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Georges LE NOANE

est directeur de la recherche de l’entreprise Acome

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Télécommunication : les réseaux, avenir du monde rural

Les réseaux de télécommunication n’ont pas encore eu autant d’impact sur l’aménagement du territoire que les réseaux routiers et ferroviaires. Ils constituent pourtant une source d’espoir considérable pour le monde rural.

L’impact des transports sur le développement local, la vie des régions ou des pays n’est plus à conter. L’histoire des chemins de fer, qui attiraient tout autant qu’ils effrayaient, a laissé des traces indélébiles sur l’aménagement de notre territoire, amplifiées plus récemment par l’impact des nouvelles technologies des trains à très grande vitesse.

Les incidences du réseau routier sont tout aussi sensibles et, comme pour l’infrastructure ferroviaire, elles se mesurent maintenant beaucoup plus à la dimension transeuropéenne du trafic, entraînant notamment de fortes migrations industrielles et l’implantation des grandes plates-formes de distribution.

Les réseaux de télécommunication n’ont, jusqu’à présent, pas eu la même influence. A l’échelle de la voix et de quelques échanges de données, l’effet des réseaux fixes – lissé qui plus est par l’apparition de la mobilité et de la notion nouvelle de communication anywhere, anytime (n’importe où, n’importe quand) – place les régions dans une position plus égalitaire, grâce à la construction et à la gestion en France d’un réseau numérique de très grande qualité.

Après la période rendue célèbre par le « 22 à Asnières », la France s’est en effet dotée avant tout autre pays d’un réseau entièrement numérique bâti sur la valeur et l’ampleur des efforts de recherche et de développement dont le CNET (Centre national d’études des télécommunications, aujourd’hui France Télécom R&D) était le moteur et l’animateur par ses efforts de recherche interne et l’articulation des développements, tant en direction des grandes entreprises que des PME.

Un précurseur, le minitel

C’est ce réseau qui, par sa capacité de commutation électronique notamment, a permis l’avènement d’une première et grande avancée : le minitel. Permettant, pour la première fois dans l’histoire des télécommunications, l’accès à plus de vingt mille services et alliant à l’échange traditionnel de la voix la possibilité d’échanger des données et d’amorcer le commerce électronique en générant de nouveaux emplois, il n’apparaît pourtant maintenant que comme un embryon de ce que seront les réseaux multimédias interactifs du futur.

L’arrivée de l’adressage IP (adresse de l’ordinateur) traduit dans les médias par le « phénomène internet » associé à ses futurs routeurs de très forte capacité, est venue bouleverser la hiérarchie des réseaux et orienter les échanges à partir de nouvelles architectures. Certains s’accordent même à penser qu’en une quinzaine d’années on transférera progressivement l’ensemble des échanges multimédias en « tout IP ».

L’ère de profonds bouleversements dans les télécommunications s’est subitement ouverte avec les dérégulations, marquant la fin des monopoles, mais aussi la fin d’une certaine vision étatique de grands projets, les fusions et les nouvelles alliances, qui n’en sont encore qu’à leur phase initiale, l’explosion des mobiles et l’apparition d’une concurrence des réseaux (fixes, mobiles, satellites, radios), la progression fulgurante d’internet et très rapidement la naissance d’un « besoin » d’internet rapide, les démonstrations d’applications multimédias (voix, données, images) et le rapprochement, parfois la fusion, des acteurs télécoms, informatique et audiovisuel.

Echec aux calculs financiers outranciers

Dès lors, on pouvait penser que les choses suivraient tranquillement leur cours. Or, il n’en a rien été et il n’en sera certainement rien. Ces récentes évolutions sont en réalité autant de convulsions : la politique de concurrence a sans doute le mérite d’orienter certains paniers tarifaires à la baisse, mais le risque est, d’un côté, de ne pas voir survivre les nouveaux entrants et, de l’autre, de fragiliser les majors. Enfin, dans ce paysage troublé, les dangers pour l’économie sont encore plus exacerbés.
Le premier était de s’engager dans une voie euphorisante et irraisonnée, proche de la spéculation boursière où la maîtrise de l’aménagement et des architectures de réseaux laissait la place à des calculs financiers outranciers : construire son artère à quelques Gbit/s au tarif actuel de facturation du kbit/s aboutit en effet à une telle rentabilité apparente que le mirage devient une dure réalité lorsque les Gbit/s à transmettre ne sont pas présents au rendez-vous (entre 1998 et 2001 la capacité des réseaux aux Etats-Unis a été multipliée par 500 quand…le trafic internet n’aurait été multiplié que (!) par cinq) 1.

Or, tant que les réseaux d’accès et les services associés restent au niveau des débits et des temps d’occupation actuels, ils ne sont effectivement pas au rendez-vous, sauf pour quelques artères majeures. L’erreur était grossière et le gonflement inévitable. La secousse n’en est que plus vive. Mais la deuxième erreur, aux conséquences encore plus dramatiques à terme, serait de rester bloqué sur une approche fondée sur une sorte de consensus mou autour de cette future société communicante, sans l’anticipation indispensable à toute grande mutation. Avec un flou artistique sur les notions de hauts, de très hauts ou d’ultra-hauts débits et une mayonnaise de pseudo concurrence technologique où les rapports d’experts successifs 2 brassent allégrement UMTS, boucle locale radio (BLR), xDSL, WI-FI, HFC, satellite, en oubliant parfois étrangement le potentiel de la fibre et en propageant souvent des paradigmes sans aucun rapport avec la fulgurance de l’évolution technologique.

Nous vivons en effet une accélération sans précédent (le petit téléphone portable que chacun a maintenant dans sa poche n’existait pas il y a dix ans et surtout ne pouvait se concevoir sous cette forme il y a seulement quinze ans) par la convergence de deux révolutions technologiques majeures de la fin du siècle dernier, que sont l’optoélectronique et la sub-microélectronique. Elles ouvrent la voie à la construction de réseaux très large bande interactifs.

Après la fibre monomode (qui aujourd’hui est banalisée au point d’être directement compétitive avec une simple paire symétrique), l’amplification optique, le multiplexage en longueurs d’ondes, entre autres avancées décisives, ont amené à réaliser des systèmes de 2 Gbit/s en 1990 pour des records de 32x42 Gbit/s sur 2400 km en 2002.
Demain, on parlera de réseaux tout optique multicolores, de commutation optique et aux petits kbits des échanges vocaux actuels se substitueront progressivement des artères susceptibles de traiter selon les strates des dizaines de Mbits ou de Gbits pour une immense araignée planétaire interactive.

Pour ne citer que quelques exemples, l’enregistrement 3D deviendra réalité, les claviers sans touches aussi. On parlera à son grand écran, tour à tour ami fidèle et conseiller, et entre réalité virtuelle et échanges en temps réels, notre vie quotidienne s’en trouvera plus bouleversée que par les progrès précédents des transports et télécommunications. Au point de se poser la question : a-t-on suffisamment d’imagination pour conceptualiser le monde communicant de demain ?

Dans ce contexte, comment ne pas comparer les évolutions et les ambitions nationales (ou par grandes zones d’influence marchande et culturelle) et constater que des décalages critiques sont en train de se produire en matière de boucle locale filaire ? Or, la prospective en l’état n’est pas tant de savoir si dans quinze ans nous aurons atteint un niveau raisonnable, mais bien de savoir quel chemin nous y conduira.

Derrière cette technologie apparente et concrète des futurs réseaux de télécommunications, ce sont en effet des pans entiers de l’activité créatrice et génératrice d’emplois qui se trouvent concernés : l’éducation, la santé, la recherche et l’industrie, le commerce, les loisirs… Les enjeux sont considérables et il n’y aurait pire situation que de constater a posteriori les dégâts dans une Europe vieillissante et submersible.

Comment ne pas être frappé par le fait que certains pays comme la Corée, le Japon (et pourtant ils ont aussi opéré la dérégulation), comprenant ces enjeux, ont véritablement dressé une stratégie de très haut débit où souvent la poussée de EFM (Ethernet in the first mile) traduit bien cette fusion des mondes informatiques et télécoms ?

Citons, à titre d’exemple, la « e-Japan strategy » (décidée par IT Strategy Headquarters en janvier 2001)3 :
« Réaliser un des réseaux Internet les plus avancés au monde en cinq ans, et être capable d’apporter à tout usager qui le souhaite un accès ultra haut débit always on – toujours disponible – (30-100 Mb/s) à un prix abordable. » Le but était d’alimenter en accès haut débit au moins trente millions de foyers et en ultra haut débit always on dix millions de foyers.

En fait, fin 2002, ceci est considéré comme acquis et la priorité est déjà donnée aux applications (les contenus thématiques).

L’excellent article de prospective de Technology futures inc.4 donne une typologie nord-américaine des débits en 2015 qui va de 50 % des habitations accédant à 24 Mb/s à 28 % ayant des accès entre 50 et 100 Mb/s et seulement 3 % d’usagers encore à un débit de 1,5 Mb/s.

On voit là la formidable accélération qui se prépare pour des accès véritablement très haut débit, dont seule « la fibre à profusion » (ou Fiber to Anywhere dans les réseaux extérieurs et dans les bâtiments (LAN - réseaux d’entreprises, SoHo – réseaux de PME, home cabling – câblage de la maison) peut assurer la pérennité. Un exemple volontairement caricatural : transmettre un DVD de 7,2 GB avec un modem de 56 kbits de la côte est à la côte ouest des Etats-Unis prendrait 13 jours, soit un temps supérieur à celui du record du Pony Express, rendu célèbre par les aventures de Lucky Luke. Avec une liaison Giga Ethernet, ceci se fait en une minute.

Les atouts du haut débit pour le monde rural

Curieusement, dans cette approche de futurs services et usages, on peut mettre en exergue le paradoxe du monde rural et y voir une source d’espoir face à la désertification et au vieillissement des populations. Le monde rural des petits bourgs conserve en effet une forte convivialité, une vie associative riche et créative, et donc un potentiel d’usages collectifs et partagés.

Communautés de communes ou pays se sont dotés de moyens suffisants pour réaliser des équipements que chaque budget communal pris individuellement rendait inaccessible.

L’accès au très haut débit (comparé en cela à la porte d’accès d’une ancienne cité qui, dans notre cas, devient une « petite cité numérique de caractère ») et son exploitation dans des lieux de vie (médiathèque, bibliothèque, école, centre social, maison de retraite, mairie, salle des fêtes...) avec des notions d’animateur à temps partagé (analogue à ce qui s’est pratiqué en matière de sport ou de culture, par exemple) pourrait ainsi constituer le « paradoxe numérique du monde rural » : nouvelles valeurs telles que « aménagement du temps » (donner une autre valeur au temps), traitement et diffusion de l’information autour de la bibliothèque rurale numérique (info ciblée, digérée, partagée, mémoire, thèmes), fédération ou création de communautés (forums, veillées numériques), temps partagé, traitement et diffusion de l’information, e-commerce (l’acheteur rural numérique malin), nouveaux horizons pour petits artisans et commerçants, outil de développement local et de désenclavement, création de nouveaux métiers...

Bref, un monde qui se préparerait à l’accès et aux usages de services nouveaux, beaucoup mieux qu’à travers l’accès individuel et pour longtemps problématique. L’impact serait alors fort : allier un cadre de vie agréable à un accès privilégié au potentiel des futurs réseaux très large bande.

Conscientes de « quelque chose tournant autour de cette potentialité des hauts débits », mais avec beaucoup de difficultés pour approcher cette notion, et ce d’autant plus que la stratégie globale est floue et encombrée d’incertitudes réglementaires, de nombreuses collectivités, par exemple les départements du Rhône, du Tarn, de la région Basse Normandie, tentent d’établir un véritable déploiement de hauts débits au-delà des obstacles classiques rencontrés (129 gros projets sont actuellement recensés).

Ainsi, la question fondamentale de ces enjeux de décentralisation et de communications très hauts débits est claire : la richesse d’une région se mesurera-t-elle, dans une ou deux décennies, à l’aune de son développement d’échanges multimédias interactifs ? En l’absence d’une politique de planification nationale, prendre en compte dès à présent cette dimension de l’aménagement territorial devrait être l’une des préoccupations majeurs des responsables politiques et économiques

  1. Réf. : Idate News n° 229.
  2. Voir encadré Bibliographie (1-4), page 51.
  3. Voir Bibliographie (5).
  4. Voir Bibliographie (6).

Bibliographie

  • (1) Réseaux à hauts débits : nouveaux contenus, nouveaux usages, nouveaux services, J.C Bourdier, 2001
  • (2) Territoires numériques : les réseaux hauts débits, nouveaux enjeux du développement local, CCI, 2001
  • (3) Internet haut débit et mesures gouvernementales, CSTI, 2001
  • (4) Haut débit, mobile : quelle desserte des territoires ?, CES, 2001
  • (5) Broadband policies in Japan, experiences and challenges, Y.Taniwaki
  • (6) The local exchange in 2015, L.K.Vanston, Technology Futures Inc.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-2/telecommunication-les-reseaux-avenir-du-monde-rural.html?item_id=2470
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