Michel GODET

est professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de prospective stratégique. Il est également membre du Conseil d’analyse économique et de l’Académie des technologies.

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Les injustices de la répartition

Par leur longévité, les cadres supérieurs sont mieux lotis que les ouvriers. Par leur cursus de carrière, les couples biactifs se tirent mieux d'affaire que les femmes isolées. Alors que, depuis 2003, le revenu moyen des retraités baisse par rapport à celui des actifs, la question de l'équité devant la retraite ne peut être absente du débat à venir.

L'équation des retraites est connue : entre 2010 et 2030, la répartition de la population en fonction des âges montre une stabilité des moins de 20 ans à 15 millions et des 20-59 à 32 millions et une augmentation des plus de 60 ans de 14 à 20 millions. Notre pays devra bientôt, comme ses voisins, repousser l'âge moyen de départ à la retraite bien au-delà de 60 ans et se rapprocher progressivement des 70 ans, ce qui n'est pas choquant dans la mesure où l'espérance de vie devrait encore augmenter de cinq ou six ans dans la période. Si le nombre d'actifs diminue alors que le nombre de retraités augmente, il faudra augmenter les cotisations et, pour un même gâteau à partager en de plus nombreuses parts, diminuer la taille de chacune.

Une réforme nécessaire

Pour résoudre cette équation, il faut réformer. Il n'empêche que chaque réforme annoncée du système de retraite est l'occasion de grandes démonstrations de défense des acquis sociaux et de rapports de force où les gouvernements hésitent à s'engager, de peur de perdre les prochaines élections. En effet, les électeurs, dont l'âge moyen ne cesse d'augmenter, sont aussi des citoyens consommateurs prompts à défendre les réformes d'intérêt général pour corriger les inégalités, sauf celles qui les concernent, car : « Seules sont injustes les inégalités dont on ne profite pas », comme le remarquait Georges Elgozy.

Ainsi, le partage de la répartition en fonction des régimes de retraite (privés, publics, spéciaux, agricole), bien que rarement abordé, est l'un des sujets les plus explosifs. Des inégalités invraisemblables (comme en témoigne le tableau en page suivante) perdurent, au nom d'un passé révolu et en contradiction même avec l'esprit des solidarités intergénérationnelles qui justifie la répartition aux yeux des principaux bénéficiaires.

Le régime général, avec plus de la moitié des ayants droit (54 %), ne profite que de moins de la moitié des prestations légales vieillesse et veuvage ; l'écart de 6 % est d'autant plus significatif que cette catégorie représente plus des deux tiers des cotisants. Les moins bien lotis sont les bénéficiaires du régime vieillesse agricole (19 % des ayants droit, mais seulement 8 % des pensions versées). Les régimes spéciaux perçoivent autant de la collectivité, alors qu'ils sont quatre fois moins nombreux. Le plus inquiétant pour l'avenir étant le régime des fonctionnaires qui, avec 12 % des ayants droit, compte pour 31 % des pensions versées. Or, les fonctionnaires vont partir massivement à la retraite et les montants ne sont pas provisionnés.

La solidarité intergénérationnelle justifie seulement le fait qu'à chaque période, ce que perçoivent les différentes catégories sociales ne dépend pas de leurs effectifs de cotisants, mais rien ne justifie de tels écarts entre les bénéficiaires de chaque catégorie. Il est vrai que les artisans ou les paysans d'hier ont moins cotisé que ceux d'aujourd'hui, mais ce n'est généralement plus le cas de leurs enfants (surtout s'ils sont au régime général ou non salarié) et il est injuste de les pénaliser pour l'éternité. N'oublions pas que ce sont les actifs d'aujourd'hui qui financent les retraites en cours. Il y a longtemps que les cotisations d'hier ont été mangées par les racines.

Rien ne justifie donc plus le maintien des inégalités entre régimes. Le régime de retraite des fonctionnaires, financé par le budget de l'État et donc l'impôt, n'est de ce point de vue pas tenable. J'avais fait remarquer à André Santini, lorsqu'il était ministre de la Fonction publique, que puisque nombre de fonctionnaires touchaient plus en net à la retraite qu'au travail (ce constat vaut aussi pour EDF et GDF, par exemple), il serait judicieux de les garder le plus longtemps possible en activité, plutôt que de les remplacer, même à moitié. Ce n'est pas ce bon sens qui a prévalu jusqu'ici, puisque l'âge de l'activité a été repoussé à 70 ans dans le privé, cette réforme ne s'appliquant pas (pour l'instant) au secteur public.

Les inégalités face à la mort

L'avenir des retraites est préoccupant. Certains plaident en faveur d'un remplacement, total ou partiel, de la répartition par la capitalisation. On le verra, c'est une illusion. Mais prendre la défense de la répartition ne signifie pas souhaiter que rien ne change. En effet, la répartition telle qu'elle fonctionne actuellement est très inégalitaire. Promouvoir un système équitable et solidaire est une noble cause ; se battre pour que perdurent des privilèges et l'exploitation des uns (les malchanceux et ceux qui ne sont pas « aux normes ») par les autres (ceux qui ont bénéficié de carrières complètes et ascendantes) est une tout autre affaire.

Depuis la fin des années 1970, le système favorise les catégories socioprofessionnelles supérieures, en raison de leur plus grande longévité. En un mot, la retraite par répartition conduit à effectuer un transfert des ouvriers et des employés vers les cadres. Imaginons deux personnes qui liquident leur pension à 60 ans, un cadre et un OS. La neutralité actuarielle devrait conduire à donner proportionnellement plus chaque mois à l'ouvrier, parce que statistiquement il touchera sa pension moins longtemps. Pour l'heure, cette idée, simple et de bon sens, qui consisterait à calculer les droits à la retraite en fonction, non seulement du nombre d'années de cotisation, mais aussi de l'espérance de vie, qui varie fortement d'une catégorie sociale à l'autre, a mauvaise presse, car on l'oppose à la solidarité intergénérationnelle instantanée entre vivants.

Deuxième anomalie, le régime général des salariés du secteur privé pénalise les personnes dont les carrières sont incomplètes, en leur refusant le « taux plein » à 60 ans auquel ont droit celles qui ont un nombre suffisant d'années de cotisation ; 61 % des femmes et 15 % des hommes sont dans ce cas. Cela signifie que si A et B ont cotisé sur les mêmes bases, durant trente ans pour A et quarante ans pour B, A ne reçoit pas, à 60 ans, 75 % de la pension de B, mais 37,5 %. Malheur à ceux et à celles qui ont eu des trous dans leur carrière, qui ont galéré, qui se sont arrêtés pour élever leurs enfants ou pour s'occuper de parents âgés ! Étrange conception de la solidarité.

Ces réformes sont indispensables, car la capitalisation ne peut constituer qu'un appoint intéressant. D'ailleurs, le revenu des retraités est constitué actuellement à 25 % en moyenne, avec une très grosse dispersion, du produit de leurs capitaux, mais cela ne saurait suffire. À cet argument économique s'en ajoute un autre de justice sociale : les fonds de pension, dans les pays où ils sont développés, sont très inégalitaires et aussi porteurs d'illusions.

 

Les illusions de la capitalisation

Chacun doit prendre ses précautions pour l'avenir en épargnant un peu plus. C'est ainsi que se justifie la création des fonds de pension. Remarquons que la capitalisation est aussi une manière d'augmenter les prélèvements obligatoires. L'objectif de la capitalisation est sain. Il s'agit de développer l'épargne pour financer plus aisément les investissements publics et privés afin de récolter, demain, une croissance plus soutenue. Mais, pour faire fructifier cet argent, il faut aussi des actifs. Car, ne l'oublions pas, en répartition comme en capitalisation, ce sont toujours eux qui paient la pension des inactifs.

La retraite par capitalisation peut être un complément individuel justifié, mais ne résout pas le problème collectif. Elle présente par ailleurs des risques pour l'épargnant, eu égard à l'évolution des valeurs boursières.

La capitalisation, comme la répartition, est d'abord un système de « droits de tirage sur la production future ». Celle-ci dépend à son tour du nombre d'actifs et de leur productivité. La valeur de chaque droit de tirage dépend enfin du nombre de droits (points) distribués. Cependant, grâce au développement de la capitalisation, l'Europe échapperait au moins à la fatalité qui frappe une place boursière comme Paris, où près de la moitié des actifs sont entre les mains des fonds de pension étrangers qui gèrent notamment les retraites des salariés américains !

D'après le théorème de Sauvy, les enfants d'aujourd'hui feront les retraites de demain. Un système dans lequel le moyen d'obtenir le revenu maximal, à la fois durant sa vie active et pendant sa retraite, est de ne pas avoir d'enfants, de façon à tout miser sur sa carrière professionnelle, est en porte-à-faux avec cette réalité. Pour que la jeunesse et la famille ne soient plus sacrifiées, il faudrait qu'elles bénéficient de ces discriminations positives, qui ont justement été inventées pour protéger les minorités menacées. Il faut lever les tabous démographiques et dénoncer, comme Jean-Claude Chesnais 1, « ce consensus implicite, absurde et suicidaire, sur lequel s'accordent aujourd'hui les partenaires sociaux : la socialisation croissante du coût de la vieillesse, la privatisation croissante du coût de la jeunesse ».

Verra-t-on les retraités s'opposer aux bébés ou finira-t-on par comprendre que les bébés d'aujourd'hui feront aussi les retraites de demain ?

Il y a quelques années encore, un ménage de retraités vivant en couple avait, compte tenu des revenus du patrimoine, environ 10 % de plus de revenu disponible par unité de consommation qu'un ménage d'actifs. Supérieur jusqu'en 2002, le niveau de vie des retraités a décroché en 2003. Depuis, il baisse d'environ 0,5 % par an (en raison de l'indexation des retraites sur les prix et non plus sur les salaires).

Des inégalités croissantes entre retraités

Aujourd'hui, le niveau de vie des près de 11 millions de ménages dont la personne de référence a plus de 65 ans est devenu inférieur à celui des autres ménages. L'évolution du niveau de vie des retraités est une question de première importance pour l'économie d'un pays dont les plus de 60 ans représenteront, dans un quart de siècle, près d'un tiers de la population. Leurs revenus vont diminuer sensiblement d'ici à 2030. Cependant, les nouvelles réformes ne réduiront que progressivement les pensions de retraite moyenne des ménages. Cette réduction sera en partie masquée par des effets de structure : les nouveaux retraités sont plus souvent des couples biactifs et de qualifications plus élevées.

A contrario, les solitaires, les ménages ayant toujours eu un seul salaire (notamment les ouvriers et employés ayant élevé des familles nombreuses), ceux qui n'ont pas eu de carrière stable ni de salaire régulier sont menacés par une paupérisation relative.

De plus, un risque plane sur les pensions de réversion des futures veuves2 : les pensions de réversion pourraient être remises en question devant les difficultés des caisses de retraite et la relative amélioration de la condition économique de la majorité des femmes.

Une dernière question dérangeante, qui n'est pas nécessairement une injustice, se pose : puisque les femmes vivent sept ans de plus en moyenne que les hommes, la neutralité actuarielle pourrait conduire à les faire cotiser plus longtemps. Mais ce serait oublier que celles qui ont des enfants contribuent d'une autre manière à l'effort de retraite collectif...

  1. Jean-Claude Chesnais, Le Crépuscule de l'Occident, Robert Laffont, 1995.
  2. Une femme vivant en couple a une « espérance de veuvage » de neuf à dix ans, les hommes ayant une espérance de vie inférieure de sept ans et épousant en moyenne des femmes de trois ans plus jeunes qu'eux. 
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-2/les-injustices-de-la-repartition.html?item_id=3009
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