Constance PERRIN-JOLY


est docteur en sociologie et chercheur associée au Centre d'études des mouvements sociaux (EHESS/CNRS). 
Elle est coresponsable de l'atelier interdisciplinaire et interlaboratoire « Parcours de vie » à l'EHESS.

Veronika DUPRAT-KUSHTANINA


est docteur en sociologie (université d'État de Moscou), doctorante en sociologie (École des hautes études en sciences sociales), chargée de cours à l'université Paris 13.
Elle est coresponsable de l'atelier interdisciplinaire et interlaboratoire « Parcours de vie » à l'EHESS.

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Être vieux et être à la retraite : la fin d'une tautologie

Être vieux, c'est avoir un certain âge. Belle lapalissade ! Pourtant, de tout temps, l'enjeu a été la définition de cet âge. Si l'âge chronologique est une donnée biologique qui nous permet de repérer le nombre d'années écoulées depuis notre naissance, la notion de « vieux » ou de « jeune » est une construction sociale qui ne se comprend que dans un contexte précis.

Les catégories d'âge résultent de logiques d'acteurs qui eux-mêmes sont influencés et influencent le contexte dans lequel ils évoluent. L'âge social est avant tout une relation structurale : sans jeune, il n'y a pas de vieux et vice versa, l'un se définissant par rapport à l'autre 1. Les catégories d'âge sont donc des coconstructions, intériorisées par chaque individu.

Prenons un exemple : en 2009, une femme de 30 ans met au monde son premier enfant et devrait vivre jusqu'à 84 ans. Elle est considérée comme jeune, et au début seulement de sa vie d'adulte. À l'inverse, dans les années 1830, Honoré de Balzac décrit les amours de Julie d'Aiglemont dans La Femme de trente ans.

À l'époque, ce récit d'une femme considérée comme « mûre » par la morale bourgeoise et ayant une inclination pour un jeune homme a défrayé la chronique.

Être vieux dans le parcours de vie ternaire

Les phénomènes sanitaires et démographiques ont une grande influence sur les catégories d'âge : l'espérance de vie à la naissance d'une femme en 1830 était de 39 ans, et passé les périodes risquées des premières années de vie et de l'enfantement, une femme de 30 ans pouvait espérer vivre encore jusqu'à 63 ans. Dans cette perspective, le temps qu'il reste à vivre joue un rôle non négligeable dans l'évaluation de l'âge social. Mais pas uniquement. Les catégories d'âge sont également liées à l'organisation du parcours de vie, réglé par les institutions.

Les générations entrées sur le marché du travail avant les années 1980 ont connu une trajectoire dont chaque étape était cloisonnée et spécialisée. C'est le temps du travail salarié qui était central et les autres temps (formation en vue d'acquérir un métier et retraite après la période d'activité) s'organisaient en fonction de ce temps pivot. Le parcours professionnel était lié au parcours familial. L'entrée sur le marché du travail était aussi le moment de la mise en couple et du départ du domicile parental. L'arrivée des enfants coïncidait avec le début de la vie professionnelle, et leur accès à l'indépendance avec le passage à la retraite de leurs parents.

La création de l'institution de la retraite universelle après la guerre a participé à cette organisation du cycle de vie en trois étapes (éducation, travail, retraite). Dans les années 1950 à 1980, le passage à la retraite signifiait pour beaucoup l'entrée dans la « vieillesse biologique » et la perspective de cinq à dix ans de vie supplémentaires 2. À la même époque, la vie à la retraite se présentait comme une « mort sociale » ; seules deux options s'ouvraient aux seniors : le renforcement des liens familiaux ou l'isolement 3.

À partir des années 1970, les sociétés occidentales ont connu des évolutions sans précédent qui ont eu des conséquences sur ce parcours de vie. Ces mutations sont directement liées à une remise en question du fonctionnement économique des Trente Glorieuses, avec l'apparition du chômage de masse, et aux politiques publiques qui ont contribué au brouillage des âges.

Vers de nouveaux parcours de vie

Quatre processus interviennent dans la déconstruction du parcours de vie ternaire 4 :

  • Un processus de désynchronisation des calendriers professionnel et familial. Le travail des femmes, la hausse des divorces et la maîtrise de la fécondité font partie des causes de déstabilisation du modèle traditionnel de la famille. Si ces évolutions sont repérables dès les années 1960, leurs conséquences deviennent massives dans les années 1980 et 1990. Il n'est plus rare de voir des quinquagénaires, jeunes parents, obligés de prolonger leur activité au-delà de l'âge de la retraite pour assumer leur nouvelle charge familiale.
  • Un processus de « déchronologisation ». Les seuils d'âge ne sont plus les mêmes pour tous et l'âge n'est plus une référence pour comprendre les parcours de vie. Alors qu'à la fin des années 1970, les premiers préretraités ont vécu leur sortie anticipée comme une exclusion, le statut de ces mesures a changé de forme avec leur extension. Il s'est créé un consensus autour de ces systèmes. Pour l'État, il s'agissait d'un moyen de lutte contre le chômage. Pour les partenaires sociaux, cela permettait d'éviter les licenciements secs ; pour les entreprises, de restructurer à moindre coût et dans un climat social préservé. Enfin, pour les bénéficiaires, cela s'est de plus en plus justifié par l'intensification du travail, la dégradation de ses conditions et l'impression, socialement valorisée, de laisser sa place aux jeunes. Une « culture de la sortie précoce » s'est alors imposée. Les retraites anticipées ont concouru au bouleversement du schéma traditionnel du cycle de vie, un changement bien plus radical qu'une simple avancée du calendrier de la retraite. À partir de 55 ans, parfois avant, les statuts possibles se multiplient, liés à des programmes intermédiaires, souvent bricolés entre retraite et activité. Ils ne sont pas sans conséquence sur l'identité des individus, ces statuts n'ayant ni le caractère universel, ni la stabilité de la retraite. Les substitutions de différents instruments de prise en charge (chômage, invalidité, préretraite) ont brouillé les frontières entre les différents risques sociaux et facilité l'amalgame des statuts 5. Il n'est alors pas étonnant que les employeurs aient tendance à associer l'âge de la préretraite à « vieux » et « malade », faisant des quadragénaires des « demi-vieux 6 ».
  • Un processus de « déstandardisation ». La succession des étapes n'a plus de caractère obligatoire : les rythmes tout comme les enchaînements et les types d'étape diffèrent. Les parcours de vie deviennent davantage le fruit d'une élaboration individuelle que d'une institution, mais il en résulte une plus grande insécurité.
  • Un processus de « déhiérarchisation ». Le parcours de vie n'est plus organisé en des étapes distinctes autour du travail : des phases d'inactivité ou des retours en formation ponctuent la carrière (comme le chômage, le congé parental d'éducation...).

Comment vit-on la retraite aujourd'hui ?

Si dans la sphère professionnelle, on est socialement vieux de plus en plus jeune, les nouveaux retraités sont socialement jeunes de plus en plus vieux. Avec l'ébranlement du parcours ternaire, la vie à la retraite subit aussi une mutation. L'évolution des conditions physiologiques (les retraités d'aujourd'hui sont en bien meilleure forme physique que leurs homologues des années 1970) a été accompagnée d'un changement des modes de vie. Le concept de la retraite comme « mort sociale », caractéristique des années 1970, a cédé la place, dans les années 1990, à une « retraite solidaire 7 » fondée sur des activités associatives.

Le départ à la retraite constitue toujours un passage biographique important, sans pour autant se caractériser irrémédiablement par l'isolement social. L'étude qualitative des modes de vie après 60 ans effectuée par Veronica Duprat-Kushtanina en 2006-2007 auprès de seniors des professions intellectuelles a permis d'identifier trois figures de la vie à l'âge de la retraite. Elles sont l'expression de l'envie, non seulement de garder des liens avec la société, mais aussi de remettre en cause les représentations négatives de la retraite, comme la vieillesse, la pauvreté, l'inutilité, l'ennui.

  • La « retraite travail » s'inscrit dans la continuité de la vie professionnelle ; un minimum de changements est introduit dans le style de vie et l'emploi du temps personnel. Ce mode de vie s'organise autour d'une activité pivot effectuée dans l'espace public. Il se décline différemment selon les opportunités des individus. Certains travailleurs indépendants continuent à exercer leur métier au-delà de l'âge légal de la retraite, sans réelle rupture. Pour les professions libérales comme médecin, ou psychologue, qui peuvent conjuguer l'activité professionnelle indépendante et salariée, c'est la pratique indépendante qui est prolongée quand l'activité en institution se termine par une mise à la retraite systématique. Ceux qui prennent leur retraite définitive peuvent trouver une autre activité qui prend la place du travail. Il peut s'agir d'une nouvelle profession, souvent artistique. Dans ce troisième cas de figure, la retraite offre une assurance de revenu qui permet de se lancer sur un marché du travail souvent incertain. Ce nouveau « travail » peut également prendre la forme d'une activité au sein d'une organisation de bénévoles. Si l'engagement associatif est particulièrement important chez les personnes de plus de 60 ans, le cas radical du remplacement du travail par une activité associative est rare et s'explique surtout par une proximité entre l'ancienne profession et la fonction bénévole.

    À l'opposé, le refus d'une occupation pivot dans l'organisation des horaires, la recherche d'un emploi du temps polyvalent et des activités qui se limitent à l'espace privé fondent la « retraite consommation », qui peut prendre deux formes : « retraite loisir » et « retraite famille 8 ». Dans le premier cas, où les hommes et les femmes célibataires sont les plus représentés, ce sont les activités de loisir qui déterminent les horaires. Dans le second type, largement féminin, le temps est occupé et structuré par des activités au sein de la famille. Dans la perspective intergénérationnelle, les nouveaux retraités sont en effet une « génération sandwich » : ils se trouvent, d'un côté, devant la nécessité de soigner leurs parents âgés ; de l'autre, face aux possibles exigences de leurs enfants concernant l'aide matérielle ou la garde des petits-enfants.
  • Enfin, la « retraite équilibre » s'appuie sur un agencement intermédiaire entre les domaines public et privé. C'est une façon de vivre la retraite sans la pression psychologique et temporelle du travail, qu'il soit professionnel ou bénévole. L'engagement associatif est indispensable comme lien social dans l'espace public pour ceux qui s'inscrivent dans cette logique. Mais il constitue une activité parmi d'autres, et non pas une occupation pivot. Toutes les activités - bénévolat, engagements familiaux et loisir - coexistent à parts égales.

Même dans une retraite centrée sur la sphère privée, celle-ci n'est plus une « mort sociale ». Les retraités revendiquent par ailleurs de plus en plus une place visible dans la société et l'espace public 9. Les personnes âgées caractérisent cette étape de vie comme « temps de faire autre chose » : temps de reconstruire leur vie à partir d'autres activités et relations que celles professionnelles. La retraite ne signifie plus l'entrée dans la vieillesse, mais le début d'un nouvel âge d'expérimentation qui fait pendant à l'allongement de la jeunesse.

La vieillesse se trouve repoussée vers le « quatrième âge » et la dépendance, alors que les premières années de la retraite illustrent la déspécialisation des rôles sociaux. Pourtant, la référence pour penser l'activité et l'organisation du temps reste le travail (comme exemple ou comme repoussoir), en dehors des considérations économiques d'emploi. L'étude des modes de vivre la retraite rappelle le gisement d'activités sociales trop peu considérées dans cette période qualifiée d'inactivité par l'économie ou de « temps du retrait ».

  1. Pierre Bourdieu, « La "jeunesse" n'est qu'un mot », entretien avec Anne-Marie Métailié, dans Les Jeunes et le premier emploi, Paris, Association des âges, 1978.
  2. Monique Legrand, « Introduction », in La Retraite : une révolution silencieuse, Monique Legrand (dir.), Érès, 2001.
  3. Anne-Marie Guillemard, La Retraite, une mort sociale, PUF, 1972.
  4. Marc Bessin, « Les seuils d'âge à l'épreuve de la flexibilité temporelle », in Le Temps et la démographie : actes du colloque Chaire Quetelet 1993, Louvain-la-Neuve, 14-17 septembre 1993, Éric Vilquin (dir.), Academia, 1994.
  5. Anne-Marie Guillemard, L'Âge de l'emploi : les sociétés à l'épreuve du vieillissement, Armand Colin, 2003.
  6. Sur la gestion des âges en entreprise et l'éviction des salariés âgés, voir la thèse de Constance Perrin-Joly.
  7. Anne-Marie Guillemard, « De la retraite mort sociale à la retraite solidaire : La Retraite, une mort sociale revisitée trente ans après », Gérontologie et société, numéro spécial Âge et exclusions, 102, 2002.
  8. Anne-Marie Guillemard, La Retraite, une mort sociale, op. cit.
  9. Jean-Philippe Viriot Durandal, Le Pouvoir gris : sociologie des groupes de pression de retraités, PUF, 2003.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-2/etre-vieux-et-etre-a-la-retraite-la-fin-d-une-tautologie.html?item_id=3023
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