Véronique LE RU


est normalienne et agrégée de philosophie. Elle enseigne à l'université de Reims.

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Les liens entre la pensée et le corps de l'être qui vieillit

Comment accepter que le corps ou la raison puissent défaillir quand l'âge vient ? Comment admettre que nous ne sommes plus ce que nous avons été ? Sans doute, en apprenant à ne plus anéantir le présent dans une fuite en avant et à le vivre densément...

La question des liens entre la pensée et le corps de l'être qui vieillit fait entrer dans une salle d'attente où plusieurs fauteuils sont disposés. Le fauteuil classique offre ses bras à l'homme conçu comme union de la pensée et du corps. Le fauteuil essentialiste offre ses bras à l'être qui vieillit, à l'être présenté comme une substance, comme une entité, certes prise dans un devenir, dans un vieillissement, mais qui est posé en majesté comme l'être. Enfin, le fauteuil placé entre ces deux-là, où l'on questionne ce qui se tisse entre la pensée et le corps, fauteuil bancal, pas confortable du tout, dont on sent les ressorts dès qu'on s'y assoit, si bien qu'on évite, la plupart du temps, de s'y installer.

Et pourtant, je vais essayer de montrer que c'est dans ce siège inconfortable que se noue tout le sens affectif et intellectuel de l'histoire du moi. Si la vie d'un être humain peut être définie comme un processus d'individuation fondé sur la construction de la conscience de soi, sur l'histoire du moi et sur la mémoire, que signifie la vie de celle ou de celui dont la mémoire flanche, dont le corps n'obéit plus au doigt et à l'œil ? Pourquoi est-il si difficile de vieillir, d'accepter que son moi est en devenir et que les rapports entre la pensée et le corps ne cessent de se modifier ? La difficulté tient principalement au fait que, dans la civilisation moderne, la vie sociale incite chaque individu à développer une personnalité qui a valeur de totem. Comme le souligne Claude Lévi-Strauss : « Ce qui disparaît quand une personnalité meurt, consiste en une synthèse d'idées et de conduites, aussi exclusive et irremplaçable que celle opérée par une espèce florale, à partir de corps chimiques simples utilisés par toutes les espèces 1. » On peut penser ici aux grandes personnalités intellectuelles, artistiques ou politiques, mais on peut penser aussi à la personnalité de l'être cher qu'on a perdu, sa mère, son père, son conjoint. Lévi-Strauss ajoute : « La perte d'un proche ou celle d'un personnage public [...], quand elle nous affecte, le fait donc de la même façon que nous ressentirions l'irréparable privation d'un parfum, si Rosa centifolia s'éteignait 2. »

Une définition de l'individu

Dans l'espèce humaine, à la différence des autres espèces vivantes, la vie d'un individu n'est pas définie essentiellement par sa fonction biologique comme support et vecteur de l'espèce, mais par sa personnalité : cela commence bien sûr avec le nom propre et le prénom, mais surtout avec la construction de la conscience de soi et de l'histoire du moi archivée, ou plutôt potentiellement présente au jour le jour, dans les plis et replis de la mémoire. Ce qui définit principalement un être humain, c'est sa personnalité et son histoire, c'est-à-dire la conscience du processus d'individuation qui régit l'histoire du moi. Comment se construisent la conscience de soi et l'identité du moi ? C'est peut-être par le détour de cette question que je trouverai des éléments de réponse à mon interrogation : pourquoi est-il si difficile de se penser non pas dans l'être mais dans le passage, dans les liens qui se font, se défont et se refont dans la conscience de soi et dans l'histoire du moi ? Cette question invite à réfléchir à l'envers du décor de la personnalité : comment faire en sorte que la personnalité du sujet qui vieillit se maintienne dans des conditions physiques parfois difficiles (quand le corps se dérobe) ?

Le temps et le moi

De même que le moi met du temps à se construire avant de pouvoir être conscience, de même le temps émerge lentement avant de pouvoir être conscience. Si j'essaie de remonter à ce temps d'avant la conscience du moi et d'avant la conscience du temps, que m'est-il donné à penser ? Des informations sensibles venant des organes des sens, des sensations de faim, de soif, de douleur, de plaisir, de l'endormissement et de l'éveil, des rêves, des mouvements, des présences fusent en tout sens.

La conscience (ou plutôt l'histoire du moi) se construit à partir de ce faisceau de sensations, sans que je sache comment se tissent les fils qui relient les sensations. À la question de la généalogie du moi répond, au sens de « résonne », une autre énigme : celle de la multiplicité des sensations. Comment le multiple devient-il un ? Comment le foisonnement du sensible s'unifie-t-il en un moi percevant ? Et comment ce moi percevant se met-il à construire son histoire ? Il était une fois le moi... Quand le moi prend-il conscience que l'histoire qu'il se raconte, et en laquelle il croit dur comme fer, est en réalité précaire et soumise aux accidents, aux maladies, à la vieillesse, aux ratés de la mémoire et au sommeil ?

Je suis prise dans un tissu de relations, dans un réseau d'interactions internes et externes : réseau d'interactions internes parce que je suis comme une toile d'araignée, un ensemble de fils ou de tendances, et que la toile ou l'ensemble que je suis est en contact avec mes alter ego, c'est-à-dire avec plusieurs toiles ou ensembles de fils et de tendances qui ne cessent d'interagir les uns sur les autres (réseau d'interactions externes qui se répercutent sur les internes).

Mais j'ai du mal à me dire que mon histoire va finir un jour. J'ai mis du temps à être moi, j'ai mis du temps à prendre conscience que mon moi a une histoire et, jour après jour, je constate que cette histoire dure, alors pourquoi aurait-elle une fin ? Ne m'a-t-on pas éduquée et instruite pour me faire croire à cette histoire, ne m'a-t-on pas dit que dans la vie, ce qui comptait, c'est de compter en tant que personne, qu'il fallait se forger une personnalité par les rencontres, par les études, par les lectures, par les relations, par le travail, par les voyages ? Ne m'a-t-on pas appris à croire en la substantialité des individualités ?

Et pourtant, si je lis Pascal, il m'avertit : le moi n'est qu'un ensemble de qualités périssables. En une ou deux pensées, il défait tout le mythe de la substance du moi et fait comprendre que le moi est multiple et qu'il varie : la beauté qu'on attribue au moi d'une personne qu'on aime peut être emportée par la petite vérole. Et il ajoute que même les qualités d'esprit sont fragiles. Ainsi, il écrit : « Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? Moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne mais seulement des qualités 3. »

La multiplicité du moi

Le moi n'a de port d'attache ni dans le corps ni dans l'âme ; il navigue à vue et à vie dans le temps qui lui est imparti, et ce temps est fini. En posant que le moi peut perdre son jugement et sa mémoire sans se perdre pour autant, Pascal souligne la multiplicité du moi : le moi pascalien n'est pas cartésien ; il ne peut être réduit à la raison, au jugement et à la mémoire : « Je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. » En écrivant cela, Pascal est aux antipodes de Descartes. Comme toute la philosophie cartésienne repose sur le droit usage de la raison qui éclaire la volonté dans les décisions à prendre, la perte de la raison est dramatique parce qu'elle signifie la perte de la liberté. Elle est même plus catastrophique pour Descartes que la perte de la vie : « Mais nous ne pouvons répondre absolument de nous-mêmes, que pendant que nous sommes à nous, et c'est moins de perdre la vie que de perdre l'usage de la raison 4. »

Si j'actualise l'opposition de ces deux auteurs dans la réalité des maladies dites dégénératives, je me retrouve face à la question suivante : un moi atteint de la maladie d'Alzheimer se perd-il lui-même ?

Certes, Pascal a raison : le moi peut perdre son jugement, sa mémoire et vivre encore. Mais, au stade ultime de la maladie d'Alzheimer, peut-on encore parler du malade en termes d'histoire et de conscience du moi et de la faculté de reconnaissance qui lui est attenante ? La question est complexe.

Si ce malade est toujours un sujet percevant et souffrant, le tissu qui définit l'histoire de son moi s'est effiloché, il ne lui reste souvent que des bribes de conscience : l'unité du moi est brisée comme est troué le tissu de relations internes et externes qui le définit. Cela explique que la maladie d'Alzheimer n'affecte pas seulement un individu, mais qu'elle produit des effets déstructurants et destructeurs dans le monde affectif, social et familial qui entoure l'être humain atteint de la maladie. Le trou dans le tissu de l'identité et de la faculté de reconnaissance de la personne malade altère toutes les trames de vie qui constituent les moi proches du malade. Et la déchirure s'agrandit au fur et à mesure de l'aggravation de la maladie. Elle se creuse dans la durée. Une fille, un fils ne se retrouve pas devant le cadavre de sa mère ou de son père, qui va être enterré et dont il va devoir faire le deuil, en même temps qu'il doit faire le deuil de tout le monde sensible et de toute la faculté de reconnaissance inconditionnelle du parent qu'il vient de perdre, mais elle ou il fait face à un être bien vivant qui ne le reconnaît plus et qui n'est, pourtant, ni mort ni enterré. À cette non-reconnaissance si violente, si tragique, la fille, le fils va devoir s'habituer, parce qu'elle se reproduira à chaque rencontre.

Les limites du néant

Que retenir de ces considérations sur la construction, le fonctionnement et l'histoire du moi ? Le moi, à l'origine, n'est pas. Le moi, dans son histoire, est précédé d'un cône d'ombre qui est la vie de l'embryon, du fœtus, puis du bébé qui s'éveille au monde, et l'histoire du moi se finit aussi dans un mouvement d'oscillation entre le moi réel - dont le deux-pièces, comme dit Montaigne en parlant de l'âme et du corps 5, se fissure - et le moi virtuel qu'on a été. À l'origine de l'histoire du moi, on vient du néant du moi, et l'on y retourne à la fin. En amont, le moi se forme à partir de la poche d'ombre d'une fécondation, d'une naissance et d'une constellation de sensations ; en aval, le moi s'anéantit par la mort et la dissolution du deux-pièces - corps et pensée - qui fait l'humain.

En ce sens, le néant entoure et délimite toutes mes représentations conscientes d'être humain. Le néant avant moi, le néant après moi, le néant en moi joue comme une ombre qui conditionne toutes mes représentations et qui conditionne aussi le temps en moi et la mémoire qui en est la sève.

Or vieillir, c'est sans doute apprendre à ne plus anéantir le présent dans la fuite en avant des mille entreprises qui me projettent dans l'avenir, mais le vivre densément, être attentif à son passage. Bien vivre sa vieillesse, comme le dit Montaigne, c'est vivre proprement au présent, sans illusion ni désillusion non plus. Après la jeunesse, après la maturité qui est l'âge de l'effort pour se rendre présent au monde, vient l'âge du loisir, l'âge épicurien par excellence : celui de la vieillesse. C'est l'âge où il est temps de vivre en intimité avec soi, hors de toutes les normes et obligations sociales.

Pour Montaigne, c'est la vieillesse, et non la jeunesse, qui est l'âge de la vraie vie : d'une vie que l'on sait certes finie, mais dont on sait, parce qu'elle est finie précisément, à quel point elle est précieuse. Elle est d'autant plus précieuse que la vieillesse est aussi l'âge où nous sommes sollicités par notre corps, appelés à une proximité plus étroite et plus intime avec lui. Certes, la jeunesse peut connaître ses maux de dents et ses maladies, mais il ne s'agit que d'états passagers, et dont on sait qu'ils sont appelés à ne durer qu'un temps. En revanche, la dépendance de l'esprit à l'égard des états du corps est la condition permanente de la vieillesse.

Apprendre à vieillir

C'est donc le rapport au temps et aux normes de vie qui est profondément modifié quand on vieillit : on doit s'accoutumer à l'intermittence et à l'alternance du bien-être et du mal-être, on doit apprendre à être malade longtemps et à être rétabli moins longtemps qu'avant. Apprendre à vieillir, c'est apprendre à ne plus vouloir de toutes ses forces ce qui est au-dessus de ses forces. Vieillir, c'est apprendre que son corps n'est pas toujours bien disposé, qu'il est rétif, qu'il n'obéit plus à la volonté comme avant.

Vieillir, en ce sens, c'est m'accoutumer à ce que quelque chose résiste en moi, résiste à ma volonté, résiste à mon désir. C'est inventer d'autres normes et d'autres désirs, d'autres rapports entre l'esprit et le corps. C'est prendre conscience du corps dans la constitution même de la conscience de soi et de l'histoire du moi (ce que j'étais, ce que je suis devenue).

En vieillissant, on sait - intus, et in cute 6 - que l'esprit et le corps forment ensemble la conscience de soi. En vieillissant, on vit de plus en plus consciemment et densément dans le deux-pièces que forment l'esprit et le corps.

Assise dans ce siège inconfortable où se font, se défont et se refont des liens entre la pensée et le corps, je voudrais, pour conclure, reprendre la belle image de l'hologramme brisé que Lévi-Strauss déploie pour parler de son moi vieillissant : « Dans ce grand âge que je ne pensais pas atteindre, et qui constitue une des plus curieuses surprises de mon existence, j'ai le sentiment d'être comme un hologramme brisé. Cet hologramme brisé ne possède plus son unité entière, et cependant, comme dans tout hologramme, chaque partie restante conserve une image et une représentation complète du tout 7. »

  1. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962, p. 257.
  2. Ibid., p. 258.
  3. Pascal, Pensées, fr. 688 Lafuma (323), Seuil, 1962, p. 286.
  4. Lettre de Descartes à Élisabeth du 1er septembre 1645 in Œuvres philosophiques, Garnier, 1963-1973, t. III, p. 600.
  5. Montaigne, Essais, PUF, 1965, t. II, chap. XVII « De la présomption », p. 639.
  6. Perse, Satires, III, vers 30 : « Intérieurement, et sous la peau. »
  7. Extrait de l'allocution improvisée de Claude Lévi-Strauss, pour ses 90 ans, que Roger Pol-Droit avait reconstituée de mémoire. Cette transcription, approuvée par l'intéressé, a été publiée dans Le Monde en 1999 et reprise le 5 novembre 2009, à la mort de Lévi-Strauss.
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