Un « groupe » en devenir en Europe
Contrairement à l’idée commune, l’artisanat entendu comme groupe
socio-économique est une notion récente. Inégalement développé et
structuré en Europe, il constitue un ensemble, par-delà les différences
nationales, dans ses déterminants et dans la dynamique de son évolution.
Dans la langue française, le mot « artisanat » n’apparaît qu’au début du XXe siècle. Lorsqu’en 1917, le législateur crée les banques populaires pour aider au développement de ce secteur, il parle « du petit et du moyen commerce et de la petite et de la moyenne industrie ».
La forme historique d’organisation des « ouvriers indépendants », c’étaient les métiers. Organisées en confréries d’inspiration religieuse puis en associations professionnelles, les corporations ont pris une importance et un rôle grandissant en France. Dans la plupart des professions, les corporations organisaient un monopole rigoureux du travail, grâce aux privilèges accordés par le pouvoir royal pour qui elles assuraient une mainmise financière et juridique sur les corps de métier.
Tempéré par diverses franchises, généralement municipales, qui autorisaient un exercice libre de certains métiers, ce monopole résistera jusqu’à la fin de l’Ancien régime aux très nombreuses critiques ainsi qu’à la brève tentative de Turgot, en 1776, de dissoudre les corporations. Elles prendront fin dans la nuit du 4 août 1789 avec l’abolition des privilèges et seront anéanties par la loi Le Chapelier en juin 1791.À la fin du XVIIIe siècle, les corporations ont vécu mais il faut encore attendre l’orée du XXe siècle pour que l’artisanat apparaisse.
« Celui qui fait à la main »
Au XIXe siècle, quand manufactures et industries se développent, l’usage du mot « artisan » se précise : celui qui fait à la main, par opposition à celui qui produit en série avec une machine. C’est avec la victoire de 1918 et le retour en son sein de l’Alsace-Moselle que la France découvre le mode d’organisation allemand de l’artisanat : les chambres de métiers. Ce modèle sera transposé à la France de l’intérieur par la loi du 26 juillet 1925.
Ainsi, sont définis les traits caractéristiques du secteur artisanal, tel qu’il se développe en France et en Europe : des petites entreprises ou des travailleurs indépendants, exerçant dans quelques centaines de métiers qui ont en commun de transformer la matière ou de rendre des services, organisées en entités de petite taille, immatriculées au répertoire des métiers et dont la formation repose très largement, sinon exclusivement, sur l’apprentissage.
Les définitions juridiques de l’artisanat en France auront beaucoup varié. Elles conjuguent généralement un critère d’activité avec un critère de taille. Elles contiennent implicitement des éléments qualitatifs : caractère indépendant du travail, caractère manuel, notion de petites séries et notion de qualification. Au fond, elles illustrent la formule du parlementaire auteur de la loi de 1925, Joseph Courtier :
« L’artisanat se reconnaît mieux qu’il ne se définit ».
Des pays européens de tradition artisanale
La définition de l’artisanat en Allemagne obéit à un remarquable parti pris de simplicité juridique, puisque ce secteur est légalement défini comme constitué par toutes les entreprises qui produisent « artisanalement », sans critère de taille. C’est Bismarck qui réorganise, par la création des chambres de métiers, une tradition artisanale germanique ancienne et structurée par corporations. Encore directement inspirée de ces lois d’Empire de 1900, la législation applicable à l’artisanat en Allemagne a très fortement structuré l’acquisition de la qualification et l’organisation de l’apprentissage.
Distinct de l’industrie, l’artisanat est, en Allemagne, considéré comme un secteur à part entière. Il occupe plus de 5 millions
de personnes et forme plus de 600 000 apprentis. Le nombre d’entreprises artisanales s’est réduit fortement au long des années 70 et 80 tandis que le nombre de salariés de ces entreprises a été multiplié par plus de trois. Au total, plusieurs millions d’emplois sont ainsi créés. La réunification de l’Allemagne a fortement profité au développement de l’artisanat : l’effondrement de l’économie communiste aura été notamment compensé, en dehors de l’emploi public, par la multiplication de petites entreprises de type artisanal.
Les entreprises artisanales allemandes couvrent toute la gamme des besoins en biens et en services, tant du consommateur privé, de l’industrie, que des services publics : au total 127 métiers et professions auxquels s’ajoutent une cinquantaine de métiers « apparentés » qui dessinent un ensemble tout à fait comparable à l’artisanat français.
Les différences essentielles entre l’artisanat allemand et l’artisanat français consistent, d’une part, en l’exigence allemande d’une qualification obligatoire préalable à l’installation (le célèbre brevet de maîtrise) et, d’autre part, en des structures représentatives plus fortement organisées et respectées qui ont en charge la représentation, l’organisation, la coopération et la formation dans les différents métiers de l’artisanat.
L’artisanat en Italie ne jouit pas d’une moindre tradition qu’en France ou en Allemagne. Économiquement extrêmement vivant, il est cependant beaucoup moins organisé juridiquement. C’est donc sur une base associative que l’artisanat italien a constitué le schéma d’organisation qui lui fournit l’essentiel des caractéristiques dont bénéficient ses équivalents transalpins.
Également défini sur un double critère
de taille et d’activité, l’artisanat en Italie regroupe près de 300 métiers pour près d’un million et demi d’entreprises artisanales, avec moins de trois salariés par entreprise en moyenne. L’artisanat italien compte plus d’une entreprise sur trois et emploie près du cinquième de la population active.
Les organisations représentatives de l’artisanat sont puissantes et respectées. Elles permettent aux entreprises artisanales italiennes de bénéficier d’un niveau remarquable de services coopératifs qui contribuent de manière déterminante au succès et à la compétitivité internationale de ce tissu d’entreprises.
L’Autriche, le Danemark et le Luxembourg présentent des caractéristiques proches des « modèles » français, allemand ou italien : ce sont des pays où la tradition artisanale est forte et où ce secteur économique est reconnu, structuré par des organisations représentatives de type syndical ou consulaire, dont les membres adhérents ou ressortissants constituent ainsi un secteur parfaitement identifié.
Des pays à conquérir
Dans plusieurs pays d’Europe, le concept d’artisanat est marqué de connotations rétrogrades, historiques ou folkloriques. Ainsi, en Belgique, le qualificatif d’artisanal porte-t-il des connotations dépréciatives de « bricolé » : l’entreprise belge – artisanale au sens français – se qualifiera plus volontiers de PME et relève du ministère des « classes moyennes ». En Espagne ou au Portugal, le mot renvoie aux métiers les plus traditionnels. Quant au Royaume-Uni, le «handycraft » se réfère à des fabrications manuelles de petites séries d’objets traditionnels : par excellence, des souvenirs folkloriques.
Pourtant, dans ces différents pays, des évolutions se font jour. Depuis une dizaine d’années, le mot « artisan » réapparaît, ainsi écrit, dans la langue anglaise et devient d’un usage de plus en plus courant. Il se réfère à des entreprises performantes qui, dans les tissus artisanaux allemand, français ou italien, dans un métier généralement mais pas systématiquement traditionnel, incarnent des modèles de réussite et de dynamisme.
La presse et les organisations économiques internationales – comme l’OCDE – s’intéressent, en effet, de plus en plus fortement au modèle de développement que l’artisanat incarne. Fortement endogène, né de l’initiative individuelle, ancré dans les territoires et porteur de nombreux bénéfices induits dans son environnement, le développement de l’artisanat constitue en effet un phénomène remarquable. Particulièrement puissant en Allemagne et en Italie, et dans une moindre mesure en France, le développement de l’artisanat a créé depuis trente ans un très grand nombre d’emplois nouveaux, alors même que le discours économique classique le vouait à une disparition prochaine.
L’Irlande, le Portugal, les pays d’Europe centrale et orientale, en particulier, sont caractéristiques de cette attention nouvelle portée à ce mode de développement. Développement local, districts industriels, secteurs productifs locaux... sont autant de métaphores bureaucratiques ou à prétention scientifique qui permettent de redécouvrir l’artisanat, par approximations successives.
Les enjeux du développement
Historiquement, l’attention publique se concentre sur l’artisanat en période de changement et d’incertitude économique. Au-delà de ce cycle conjoncturel, l’évolution au long du XXe siècle a permis aux artisans de constituer – là où ce secteur bénéficie de facilités pour s’organiser – un véritable secteur économique, structuré, progressant dans son unité et occupant désormais une place majeure dans l’organisation économique globale.
C’est au début des années 90 que l’emploi artisanal a dépassé l’emploi industriel dans la Ruhr. Dans cette même période, les
districts du secteur productif italien ont permis aux régions du nord de l’Italie
d’afficher une croissance économique supérieure à 6 % par an. Au cours de la première moitié de la décennie 90, les bases de taxe professionnelle des entreprises artisanales françaises passent de 28 à 46 milliards de francs (les réformes ultérieures de cet impôt ne permettent plus de prolonger les comparaisons). De manière globale, dans l’Union européenne, ce sont des millions d’emplois qui sont créés durant ces années dans le secteur artisanal.
Deux facteurs se conjuguent pour amplifier cette tendance dans l’avenir.
Le premier est interne au secteur : songeons qu’en France, il a fallu attendre le début des années 80 pour que d’abord les boulangers puis l’ensemble des professions artisanales aient à déterminer le prix de leur production !
C’est, par nature, la base rudimentaire d’une maîtrise comptable et de la définition d’une stratégie commerciale, à la recherche du juste équilibre entre compétitivité et qualité. Les entreprises artisanales nées au cours de la décennie écoulée s’inscrivent dans une perspective et un niveau de compétence ou d’exigence des chefs d’entreprise, sans commune mesure avec le passé.
Le second tient à l’évolution de la compétition internationale. Les niveaux de concurrence, de qualité et d’innovation présentés par nos concurrents des pays émergents dans les secteurs industriels dépassent, par la rapidité, toutes les prévisions. L’artisanat s’inscrit par « définition » dans le service de proximité et porte des qualités de créativité et de valeur ajoutée qui le rend de plus en plus précieux dans cette compétition.
Avec ses particularités, son implantation locale, son sens du service et de l’innovation, le mode productif artisanal est particulier ; il recèle des avantages et se heurte à des obstacles qui lui sont propres ; il représente un potentiel majeur que les politiques structurelles pour l’emploi et le développement économique ne peuvent plus ignorer.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2004-11/un-«-groupe-»-en-devenir-en-europe.html?item_id=2574
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