en commun de combiner le principe fondamental du droit au recours — fermement rappelé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme — avec le souci d'une sécurité juridique du détenteur d'une autorisation :

  • l'article R. 600-1 du code de l'urbanisme, qui, à peine d'irrecevabilité du recours dirigé contre un permis, impose à l'auteur de ce recours de le notifier au titulaire dans un délai de quinze jours à compter de son introduction
  • l'article L. 600-1, qui fait obstacle, sauf cas particuliers, à ce qu'à l'appui d'un recours dirigé contre un permis, le requérant puisse invoquer par voie d'exception les vices de forme ou de procédure qui pourraient entacher la légalité du document d'urbanisme au vu duquel le permis a été délivré
  • l'article L. 600-4-1, qui fait obligation au juge qui annule un acte en matière d'urbanisme de se prononcer sur l'ensemble des moyens invoqués qu'il estime fondés, ce qui éclaire aussi complétement que possible l'auteur de la décision et son bénéficiaire sur les conséquences de l'annulation et sur la possibilité de reprendre, ou non, l'acte annulé après l'avoir « purgé » du vice ayant conduit à son annulation.

Des jugements plus rapides

D'autre part, l'évolution générale de la juridiction administrative a joué dans un sens favorable. Les délais de jugement ont été très sensiblement réduits : aujourd'hui le délai moyen en premier ressort est inférieur à un an. La loi du 30 juin 2000 relative au référé en matière administrative a mis à la disposition des requérants le « référé-suspension » : le juge des référés, qui statue dans un délai très bref - dans la quasi-totalité des cas inférieur à un mois -, ordonne la suspension de l'acte attaqué si « l'urgence le justifie » et s'il est « fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ». Or la première de ces conditions est quasi systématiquement tenue pour remplie vis-à-vis d'un permis de construire. Quant à la seconde, elle n'exige qu'un « doute sérieux » sur la légalité du permis.
C'est pourquoi l'ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 « relative au contentieux de l'urbanisme » n'a pas modifié substantiellement les dispositions relatives à la procédure relative aux contentieux « ordinaires » et a surtout cherché à lutter contre les « recours abusifs ».
Il faut néanmoins mentionner le nouvel article L. 600-5-1 : le juge qui estime que le seul vice affectant le permis peut être régularisé, plutôt que d'annuler, peut surseoir à statuer et inviter le titulaire du permis et l'autorité qui l'a délivré à procéder à cette régularisation.

Plusieurs types de « recours abusifs »

Si la formule est devenue usuelle, elle recouvre divers cas de figure.
Le premier est celui où un recours initialement introduit pour des raisons compréhensibles est ensuite mis en oeuvre avec une forme d'acharnement qui ralentit la procédure.
Plus choquant est le cas des recours où l'apparence d'un intérêt pour agir dissimule mal une attitude d'opposition systématique, de nature politique ou autre, parfois assortie d'une volonté de nuire.
Le stade ultime du recours abusif est souvent qualifié de « mafieux » ou de « crapuleux » : introduit et mis en oeuvre non pas tant pour obtenir l'annulation du permis que pour « faire chanter » le titulaire de celui-ci et « monnayer » un désistement. Le procédé n'est pas nouveau, mais les témoignages convergent pour considérer qu'il s'est aggravé, dans sa fréquence — variable selon les régions, mais n'épargnant guère d'opérations importantes — et dans ses modalités : dans bien des cas, il est organisé de longue main, qu'il s'agisse de constituer artificiellement à l'avance un intérêt pour agir ou de ne pas faire apparaître en première ligne les concepteurs et bénéficiaires de la manoeuvre.

Des conséquences en cascade

Ces pratiques ont de lourdes conséquences sur les opérations de construction.
La plus évidente est le coût de l'octroi, lorsque le chantage produit tout son effet, d'un avantage matériel, en espèces ou en nature, en contrepartie du désistement : ce surcoût pourrait aller jusqu'à 4 ou 5 %.
Mais, par ailleurs, l'engagement de la construction se trouve retardé : le financement est rarement obtenu aussi longtemps que le permis n'est pas purgé de tout contentieux dans la même configuration, les notaires répugnent à toute commercialisation. Et plus le temps passe, plus cette paralysie de l'opération est préoccupante pour le bénéficiaire du permis : ici, c'est la possibilité de commercialiser dans le cadre d'un régime fiscal favorisant l'investissement qui risque de disparaître au-delà d'une certaine date là, c'est la période de validité de la promesse de vente relative au terrain sur lequel l'opération est envisagée qui s'effiloche. Et le temps qui passe est du temps perdu : pour le titulaire du permis, bien sûr, mais aussi pour l'intérêt général, qu'on le considère sous l'angle du soutien à l'activité économique ou de la production de logements.

L'ordonnance du 18 juillet 2013

Aussi l'ordonnance du 18 juillet 2013 a-t-elle édicté diverses dispositions dirigées contre ces recours abusifs. Le nouvel article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme donne une définition de l'intérêt à former un recours plus restrictive que celle qui résultait de la jurisprudence. Sa portée est complétée par le nouvel article L. 600-1-3, qui, dérogeant au principe général selon lequel l'intérêt pour agir s'apprécie à la date d'introduction du recours, prévoit de se placer à la date d'affichage en mairie de la demande de permis : il s'agit de lutter contre le procédé, fréquemment, utilisé consistant à se constituer artificiellement un intérêt pour agir entre la délivrance du permis et l'expiration du délai de recours, en achetant ou en prenant à bail de façon souvent artificielle et quasi fictive un immeuble voisin.
Par ailleurs, sur un mode dissuasif, le nouvel article L. 600-7 prévoit que : « Lorsque le droit de former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire [...] est mis en oeuvre dans des conditions qui excèdent la défense des intérêts légitimes du requérant et qui causent un préjudice excessif au bénéficiaire du permis, celui-ci peut demander [...] au juge administratif saisi du recours de condamner l'auteur de celui-ci à lui allouer des dommages et intérêts. »
D'une façon qui vise plus spécifiquement les recours « crapuleux », le nouvel article L. 600-8 soumet à enregistrement auprès de l'administration fiscale « toute transaction par laquelle une personne ayant demandé au juge administratif l'annulation d'un permis de construire [...] s'engage à se désister de ce recours en contrepartie du versement d'une somme d'argent ou de l'octroi d'un avantage en nature » et dispose que « la contrepartie prévue par une transaction non enregistrée est réputée sans cause et les sommes versées ou celles qui correspondent au coût des avantages consentis sont sujettes à répétition ». L'idée est la suivante : l'aboutissement du chantage passant normalement par la rédaction d'une transaction qui prend acte de l'engagement du requérant à se désister et précise la contrepartie ainsi que les modalités concrètes de son exécution, l'obligation de la soumettre à déclaration pourrait avoir un effet dissuasif vis-à-vis de pratiques et de requérants naturellement portés vers la confidentialité... Et si la transaction n'a pas été enregistrée, le constructeur — et à défaut les acquéreurs successifs — pourra obtenir le remboursement des sommes versées sous la contrainte.
Ces dispositions — dont il serait prématuré de songer à évaluer l'efficacité — ont le mérite de ne pas se focaliser sur la procédure juridictionnelle et de tenter d'influer sur les comportements. Mais il est douteux qu'elles suffisent à régler le problème : en matière militaire, l'amélioration des défenses a généralement entraîné l'apparition de nouvelles stratégies offensives et l'imagination mafieuse est fertile...

Aller plus loin

Le juriste doit toujours regarder au-delà du droit et considérer les faits. En la matière, les requérants mal intentionnés tirent leur capacité de nuisance de ce que, dans la quasi-totalité des cas, l'introduction d'un recours diffère le commencement des travaux jusqu'à ce que le permis, au terme de l'instance juridictionnelle, soit « purgé » du recours. Or cette situation ne découle pas du droit : acte administratif, le permis est exécutoire du seul fait de sa délivrance l'introduction d'un recours n'a pas d'effet suspensif il n'en aurait que si le juge était saisi d'une demande de référé-suspension et y faisait droit or le requérant mal intentionné s'abstient d'une telle demande car il craint que le rejet de celle-ci ne vienne affaiblir sa puissance de chantage.
C'est cette anomalie qu'il faut prendre en compte, en analysant ses causes et en recherchant la façon d'y remédier.
Le constructeur dont le permis fait l'objet d'un recours se heurte à deux difficultés pour aller de l'avant : le banquier ne débloque pas les fonds le notaire diffère la signature de contrats de vente en l'état futur d'achèvement et les trois acteurs partagent le sentiment qu'une annulation du permis survenant après la construction créerait une situation inextricable.
Il faut pourtant distinguer la construction édifiée au vu du permis et l'acte administratif que constitue celui-ci. Par elle-même, l'annulation du second ne prive pas la première de son existence juridique on ne peut construire qu'avec un permis en cours de validité, mais la construction survit à l'annulation du permis.
Plutôt que de conférer un effet suspensif de fait au recours et de créer ainsi eux-mêmes les conditions du chantage, les constructeurs et leurs partenaires pourraient, de façon concertée, mettre en place des dispositifs permettant d'une part d'apprécier concrètement, au cas par cas, le risque d'annulation et, d'autre part, de couvrir de façon mutualisée les éventuelles conséquences indemnitaires d'une annulation.
Si cela apparaissait vraiment nécessaire, le législateur pourrait venir consolider la situation juridique de l'immeuble édifié de bonne foi au vu d'un permis ultérieurement annulé : en marquant (mais y a-t-il vraiment lieu d'en douter ?) la pérennité des contrats antérieurs à l'annulation en clarifiant la façon dont l'ouvrage pourrait être modifié par des travaux autorisés par des permis ultérieurs.

Quel déclic ?

Encore faut-il enclencher un tel processus vertueux. Un déclic est sans doute nécessaire. Il pourrait consister à dissiper toute ambiguïté sur le risque d'une condamnation à démolition. Celle-ci a sa place en droit pénal, pour sanctionner une construction sans permis, ou en droit civil en cas d'empiétement sur la propriété d'autrui. Mais faut-il continuer de donner fallacieusement à penser qu'elle peut être une modalité d'exécution de l'annulation du permis, alors que ce n'est ni sa logique ni sa pratique et que le respect de la légalité est aujourd'hui suffisamment assuré à titre préventif — bien mieux qu'il ne l'avait jamais été — par la voie du référé-suspension ?
Le groupe de travail qui a préparé les dispositions retenues par l'ordonnance du 18 juillet 2013 avait ainsi proposé de cantonner l'action en démolition, en réservant toutefois, à juste titre, le cas des constructions entreprises dans les zones de protection architecturale et environnementale. À l'époque, l'idée n'avait pas été retenue. L'ouvrage pourrait avantageusement être remis sur le métier pour une réflexion éloignée de toute idéologie.
En tout cas, il est vain de vouloir remédier aux recours crapuleux si on continue, en leur conférant un effet suspensif de fait, de créer les conditions sur lesquelles ils prospèrent.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2014-11/permis-de-construire-et-recours-abusifs-aller-plus-loin.html?item_id=3446
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