Hervé LE BRAS

Démographe, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), chaire « territoires et populations » du Collège d'études mondiales.

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Femmes et seniors, même combat !

Deux contraintes majeures pèsent sur l'équilibre du système de retraite : la sortie précoce de la vie active et l'allongement de l'espérance de vie mais pas de la durée des carrières. Deux voies de redressement doivent être étudiées : la poursuite de l'augmentation du taux d'activité des femmes et le développement du travail des seniors.

Dans la tradition d'Alfred Sauvy, le vieillissement de la population était imputé à la faiblesse de la natalité. La recette pour y parer était alors simple : encourager la natalité. Depuis le milieu des années 1970, la formule ne fait plus recette, pour deux raisons : l'âge à l'entrée en activité a beaucoup augmenté, pour se situer aujourd'hui autour de 22 ans. Les cotisations ne ressentiront l'effet bienfaisant de la natalité que dans une vingtaine d'années, ce qui est un horizon lointain au regard des menaces présentes sur le système des retraites. En second lieu, la baisse de mortalité, qui était modérée dans la plage d'âge des retraités, s'est brusquement accélérée à partir du milieu des années 1970, pour des raisons qui ne sont pas encore bien comprises. L'ampleur de la mutation est visible sur la figure de la page suivante, où nous avons représenté l'évolution de l'espérance de vie à 65 ans des hommes et des femmes depuis 1806.

Pour les hommes, cette espérance tourne autour de 10 ans, de manière extrêmement stable, de 1806 à 1946. Nos prédécesseurs, qui ont établi le système de répartition avec les ordonnances de 1946, pouvaient être confiants. Au sortir de la guerre, deux années de vie ont été gagnées grâce aux antibiotiques, puis la progression a été très lente, une année de plus entre 1947 et 1975, soit deux semaines et demie supplémentaires de vie par an. Vers 1975, à la surprise générale, le rythme s'accélère et l'espérance de vie à 65 ans se met à augmenter assez régulièrement de 2 mois par an, si bien qu'en 2008, elle atteint 18,3 années, soit 83 % de plus qu'avant la Seconde Guerre mondiale.

Dans le même temps, l'activité va évoluer exactement dans la direction inverse, avec un âge de plus en plus précoce au départ. Sur la figure de la page suivante, on a dessiné l'évolution par âge des taux d'activité masculin et féminin, tels qu'ils ont été mesurés exhaustivement aux recensements de 1936 et de 1999. En 1936, plus de la moitié des hommes étaient déjà au travail à 14 ans. Il fallait attendre 22 ans en 1999 pour atteindre ce seuil, en raison de la prolongation des études. Mais les différences en fin de vie active sont autrement plus spectaculaires : 50 % des hommes de 1936 étaient encore actifs à 74 ans, seuil qui est atteint en 1999 dès 57,5 ans (ce n'est pas exactement l'âge moyen du départ à la retraite, un peu plus élevé, car ici il faut tenir compte des handicapés et de ceux qui ont toujours été inactifs). Cet âge au départ a donc diminué de 16,5 ans, alors que l'espérance de vie des retraités évoluait en sens inverse, augmentant de plus de huit ans, on l'a vu. L'explication tient aux réformes sociales.

Comme l'a justement dit François Ewald, avant 1946, la retraite était destinée à des travailleurs survivants mais incapables de continuer leur métier. Aujourd'hui, elle est devenue un âge de la vie auquel chacun a droit et aspire, « le moment socialiste de la vie », dit aussi Marcel Gauchet, car on n'a plus ni contraintes horaires, ni hiérarchie, tout en étant rémunéré.

Travail des femmes et des seniors

Comment adapter le système de retraite à ces deux contraintes démographiques ? On fait souvent allusion à la possibilité de migrations qui rééquilibreraient la pyramide des âges. Il est indéniable que la présence de travailleurs migrants, qui payaient leurs cotisations sociales mais touchaient peu ou pas leur retraite par insuffisance du nombre d'annuités ou retour au pays d'origine, a aidé le régime de retraite, mais on ne saurait transformer un expédient douteux en politique. De toute manière, les Nations unies ont calculé que si l'on voulait maintenir constant le rapport du nombre de personnes âgées de plus de 65 ans à celui des personnes âgées de 15 à 65 ans, en France jusqu'en 2050, il faudrait un solde migratoire annuel positif de 920 000 personnes. Où les trouver ? Quel serait leur accueil dans un pays prompt à redouter l'invasion ?

Il existe d'autres ressources, que l'on aperçoit à la droite de la figure ci-contre, où est représentée l'évolution du taux d'activité féminin. Il a subi le même mouvement de resserrement sur les âges de 25 à 55 ans que celui des hommes, mais il a aussi augmenté dans de fortes proportions, passant aux âges moyens de moins de 50 % à 80 %. Cette tendance à l'égalisation des conditions féminine et masculine, à l'œuvre dans le monde entier, a toutes les raisons de se poursuivre et de mener, à terme, à l'égalité complète, comme la Suède en montre la voie. Quant au taux d'activité des seniors, il n'est pas déraisonnable de penser qu'il puisse s'élever progressivement, en quarante années, jusqu'au niveau actuel atteint par la Suède. Ce pays n'est pas si différent du nôtre et les Suédois ne se plaignent pas de plier sous le labeur.

Quels résultats ?

Quels seraient les résultats de ces deux politiques ou de ces deux évolutions à l'horizon 2050 ? Si le profil d'activité par âge et par sexe restait bloqué à son niveau actuel, la France compterait 25,7 millions d'actifs en 2050 selon l'hypothèse moyenne de projection d'Eurostat (avec une fécondité de deux enfants par femme), soit autant qu'aujourd'hui. Cependant, ce maintien total de la main-d'œuvre masquerait une détérioration de la charge supportée par les actifs. Le nombre d'inactifs adultes (âgés de plus de 15 ans) par adulte actif passerait en effet de 0,78 à 1,09, ce qui représente 40 % d'augmentation. Si l'activité féminine rejoignait celle des hommes, 1,8 million d'actifs supplémentaires apparaîtraient sur le marché. La charge des actifs en serait diminuée, d'autant plus que cette entrée en activité retirerait aussi 1,8 million de personnes du groupe des inactifs adultes. Le taux descendrait alors à 0,95.

Si l'on ajoute à ce premier changement un recul du départ d'activité jusqu'à l'âge observé actuellement en Suède (on a aligné le taux d'activité des 55-64 ans français en 2050 sur le taux suédois actuel), on compterait 2,8 millions d'actifs supplémentaires qui, pour la même raison que précédemment, abaisseraient la charge des actifs à 0,78. Autrement dit, la combinaison des deux évolutions empêcherait la charge des actifs d'augmenter jusqu'en 2050. Pour un tel résultat, le sacrifice ne paraît pas énorme, d'autant que, selon les spécialistes du vieillissement, l'espérance de vie à 65 ans étant appelée à poursuivre son avancée, elle aurait gagné 6,5 ans, nettement plus que le temps de retraite perdu en s'alignant sur les Suédois (3,5 ans).

Évolution de l’espérance de vie à 65 ans en France (1806-2000)

Source : Hervé le Bras, d’après Berkeley Human Mortality Data

Un nouvel équilibre est possible

Utopiques, ces hypothèses ? Irréaliste de comparer la France à la Suède ? Soit, prenons un autre pays que nos élites donnent en modèle pour sa flexisécurité, le Danemark. On y travaille un peu moins tard qu'en Suède, mais on y entre en activité nettement plus tôt et l'activité féminine y est élevée tout au long de l'existence. Supposons simplement qu'en 2050, les taux d'emploi masculin et féminin de la France aient rejoint les taux danois, on obtiendrait 4,9 millions d'actifs supplémentaires. Le nombre d'adultes inactifs à charge par actif tomberait de 1,09 à 0,77, donc un peu au-dessous de sa valeur actuelle. Il serait légitime d'explorer une dernière hypothèse raisonnable, celle qu'en outre le taux d'emploi des femmes rejoindrait celui des hommes au Danemark comme en France. Dans ce cas, le gain en actifs atteindrait au total 6,5 millions et la charge des actifs diminuerait à 0,67, une valeur qui nous ramène aux années 1980.

De tels comptages ne sont pas simplement démographiques. Ils ne reposent pas sur des comparaisons d'effectifs des différentes classes d'âge, comme c'est souvent le cas. Ils intègrent un facteur social et économique essentiel, l'activité. En bout de parcours, les inégalités entre actifs et retraités dépendront de la charge que représentent les adultes inactifs. Bien entendu, cela ne spécifie pas la manière dont cette charge se répartira, donc comment le système de retraite gérera ses cotisations, régimes spéciaux, pensions et réversions, mais les simulations que l'on vient de commenter montrent que l'équilibre est possible, socialement possible. Aux spécialistes du Conseil d'orientation des retraites et des systèmes de retraite de mettre en rapport ses tenants et ses aboutissants. On pense toutefois que la solution sera plus facile qu'on l'imagine, pour une raison comptable : la hausse du taux d'activité des femmes correspond à la montée en charge d'un système, dans une période au cours de laquelle les prestations dépassent les pensions. Cet apport a déjà été important au cours du dernier demi-siècle, qui a vu croître considérablement l'activité féminine. Ainsi, grâce aux femmes, aux immigrés et à quelques points d'augmentation des cotisations, notre système a tenu jusqu'à maintenant. Il continuera à tenir si, tout en poursuivant sur la voie d'un accroissement de l'activité féminine, nous consacrons à l'emploi une fraction de nos années de vie supplémentaires.

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