Alain LIPIETZ

Économiste, anciennement ingénieur en chef des Ponts et chaussées et député européen Europe Écologie - Les Verts (1999-2009).

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Les pièges de la densification en Île-deFrance

Le projet du Grand Paris risque de combler les espaces verts subsistant en périphérie. Mieux vaudrait ne pas en faire un outil pour urbaniser ce qui ne l'est pas encore et réfléchir à un polycentrisme renouvelé qui supposerait un véritable retour de la planification urbaine.

De 1945 à 1968, la France a connu une formidable mutation qui a réduit sa population agricole de 45 % à 15 % de la population totale. Elle a dû absorber d'un coup l'exode d'un million de rapatriés d'Algérie. Et comme cela ne suffisait pas à sa croissance galopante, elle a recruté en masse des immigrants.
Tout ce monde s'est entassé dans les villes, qui s'accroissaient à un rythme spectaculaire, jusqu'à 500 000 logements par an, suscitant un intense débat théorique et politique sur la planification urbaine. Les risques de la mégapolisation en tache d'huile de la capitale étaient déjà largement identifiés : promiscuité, bruit et autres pollutions locales, engorgement du transport automobile et croissance illimitée du temps de trajet domicile-travail, compétition féroce pour les lieux centraux ou fuite vers les banlieues plus verdoyantes, mitées du même coup...
Mais il subsistait encore une volonté politique de « mettre de l'ordre dans ce foutoir » (selon le mot prêté au général de Gaulle, survolant en hélicoptère la région parisienne en compagnie de Paul Delouvrier). Celui-ci et son compère Olivier Guichard (« baron » gaulliste de l'aménagement du territoire) proposèrent un plan en deux points : stopper la croissance de la « pieuvre » parisienne par des métropoles d'équilibre, et briser les développements en tache d'huile de Paris et des plus grandes métropoles par la création de villes nouvelles satellites. Tel était le projet que renverse actuellement le discours de la « densification » urbaine. À tort ou à raison ?

Un peu d'histoire

En 1971, j'étais ingénieur-élève de l'École nationale des ponts et chaussées, où l'on nous enseignait que la forme idéale d'une grande ville, minimisant les distances à parcourir et offrant à la plus grande partie de sa population une résidence proche de la nature (élément de ce qu'on appelle aujourd'hui « justice environnementale »), était la ville « en roue ». Au centre-moyeu : les fonctions centrales métropolitaines autour : une première ceinture verte puis : la couronne résidentielle, rythmée par des noeuds de service centraux « locaux » d'où partiraient les rayons vers le moyeu et desservie par un transport en commun circulaire rapide. Comme on le voit, une telle ville offre à ses habitants « du vert » à l'intérieur et à l'extérieur. Nous désignons ici par « zones vertes » ces espaces artificiels, mais en tout cas végétalisés et en pleine terre : forêts ou parcs, terres agricoles ou jardins.
Cette utopie inspira sans doute le schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme (SDAU) de Paul Delouvrier. La mégapole parisienne, qui se développait spontanément en « doigts de gants » (ou en tentacules) le long de vallées séparées par des plateaux agricoles ou forestiers, offrait l'opportunité de créer des villes nouvelles sur les plateaux, à distance notable du « moyeu ». Cela demandait une certaine énergie planificatrice : développer les autres métropoles, faire des villes nouvelles de vrais centres, sauvegarder la ceinture verte intermédiaire, créer le réseau de transports adéquat et interdire la construction loin des noeuds de transports en commun.
Dès les années 1980, on en était fort éloigné. Strasbourg, Nantes, Toulouse avaient bien « décollé » et rejoignaient Lille-Lyon-Marseille, mais c'était insuffisant pour stopper la croissance de la mégapole parisienne. Malgré quelques réussites exaltées par les films d'Éric Rohmer (Les nuits de la pleine lune, L'ami de mon amie), les villes nouvelles, trop près du « moyeu », peinaient à s'autonomiser, les transports en rocade n'existaient pas au-delà de la ceinture des fermiers généraux (le trajet des lignes de métro 2 et 6), les espaces entre les doigts du gant commençaient à se combler, et les cités populaires de lointaine banlieue se transformaient en zones de relégation. Ce dernier point est le plus significatif : quand la banlieue n'est plus la porte d'entrée d'un centre, on ne peut plus parler de métropole, mais de mégapole. Comme le remarquent Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie 1, l'habitant de La Reynerie reste un Toulousain, l'habitant de Montfermeil perçoit Paris comme une autre planète.
À la fin des années 1980, la crise mégapolitaine est encore perçue comme réversible par l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région Île-de-France (Iaurif) et la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (Datar). L'Iaurif reprend à l'échelle du Grand Bassin parisien le rêve guichardien et propose une nouvelle « couronne des cathédrales » (incluant le val de Loire). Le schéma directeur de l'Île-de-France de 1992 s'interdit de dépasser 10,5 millions d'habitants. Mais il est trop tard. Le néolibéralisme a succédé au modèle dirigiste des « trente glorieuses » 2. Avec la reprise économique de 1997, le productivisme libéral se déchaîne dans la mégapole comme dans les six métropoles régionales, stérilisant toute tentative de reconstituer des pôles autres que Paris dans le triangle Lille-Nantes-Lyon.
Le coup de grâce est donné par la présidence Sarkozy qui, avec le projet « Grand Paris », officialise l'abandon du rééquilibrage Paris-régions et des pénétrantes « vertes » à proximité du « moyeu ». Si le pharaonique projet de Grand Paris Express semble combler les voeux de métro en rocade et desservir les banlieues abandonnées de l'Est parisien (lignes Rouge et Orange), il vise surtout à urbaniser les interstices verts subsistant sur les plateaux, dont les plus emblématiques sont le triangle de Gonesse et le plateau de Saclay (ligne Verte). Et, contre toute attente, le conseil régional, à majorité socialiste et écologiste, adopte en 2012 un schéma directeur (Sdrif) entérinant ce projet de comblement du « vert interstitiel », ce que nous avons appelé la « transformation de la pieuvre en méduse3 ».

Un peu de réflexion

La justification d'un tel revirement (en fait, de la résignation à la logique des opportunités foncières) est connue. Contrairement au reste de l'Europe, la France reste en expansion démographique et, pour les raisons susdites, cette croissance se polarise sur un nombre limité de métropoles tandis que la déréliction s'étend dans les campagnes et les petites villes, à l'exception de quelques métropoles moyennes telles Rennes ou Montpellier. Le ralentissement de la construction depuis le choc maastrichtien de 1992 s'est transformé en pénurie de logements et a eu pour effet le retour du problème foncier 4. Par ailleurs, de nouveaux problèmes écologiques sont apparus : le changement climatique global et, de plus en plus menaçante, la crise alimentaire mondiale, incitent à limiter les déplacements et à sauvegarder les terres agricoles 5. D'où le double mot d'ordre :

  • « ville dense », c'est-à-dire sans accroître l'emprise urbaine sur les terres agricoles
  • « ville intense », « ville des courtes distances », c'est-à-dire avec peu de déplacements internes.

Comment les partisans de la ville dense comptent-ils s'y prendre ? Tout simplement en densifiant l'existant, c'est-à-dire en transformant le pavillonnaire en zone d'immeubles collectifs et en bouchant tous les espaces « libres » (en fait « verts ») interstitiels.
Densifier le pavillonnaire recèle nombre de pièges. Cela ne concerne d'ailleurs que le pavillonnaire « populaire » de la proche banlieue, le pavillonnaire loi Loucheur, qui d'ailleurs se densifie spontanément quand les vieux couples s'en vont, qu'arrivent de jeunes ménages qui se construisent, légalement ou pas, un étage de plus, une extension dans le jardin. Densification silencieuse qui supprime de la pleine terre, modifie les écoulements d'eau et sature progressivement les voies et réseaux divers.
Remplir les zones vertes interstitielles est la voie royale du sarkozysme urbain, entérinée par ses successeurs (maires communistes compris). Elle revient à remplacer la « ville-roue » par un disque, urbanisant les zones vertes « intérieures », sous prétexte de sauvegarder la campagne extérieure.
Remarquons d'abord qu'on en reste à un jeu à somme décroissante pour les zones vertes considérées globalement : on remplace le mitage de la campagne extérieure par le comblement des zones vertes intérieures, quitte à le compenser par de coûteux jardins suspendus horizontaux ou verticaux.
Mais il y a plus grave. Le modèle de la roue visait à sauvegarder des espaces naturels et de l'agriculture (essentiellement maraîchère) à l'intérieur de la couronne urbaine. Ces terrains n'ont pas un intérêt uniquement agricole, mais relèvent d'abord d'une nécessité écologique et de qualité de la vie. Nécessité qui ne découle pas seulement de la demande récente pour une agriculture de proximité, mais de toutes les fonctions urbaines de la pleine terre et des espaces végétaux (y compris les jardins des pavillons) : éponger le ruissellement, disperser ou filtrer la pollution, offrir de l'espace de loisir et des perspectives paysagères aux citadins, isoler les habitations des grands axes de circulation (et donc de la pollution par le bruit et les gaz d'échappement, en particulier du diesel), et surtout climatiser la zone dense contre l'effet « îlot de chaleur urbain 6 ». Au nom du respect de la « frontière agricole » (que les maires bâtisseurs rêvent de reporter dans les départements voisins), on supprime la frontière fractale des espaces naturels interstitiels.
Un exemple caricatural : le plateau de Longboyau, qui s'avance au sud de Paris, avec une « falaise » à quelques pas du périphérique. Ce plateau étroit entre Seine et Bièvre est depuis l'entre-deux-guerres occupé par le pavillonnaire issu de la loi Loucheur jusqu'à Villejuif. Après guerre, il est rempli dans son axe central par les cités d'habitat social de Villejuif-Sud, Chevilly, l'Haÿ, Thiais, Fresnes, puis par le Marché international de Rungis, jusqu'à l'autoroute périphérique A 86, et au-delà par l'aéroport d'Orly. Mais sur les deux flancs a subsisté une zone de cultures maraîchères récemment convertie en deux parcs départementaux, le parc des Lilas à l'est, à Vitry, et les Hautes-Bruyères à Villejuif. Le parc des Hautes-Bruyères est lui-même prolongé, le long des quatorze voies du tronc commun de l'autoroute du Sud, par le « Terrain des maraîchers » (horticole) et par une zone de jardins familiaux s'étendant jusqu'à l'Haÿ. Cette « coulée verte », retenue par tous les schémas directeurs antérieurs, est reliée par un pointillé vert transversal au parc des Lilas. Enfin, entre Fresnes et Orly s'étend une zone agricole, la plaine de Montjean. L'ensemble de ces zones vertes est depuis plusieurs années la cible des maires, des promoteurs et de la société d'aménagement du département, la Sadev 94.
Le rôle écologique de la coulée verte villejuifoise (y compris pour les villes plus à l'est) est évident. Pourtant, si les élus écologistes parvinrent à épargner la plaine de Montjean, ils n'ont su empêcher que le Sdrif 2012 couvre la coulée verte de pastilles rouges « à fort potentiel d'urbanisation », et que, de fait, une ZAC (bientôt soumise à enquête publique) menace un temps les jardins familiaux et persiste à vouloir urbaniser et le Terrain des maraîchers, et (cas sans précédent) une partie du parc existant !
Quant à la « ville intense », on se contente de proclamer dans le Sdrif une multitude de « centres régionaux » et de se fixer un objectif de 1 pour le ratio population/emploi de toutes les communes de proche banlieue, sans qu'aucune mesure contraignante soit prise pour développer ni la « centralité locale » (cinémas, théâtres, monuments, places et zones commerçantes piétonnières, etc.), ni une desserte préalable par les transports en commun, ni surtout les emplois correspondants. Ces « centres partout » risquent fort de se résoudre en un centre unique : Paris élargi aux communes mitoyennes.

Rééquilibrer le territoire national et le Bassin parisien

On n'effacera pas le passé et les errements de trois décennies de libéralisme urbain.La métropole parisienne est désormais une mégapole, et il est difficile de demander à ses habitants de déménager vers les métropoles d'équilibres et la « ceinture des cathédrales ». Mais du moins peut-on espérer, par une politique volontariste portant sur les « emplois fléchés » (ceux dont la Datar peut orienter la localisation), rééquilibrer le territoire national et le Bassin parisien.
Il reste possible d'accélérer la couverture du Grand Paris existant par un dense réseau de transports en commun, au lieu d'en faire un outil pour urbaniser ce qui ne l'est pas encore.
Il reste possible de loger des jeunes ménages, moyennant un surhaussement modéré du bâti existant, en encourageant les retraités désormais logés « trop au large » à rejoindre de petites villes, et non à s'isoler dans des lotissements mitant les terres agricoles.
Il reste possible de ramener les commerces vers les centres-villes et de créer des hôtels de télétravail.
Il reste possible de doter les métropoles et leurs banlieues de véritables centres intrarégionaux.
Mais ce polycentrisme renouvelé exige un grand retour de la planification urbaine, qui exigera une contractualisation plus poussée des parcours professionnels permettant enfin d'offrir aux gens la possibilité de travailler là où ils vivent, plutôt qu'ils se voient obligés de déménager là où ils ont quelques chances de trouver un emploi.

  1. Refaire la cité. Diversité et politique des quartiers populaires, Seuil, « La république des idées », 2013.
  2. Sur le lien libéralisme-mégapolisation, voir Alain Lipietz, « Face à la mégapolisation : la bataille d'Île-de-France », 1993. http://lipietz.net/?article573.
  3. « Paris-Métropole : de la pieuvre à la méduse ? » (avec Jacqueline Lorthiois), contribution aux actes du colloque du Front de gauchedu 1er février 2013 : « Métropolisation : les nouveaux enjeux. Le cas de l'Île-de-France », http://lipietz.net/?article2961.
  4. « Le tribut foncier urbain aujourd'hui : le cas de la France », Cahiers marxistes, n° 243, février-mars 2013, http://lipietz.net/?article2941.
  5. Green Deal et Qu'est-ce que l'écologie politique ?, voir bibliographie de l'auteur.
  6. Voir ces arguments écologiques, avec références, dans « Paris-métropole : de la pieuvre à la méduse », déjà cité.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/paris-un-cas-d-ecole.html?item_id=3336
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