Arnaud LECHEVALIER


(université Paris 1) enseigne actuellement à l'université européenne de la Viadrina à Francfort-sur-l'Oder et il est chercheur au Centre Marc-Bloch de Berlin.

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Réformer en pensant à nos enfants

L'équité intergénérationnelle joue depuis plusieurs années un rôle croissant dans les débats sur les réformes des systèmes de retraite. Alors que la conception dominante en matière de réformes préconise, dans l'intérêt même de nos successeurs, une réduction de la place des régimes publics au profit de l'épargne-retraite, l'incertitude qui pèse sur le devenir de nos enfants et le souci des plus mal lotis d'entre eux devraient au contraire nous conduire à préserver d'importants transferts publics intergénérationnels.

Des évolutions structurelles, à commencer par le vieillissement démographique, sont mises en avant comme portant atteinte aux intérêts des générations futures. Compte tenu des charges de financement croissantes pour celles-ci et de la détérioration du rendement des cotisations retraite obligatoires, il n'y aurait pas d'alternative à une réforme intégrant notamment la baisse de leur niveau relatif.

Comment penser l'égalité des êtres humains à travers le temps ? Quel est le contenu de la conception de l'équité entre les générations sous-jacente à cette approche ? Quel peut être le contenu d'une approche différente de la justice intergénérationnelle ? Et quelles propositions peuvent s'en déduire ?

Temps et justice sociale

La succession des générations entraîne deux formes d'irréversibilité : les générations à venir ne peuvent réclamer leur dû après coup, ni modifier les décisions prises aujourd'hui en leur nom, puisqu'elles n'ont pas voix au chapitre. C'est « la force du précédent » : les générations actuelles et à venir ne peuvent pas « modifier le sort des générations précédentes, ni compenser un sacrifice antérieur de ces dernières » - ce que Rawls appelle « l'injustice chronologique ». La première forme d'irréversibilité renvoie à la problématique du juste héritage : ce que nous avons à laisser aux générations à venir ; la seconde renvoie à celle de la juste créance : ce que nous sommes en droit d'attendre de nos successeurs. L'un des principaux enjeux est de lier ces deux dimensions 1.

La deuxième difficulté est due au fait qu'il n'est pas possible de poser les différentes périodes du temps comme équivalentes au regard de la situation faite aux différentes générations, sauf dans le cas de l'état stationnaire. Dans une économie productive, dès lors qu'il y a renonciation à une consommation immédiate, la croissance du capital entraîne des inégalités entre générations en termes de dotations ou d'opportunités. À l'inverse, les transformations contemporaines de « l'agir humain » montrent que l'éventail des possibles peut se réduire dangereusement pour les générations successives (changement climatique). Bref, le « temps historique » est nécessairement créateur de différences. En cela, l'égalité intergénérationnelle est impossible : la question pertinente est celle de savoir quelles inégalités peuvent être, ou non, tenues pour légitimes. C'est au regard des destins sociaux inégalement favorables rencontrés par les différentes générations que doivent être conçus les arbitrages intergénérationnels.

La troisième difficulté concerne l'anticipation des différences, c'est-à-dire l'incertitude de ce qui va advenir. Considérer cette incertitude comme radicale (comme non « probabilisable ») souligne la nécessité de réinsérer les transactions entre générations et les anticipations auxquelles elles donnent lieu, dans un cadre déterminé par un ensemble d'institutions et de règles, notamment publiques.

Pourquoi réformer à nouveau les régimes publics de retraite ?

Le premier argument mis en avant pour justifier de nouvelles réformes des retraites porte sur l'impossibilité de majorer le prélèvement social, pour des raisons de compétitivité, de coût et/ou en raison de l'impact sur l'emploi d'une hausse des coûts salariaux. Cet argument est contestable, parce que plusieurs travaux ont montré que l'augmentation des cotisations sociales n'a, au pire, qu'un faible effet négatif sur l'emploi à court terme et aucun à long terme 2. La hausse des cotisations est en effet compensée par une moindre croissance des salaires nets. De ce point de vue, la hausse des cotisations - a fortiori salariées - devrait être présentée comme un choix politique sur la part des ressources socialisées dans le revenu des ménages à consacrer aux retraites à l'avenir.

L'argument désormais le plus communément avancé fait valoir que la baisse déjà enregistrée du taux de rendement des systèmes publics par répartition (et la hausse de la dette implicite qui y est associée) s'amplifiera à l'avenir et détériorera le revenu perçu tout au long du cycle de vie par les générations concernées 3. Au regard du rendement plus élevé prêté au système reposant sur l'épargne, l'équité intergénérationnelle réclamerait que soit limité le taux de cotisation des régimes publics, notamment par une baisse du niveau relatif des retraites, et qu'au système par répartition soient largement substituées des retraites financées par capitalisation.

Les impasses d'une conception commutative de l'équité entre générations

En passant sous silence les problèmes méthodologiques attachés à la comparaison entre les taux de rendement des régimes par répartition et ceux de l'investissement dans des actifs risqués, intéressons-nous à la conception sous-jacente de l'équité intergénérationnelle ainsi mise en avant.

En premier lieu, « l'idéal régulateur » d'un rendement identique de « l'investissement retraite » fait l'impasse sur les problèmes d'équité entre groupes d'âge contemporains. Cette dernière signifie que toutes les classes d'âge ont droit à une part équitable des ressources, ce qui correspond à la conception de la retraite comme prestation de remplacement de salaire et la légitime. La problématique d'une différence de rendement par cohorte, construite comme inégalitaire, conduit à faire l'impasse non seulement sur l'apport économique et social des retraités, mais plus encore sur la question de la juste créance : la dette implicite des systèmes par répartition doit être mise en balance avec le capital physique et humain légué.

En deuxième lieu, à l'échelle intergénérationnelle, cette conception de l'équité vise à l'égalité, pour chaque cohorte, des cotisations versées et des prestations à recevoir. Elle relève en cela d'une approche commutative de la justice intergénérationnelle : chaque génération doit se comporter de manière à laisser autant de ressources à ses successeurs qu'ils en auraient eu en son absence. Dans un contexte d'interdépendance réciproque entre générations et d'effets externes, il est particulièrement délicat de distinguer l'apport propre de chaque génération et l'effort consenti.

À supposer que cela soit possible, l'approche commutative se heurte à une aporie, car le problème est de transmettre aux générations suivantes au moins autant, non pas que nous avons reçu, mais que nous aurions dû recevoir. Seule une approche distributive de la justice intergénérationnelle permet de comprendre pourquoi un transfert net entre générations n'est pas nécessairement injuste.

Cette mutualisation des risques n'est pas seulement juste, elle rend le système par répartition efficient en cas de choc démographique ou économique et permet des arbitrages politiques à l'échelle intergénérationnelle, que les systèmes par capitalisation confient aux aléas des marchés.

Une approche distributive

Quel pourrait être le contenu d'une approche distributive à l'échelle intergénérationnelle ? Une des propositions les plus suggestives peut être formulée de la manière suivante : « Chaque génération doit à chaque âge disposer d'un niveau de vie au moins égal au niveau de vie de ses prédécesseurs au même âge 4. »

Lorsque les conditions de cette clause de « développement durable » ne paraissent pas pouvoir être satisfaites, c'est le souci des plus défavorisés - qui, dans ce cas, appartiennent aux générations futures - qui lui confère la plus haute priorité. Si, à l'inverse, des prévisions raisonnables donnent à penser que la croissance du niveau de vie est assurée, ce sont des plus défavorisés parmi les contemporains qu'il s'agit de maximiser les ressources. Cette approche de l'équité intergénérationnelle a notamment pour avantage de comprendre une incitation à lier les dépenses en matière de retraite aux investissements en capital physique ou humain.

Il s'en déduit que, parmi toutes les réformes des retraites envisageables, la meilleure est celle qui garantit le niveau et la sûreté des pensions des retraités - présents et futurs - les moins favorisés. Cela revient à maximiser le taux de remplacement, au moment du départ à la retraite, des personnes les moins susceptibles de se constituer une épargne-retraite et de celles qui ont la plus faible espérance de vie. Par ailleurs, la clause de développement durable conduit à préconiser un partage, sur la durée, des fruits de la croissance entre les actifs et les retraités, mais aussi des charges de financement imputables à la baisse de la fécondité. Se pose alors la question de l'évolution relative des retraites et des salaires, c'est-à-dire du mode de revalorisation des retraites, qui a de loin l'impact le plus important à long terme sur les charges de financement. A priori, une clause des retraites nettes sur les salaires nets permettant de maintenir constant le niveau relatif des salaires nets et des retraites paraît à cet égard satisfaisante. Mais elle a pour principal inconvénient de geler les situations relatives des générations, de sorte que, dans le contexte contemporain, elle conduirait à entériner l'inégal partage de la croissance intervenue au cours des dernières décennies au détriment des jeunes. C'est pourquoi on peut lui préférer une clause de participation différenciée (et modulable) des retraités aux fruits de la croissance, consistant à revaloriser les retraites moins que les salaires, mais d'autant plus (moins) que la croissance des salaires nets est forte (faible). Un tel mode de revalorisation, qui permet de tenir compte à la fois des niveaux de vie instantanés par âge et des trajectoires sociales, présente deux avantages : les retraités comme les salariés ont intérêt à une croissance des salaires nets et aux investissements qui la favorisent, et, dans les conditions du moment, il concourrait à réduire les inégalités intergénérationnelles.

Reste la question de l'allongement de la durée de vie. Pour l'aborder, il faut comprendre qu'à rythme inchangé, l'augmentation de l'espérance de vie profite à toutes les générations successives. Elle relève donc d'un arbitrage collectif entre revenu et loisir sur le cycle de vie. S'il est cohérent de consacrer une partie des gains d'espérance de vie à une prolongation de l'activité, celle-ci ne devrait être envisagée, a fortiori au regard des carrières salariales de ceux, et plus encore de celles, qui sont entrés sur le marché du travail depuis deux décennies, qu'à plusieurs conditions : être compatible avec « l'espérance de vie en emploi », mieux prendre en compte les carrières irrégulières et atypiques et faire l'objet d'une différenciation intragénérationnelle suivant la pénibilité du travail ; sans quoi elle s'exposerait à violer la clause de développement durable pour les moins qualifiés de nos enfants.

La crise économique contemporaine et la menace écologique sont là pour nous rappeler les incertitudes des temps à venir et la nécessité d'un nouvel horizon temporel pour l'action publique. À ce titre, une réforme des retraites équitable entre générations devrait lier la solidarité avec les retraités actuels à l'investissement au profit des générations futures, garantir que les plus mal lotis des générations actuelles et à venir bénéficieront d'un niveau de vie au moins égal à celui de leurs prédécesseurs au même âge et préserver, enfin, d'importants mécanismes publics de redistribution intergénérationnelle pour maîtriser cet avenir incertain.

  1. André Masson, « Économie du débat intergénérationnel : points de vue normatif, comptable, politique », in Âge, générations et contrat social, Jacques Véron, Sophie Pennec et Jacques Legaré (dir.), Cahiers de l'Ined, 153, 2004.
  2. Alfonso Arpaia et Giuseppe Carone, « Do Labour Taxes (and Their Composition) Affect Wages in the Short and the Long Run? », Economic Papers, n° 216, Commission européenne, 2004.
  3. Robert Fenge et Martin Werding, « Ageing and the Tax Implied in Public Pension Schemes : Simulations for Selected OECD Countries », CESifo Working Paper, n° 841, 2003.
  4. Marc Fleurbaey, « Retraites, générations et catégories sociales : de l'équité comme contrainte à l'équité comme objectif », Revue d'économie financière, n° 68, 2002.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-2/reformer-en-pensant-a-nos-enfants.html?item_id=3022
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