Antoine BOZIO


est chercheur à l'Institute for Fiscal Studies (IFS) et enseignant à University College London (UCL) à Londres.

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Les vertus d'une remise à plat du système

La réforme des retraites est de nouveau d'actualité en 2010, après le rendez-vous manqué de 2008 et les deux réformes majeures de 1993 et 2003. Les options sont multiples et, plus que jamais, il est important de prendre du recul pour juger de la cohérence de long terme des réformes proposées. Parviennent-elles à rassurer sur la solidité de notre système de retraite ou, au contraire, risquent-elles de le fragiliser ?

C'est dans ce contexte que nous avons proposé, avec Thomas Piketty, une réforme ambitieuse visant à unifier tous les régimes sur la base d'un système de comptes individuels de cotisation ou « comptes notionnels », suivant ainsi l'exemple suédois. Cet article vise à présenter cette option de réforme en regard de la voie de réformes dites « paramétriques », mises en place jusqu'à maintenant.

La voie des réformes « paramétriques »

Le Conseil d'orientation des retraites (COR) a fait, depuis sa création, un important travail de pédagogie pour faciliter le débat public sur les options possibles pour assurer l'équilibre financier du système de retraite. Ces options ont été résumées par un arbitrage entre trois leviers : hausse des cotisations, baisse des pensions et augmentation de l'âge de départ en retraite. Les réformes dites « paramétriques » consistent alors à conserver la structure du système de retraite actuel et à modifier périodiquement ses paramètres (durée de cotisation, décote, surcote, salaire de référence, valeur du point, etc.) afin de jouer sur ces trois leviers. Cette voie de réforme, qui a le mérite d'exister, a néanmoins des inconvénients majeurs qui risquent fort de s'aggraver au fil du temps.

Premièrement, en conservant la structure actuelle de notre système de retraite, on en conserve la complexité : multiples régimes de base, multiples régimes complémentaires, fonctionnement en annuités ou en points, règles variées des avantages non contributifs, etc. En moyenne, un salarié français liquide 2,3 pensions de retraite, et avec une mobilité accrue des carrières, le nombre de personnes dites « polypensionnées », c'est-à-dire liquidant plusieurs retraites, ne cesse de croître. Même dans le cas le plus simple du régime général, les « paramètres » à prendre en compte pour calculer une pension sont multiples : durée d'assurance tous régimes, durée cotisée, durée de proratisation, décote, surcote, majoration de la durée d'assurance, âge du taux plein, âge minimum de liquidation, bonifications pour enfants... Si l'on ajoute à cette complexité de fait un changement périodique, mais pas toujours anticipé, des paramètres de ces régimes, il ne faut donc pas s'étonner si les salariés français apparaissent décontenancés, voire angoissés, par un système qu'ils ne comprennent pas.

S'il ne s'agissait que de la compréhension de règles compliquées, on pourrait imaginer que les efforts du GIP-Info Retraite, et du droit à l'information mis en place par la réforme de 2003, pourraient apporter une réponse adaptée. Mais comme les projections des régimes continuent à exhiber des déficits importants à long terme, il n'est pas possible pour les plus jeunes générations de savoir quels seront leurs droits à la retraite. Cela conduit ces jeunes actifs à considérer que les cotisations sont plus des impôts que des contributions ouvrant des droits. Nombreux sont même ceux qui pensent qu'ils ne toucheront aucune retraite ! Le principe essentiel de la répartition - les actifs paient pour les retraités et, ce faisant, accumulent des droits pour leur retraite - est ainsi mis à mal.

Cela a aussi des conséquences immédiates pour la mise en place des réformes : les jeunes générations ne voient pas trop l'intérêt de supporter des augmentations de cotisation, qui ne semblent pas garantir leur propre retraite, et les générations proches du départ en retraite n'ont qu'une crainte, c'est de devoir partir « après la réforme ». L'explosion du nombre de liquidations de pensions juste avant la réforme de 2003 est ainsi symptomatique de cette angoisse, qui contribue un peu plus à affaiblir l'équilibre financier du système.

Enfin, cette voie de réforme paramétrique ne parvient pas à résoudre l'inefficacité de la redistribution dans le système actuel. Tout système de retraite a deux objectifs : assurer le transfert de revenu des périodes d'activité aux périodes d'inactivité (principe de contributivité) et effectuer une redistribution envers ceux qui ont eu des faibles salaires tout au long de leur carrière ou des chocs dans leur carrière comme des périodes de maladie ou de chômage (principe de solidarité). Dans le système actuel, la redistribution est assurée par les avantages non contributifs (bonifications pour enfants, trimestres gratuits, minimum vieillesse, etc.) et par une formule de pension censée protéger contre les chocs de carrière. La pension du régime général est en effet définie comme une moyenne des « meilleures années » de salaire. L'idée est qu'en écartant du calcul les « mauvaises années », on protège les salariés ayant eu des chocs de carrière. Le problème de cette approche est qu'elle oublie la variété des profils de carrière : certains ont des carrières croissantes (typiquement les cadres) quand d'autres (typiquement les ouvriers ou les employés) ont des carrières nettement plus plates. La formule des pensions redistribue donc de ceux qui ont eu des carrières longues et plates vers ceux qui ont eu des carrières croissantes ; les carrières croissantes cotisent peu en début de carrière, mais bénéficient à plein de leurs dernières années, à salaire élevé, pour leur pension.

Il s'agit donc d'une redistribution à l'envers ! Pour répondre à cette antiredistribution de la formule des pensions, on a mis en place en 1983 le « minimum contributif ». Ce mécanisme vient porter à un minimum, supérieur au minimum vieillesse, les pensions des carrières longues. Ironie de l'histoire, on s'est aperçu vingt-cinq ans plus tard que la moitié du montant de ce dispositif profitait à des polypensionnés aux pensions élevées, mais qui disposaient de faibles droits dans le régime général... Le mécanisme a certes été plafonné en 2006, mais il illustre les difficultés à redistribuer efficacement dans le cadre du système actuel : la multiplicité des régimes et la complexité des formules sont, de fait, un obstacle à l'objectif de solidarité.

On pourrait multiplier les exemples de la sorte, mais le message central resterait inchangé : le système actuel est complexe et peu lisible, à la fois pour les salariés et pour les décideurs chargés de le piloter sur le long terme.

La solution des comptes notionnels

La proposition que nous avons faite avec Thomas Piketty est d'entreprendre une autre voie de réforme, qui vise à unifier et simplifier la structure du système de retraite avec la mise en place de comptes individuels de cotisation ou « comptes notionnels ». Les principes de base (financement en répartition, contributivité et solidarité) sont inchangés, mais les multiples règles définissant les pensions sont remplacées par un mécanisme simple d'accumulation des droits de retraite. Le système a deux piliers, correspondant à ses deux objectifs : assurance retraite et redistribution.

Le premier pilier, assurantiel, garantit que tout euro de cotisation retraite contribue à augmenter les droits à la retraite. Tous les Français, quel que soit leur statut ou leur secteur d'activité, cotisent le même pourcentage de leur salaire pour la retraite. Les cotisations retraite sont créditées sur un compte individuel. On les appelle les comptes « notionnels », car ils n'accumulent pas d'argent : il s'agit de la mesure des droits à la retraite. Les cotisations ne sont pas investies sur les marchés financiers et servent à financer les pensions des retraités (principe de répartition). L'État peut garantir un rendement sur ces comptes qui est le même pour tous et indexé sur la croissance des salaires : l'objectif est que les droits acquis au début de la carrière ne soient pas dévalorisés au cours du temps. Aux règles complexes d'accumulation des droits de l'actuel système se substitue une règle simple : tout euro de cotisation ouvre des droits, à tout âge et quel que soit son statut.

Au moment de liquider sa retraite, chacun dispose d'un « patrimoine retraite » qu'il peut convertir en pension. La flexibilité est totale : des retraites progressives sont possibles, tout comme continuer à alimenter son compte après avoir liquidé ou reprendre une activité, etc. Le niveau de la pension dépend alors uniquement de la durée moyenne de retraite. Celle-ci est calculée par âge et par génération, afin de prendre en compte progressivement l'augmentation de l'espérance de vie. Il n'y a pas de rupture brutale, mais une adaptation annuelle des conditions de liquidation.

L'avantage d'un tel système est de clarifier les droits à la retraite pour les plus jeunes générations, et donc de faciliter le débat public sur le niveau collectivement souhaité des cotisations vieillesse. L'État garantit que chaque génération reçoive en moyenne ce qu'elle a cotisé, et garantit ainsi l'équilibre financier à long terme du système. La philosophie du système est de faire uniquement des promesses de retraite tenables, et de les tenir toutes.

Le nouveau système n'en est pas moins redistributif. Tous les avantages non contributifs (période de chômage, maternité, maladie, minimum vieillesse, etc.) sont maintenus. Mieux, notre système de protection sociale se trouverait renforcé avec la possibilité de mieux cibler la redistribution vers ceux qui en ont le plus besoin. Au lieu d'être exprimés en trimestres gratuits ou en bonification de pension, qui impliquent souvent de la redistribution cachée des plus pauvres vers les plus riches, les avantages contributifs sont versés directement sur les comptes individuels : un individu qui passe par une période de chômage reçoit sur son compte individuel un équivalent de ses cotisations retraite, alimentant de cette façon ses droits futurs à une pension de retraite. La redistribution devient beaucoup plus transparente, puisque les montants versés sont exprimés directement en euros et non sous la forme de règles absconses. Dans le système actuel, la valeur d'un trimestre gratuit est complètement cachée : sa valeur pour un ouvrier ayant commencé à travailler très tôt peut être nulle (s'il a déjà le nombre de trimestres requis), alors que sa valeur pour un cadre peut être très importante. L'objectif est de s'assurer que la solidarité du système est à la fois équitable et efficace. En plus de ces avantages non contributifs, le système de comptes notionnels est avantageux pour tous ceux qui ont eu des carrières longues et plates, puisque les comptes sont revalorisés par les salaires, donnant plus de poids aux contributions anciennes relativement aux plus récentes.

Les difficultés de la transition

Nous n'ignorons pas les difficultés liées à la transition vers un tel système. Trois éléments méritent une attention particulière : le choix du plafond des cotisations, l'harmonisation entre secteurs public et privé et la question des mesures financières transitoires. En effet, les déficits projetés du système de retraite actuel ne sont pas dus entièrement à l'augmentation de l'espérance de vie, mais aussi aux générations nombreuses du baby-boom. Notre proposition est d'isoler cette dette implicite du système et de la financer séparément : en effet, il est aujourd'hui trop tard pour pouvoir constituer les réserves nécessaires pour « passer la bosse » et il n'y a donc pas d'autre option que des prélèvements n'ouvrant pas de droits nouveaux, c'est-à-dire que des impôts. Cacher ces impôts au sein des cotisations retraite conduirait à affaiblir un peu plus la confiance dans notre assurance vieillesse.

Au final, la voie de réforme des comptes notionnels conduit à simplifier et à rendre plus transparent notre système de retraite, facilitant ainsi les choix collectifs pour son pilotage à long terme. Cette remise à plat de notre système de retraite mérite ainsi d'être considérée comme une option sérieuse de réforme.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-2/les-vertus-d-une-remise-a-plat-du-systeme.html?item_id=3017
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