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Hugues PORTELLI

est professeur de science politique à l’Université Paris II Panthéon-Assas, directeur scientifique de l’Institut de la décentralisation* et membre des comités de rédaction des revues Pouvoirs (Le Seuil) et Pouvoirs locaux

* L’Institut de la Décentralisation rassemble, depuis 1989, élus, fonctionnaires, chefs d’entreprise, professions libérales et universitaires, français et européens. Ces acteurs de la vie régionale et locale trouvent à l’Institut de la Décentralisation un lieu où confronter dans le pluralisme leurs analyses et leurs prospectives. L’Institut publie la revue Pouvoirs locaux, des ouvrages de référence et de Lettres de L’Institut destinées aux décideurs publics.

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La décentralisation : une histoire contemporaine

L’histoire de la France contemporaine se confond avec celle de sa centralisation administrative et politique. Il aura fallu attendre les années 1980 pour qu’un mouvement se dessine pour dé-centraliser l’Etat sous l’effet de facteurs multiples dont la réforme de l’Etat n’est qu’un élément, d’ailleurs secondaire.

« L’effort multiséculaire de centralisation » que décrivait le général de Gaulle n’a pas été seulement le fruit de la volonté de la monarchie d’arrimer les conquêtes successives au pouvoir royal, tout en maintenant leurs particularismes régionaux. Il s’est enraciné, après la Révolution, dans une idéologie qui, en transférant la souveraineté « une et indivisible » du roi à la nation, transcendance indivise du peuple français, et en faisant de l’Etat la face institutionnelle et représentative de la nation, postulait le centralisme et l’uniformité administrative.

L’organisation territoriale de l’Etat, en reprenant les paroisses et en les transformant en communes (36 700 aujourd’hui), en remplaçant les provinces par les cent départements quadrillant le pays de façon uniforme, faisait régner le gouvernement central sur des territoires atomisés.

Les circonstances ont fait le reste : la fragilité des régimes politiques qui se sont succédé de 1789 à 1958, la fréquence des crises, des révolutions ou des guerres, ont favorisé, outre les séquences de pouvoir fort ou dictatorial, la centralisation, le quadrillage du pays par les agents de l’Etat, à commencer par le préfet, janus mi-politique, mi-administratif, dont l’obligation de loyalisme politique et le pouvoir de tutelle sur les institutions locales symbolisent la méfiance du pouvoir central envers les pouvoirs périphériques.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat providence et interventionniste, ayant en charge la reconstruction puis le développement économique, d’une part, la protection sociale, de l’autre, a achevé l’œuvre de centralisation tout en lui donnant son ultime justification idéologique. La Ve République a constitué l’apogée de ce mouvement, en donnant aux institutions politiques le cadre en adéquation avec ce centralisme administratif, social et économique, sous la forme de cette « monarchie républicaine » réalisant la synthèse entre les centralismes d’avant et d’après 1789.

Le tournant des années soixante

C’est pourtant au sein de ce régime que se produit, à la fin des années soixante, le séisme qui est le point de départ du mouvement de décentralisation. La crise de mai 1968, profondément anti-autoritaire, sert de réceptacle aux courants souterrains et minoritaires qui défendaient les autonomies régionales, les particularismes linguistiques et culturels, l’anti-étatisme, l’écologie, voire l’anti-colonialisme. Trouvant des relais à l’extrême-gauche, mais aussi dans la gauche non marxiste, la démocratie chrétienne et le syndicalisme autogestionnaire, ce courant multiforme trouve un écho jusque chez le général de Gaulle.

Le projet de réforme régionale sous forme de référendum qu’il propose le 27 avril 1969 est d’autant plus facilement rejeté qu’il attaque de front les notables traditionnels – ceux du Sénat – qui défendent la seule forme d’autonomie locale compatible avec le centralisme (celle des réseaux d’élus), sans proposer de véritable décentralisation.

Mais cet échec ouvre paradoxalement la voie à la promotion des autonomies régionales et locales, défendue par les courants anti-jacobins du centre et du socialisme non marxiste.

La rupture des années quatre-vingt

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 permet la réalisation des réformes, même si l’hostilité du Sénat – gardien des autonomies locales chères à une France rurale composée de communes, dont 60 % ont moins de 500 habitants et 15 % plus de 2500 habitants, et de départements – l’empêche de réaliser la révision constitutionnelle qui abolirait le cadre centralisateur du régime : la suppression de la tutelle de l’Etat, la capitis diminutio du préfet, chassé de la présidence du conseil général, la création des régions, les transferts massifs de compétences à la région, au département et aux communes, les transferts plus timides de personnels et de moyens financiers, créent une véritable rupture.

Celle-ci profite d’abord et surtout aux élus locaux, et notamment aux exécutifs, car les réformes ne créent pas de véritable démocratie locale, ni représentative (les assemblées délibérantes ne bénéficient d’aucun pouvoir réel), ni directe (les réformateurs sont des élus locaux qui se méfient d’une démocratie locale à l’américaine). Mais elle va libérer les énergies, permettre l’arrivée progressive d’une nouvelle génération d’élus qui n’ont pas connu les années de centralisme et sont sans complexe face aux institutions étatiques. Paradoxalement, la droite, a priori plus étatiste, se rallie à la réforme dont elle tire bénéfice puisqu’elle gère les contre-pouvoirs locaux face à une gauche au gouvernement.

Dans les années quatre-vingt, les réformes créent une nouvelle géographie des territoires, avant tout favorable aux communes et aux départements, qui bénéficient de blocs de compétences homogènes (le social au département, l’urbanisme aux communes), de finances solides et de pouvoirs politiques forts (grâce à des modes de scrutin majoritaires).

A l’inverse, les régions sont le parent pauvre de la réforme : une identité faible (du fait de leur nombre et de leur découpage souvent artificiel), des compétences limitées, une création tardive (les premières élections régionales ne se déroulent qu’en mars 1986), un mode de scrutin ni régional (il se déroule dans le cadre des départements) ni efficace (la proportionnelle intégrale ne permet pas de dégager de majorités stables). Surtout, l’absence de pouvoir de tutelle ou de coordination sur les échelons inférieurs interdit aux régions d’émerger face aux autres collectivités territoriales et de former des élites politiques rivalisant avec les députés-maires des grandes villes ou les sénateurs-présidents de conseils généraux des zones rurales.

Les réformes des années quatre-vingt-dix

Les années quatre-vingt-dix apportent une seconde vague de réformes. Celles-ci se déroulent dans un contexte différent.

D’abord, celui de la crise de l’Etat, miné idéologiquement par la montée du libéralisme qui remet en cause sa fonction tutélaire, et financièrement par le tarissement de ses ressources, et donc de ses moyens d’action sur les territoires. Cette crise est d’autant plus forte que les majorités qui se succèdent ne parviennent pas à conduire une réforme de l’Etat qui l’adapte à la nouvelle réalité des territoires : la déconcentration de l’appareil administratif reste un vœu pieux.

Ensuite, par le nouveau cadre géo-politique. La construction européenne se traduit surtout par l’ouverture des frontières et la création d’un nouvel espace économique où les notions de centre et de périphérie se déplacent. Des régions jadis périphériques (par rapport à Paris) deviennent centrales par rapport à la « banane » de croissance qui traverse l’Europe de Londres à Milan. La coopération transfrontalière se développe, tout comme les financements européens, complémentaires ou alternatifs à ceux de l’Etat. Les collectivités les plus puissantes (grandes régions, métropoles) découvrent le lobbying bruxellois. Surtout, la découverte des situations voisines montre le caractère dépassé du centralisme et les timidités de la décentralisation française : les fédéralismes allemand et belge, les régionalismes espagnol, italien et britannique font apparaître les réformes françaises bien timides aux élus locaux qui rejoignent leurs collègues européens au sein du comité des régions créé par le traité de Maastricht.

Parallèlement, les limites des réformes des années quatre-vingt apparaissent.

D’une part, la méfiance envers les « féodalités locales » prend la forme de la dénonciation des risques de corruption, les collectivités territoriales étant une proie tentante pour les partis désargentés.

D’autre part, l’obsolescence des instruments financiers : la fiscalité locale est constituée d’anciens impôts d’Etat devenus injustes et inefficaces et que personne n’ose réformer, même à gauche. Par ailleurs, la pratique des financements croisés se développe d’autant plus que les chevauchements de compétences se multiplient.

Enfin, la taille insuffisante de la grande majorité des communes rend impraticable l’utilisation par elles des instruments que la décentralisation leur fournit et crée de nouvelles inégalités.

Cela explique pourquoi les réformes des années quatre-vingt-dix concernent d’abord le développement de la transparence et des contrôles : renforcement (limité) des droits de l’opposition dans les assemblées délibérantes et surtout accroissement des pouvoirs de contrôle financier des Chambres régionales des comptes.

Parallèlement, et faute de pouvoir réformer la carte communale, deux réformes successives (loi Joxe de 1992 et loi Chevènement de 1999) vont relancer l’intercommunalité. La coopération intercommunale, limitée (à l’exception des communautés urbaines imposées à quelques grandes métropoles en 1965 et des villes nouvelles en zone péri-urbaine) à la forme contractuelle des syndicats, adopte une organisation plus fédérative.

Si la loi de 1992 connaît surtout un succès en zones rurales (avec les communautés de communes), celle de 1999 réussit à réveiller les zones urbaines (avec les communautés d’agglomération). Dans les deux cas, l’incitation financière est la clé du succès. Ce développement d’une intercommunalité qui tend vers une supracommunalité est d’autant plus significatif qu’il répond à l’incapacité d’inventer un cadre institutionnel satisfaisant pour les agglomérations urbaines, objets de politiques publiques sophistiquées (les politiques de la ville successives depuis 1981) mais sans cadre territorial fixe ni interlocuteurs stables.

2003 : la consécration constitutionnelle

Face aux limites des réformes législatives des années 1980-1990 qui ont contourné sans les neutraliser les dispositions constitutionnelles, il devenait impossible de progresser dans la voie décentralisatrice sans modifier en profondeur la Loi fondamentale.

La révision constitutionnelle de mars 2003 tire donc les conséquences des blocages accumulés en mettant le droit constitutionnel en conformité avec la législation et la demande des acteurs locaux, d’abord en reconnaissant une série de principes fondamentaux, souvent empruntés au droit des Etats voisins ou de l’Union européenne.

Le premier est l’affirmation du caractère décentralisé de l’organisation de l’Etat.

Le second est la reconnaissance du principe de subsidiarité.

Le troisième est le statut désormais constitutionnel du principe de libre administration que complète celui de la garantie de ressources (statut déjà reconnu par le Conseil constitutionnel).

Le quatrième est l’introduction d’éléments de démocratie directe.

Le cinquième est la reconnaissance du droit à l’expérimentation.

Le sixième est l’adaptabilité du statut des collectivités d’outre-mer.

Ces différents principes fondent une architecture nouvelle des institutions locales qui se décline à travers une législation (lois organiques, lois ordinaires) qui approfondit notamment les notions d’expérimentation et d’autonomie locale et opère de nouveaux transferts de compétences de l’Etat vers les collectivités territoriales.

Au-delà, la révision constitutionnelle consacre deux réalités qui caractérisent la décentralisation à la française.

La première est la diversité croissante des situations et des statuts. En métropole, la Ville de Paris (à la fois commune et département depuis 1975) a été rejointe en 1991 par la Corse, collectivité à statut particulier, où la région a intégré une grande partie des compétences départementales (en attendant de les absorber totalement) mais aussi des compétences transférées par l’Etat (notamment en matière culturelle et économique). La Constitution révisée ouvre la voie à la multiplication des statuts particuliers dont pourraient bénéficier d’autres régions. L’exception est d’ailleurs devenue la règle outre-mer où la Nouvelle-Calédonie, dotée d’un statut particulier d’autonomie renforcée depuis 1988, a ouvert la voie à la suppression de la catégorie des territoires d’outre-mer, la Polynésie connaissant une évolution parallèle. Quant aux départements d’outre-mer, eux aussi voient leur autonomie renforcée sous l’empire des nouvelles dispositions constitutionnelles.

A cet éclatement des statuts s’ajoutent les effets négatifs de la multiplication des collectivités : le refus de toute tutelle entre elles ne fait qu’aggraver les effets de la superposition des niveaux : les régions et la supracommunalité ont été créées mais les départements et communes sont demeurés en l’état. Ce sont donc quatre niveaux de collectivités et d’établissements publics aux compétences et aux financements enchevêtrés qui bénéficient de cette mutation.

Le droit de la décentralisation a donc œuvré par addition depuis deux décennies, ajoutant de nouvelles collectivités, de nouvelles compétences, de nouveaux statuts, mais sans jamais supprimer ce qui était devenu obsolète ou inadapté, pour ne pas froisser un personnel politique local (mais aussi national, du fait du cumul des mandats) dont l’implantation est encore aujourd’hui enracinée dans les anciennes collectivités (communes, départements). Un chantier à peine ouvert demeure : celui de la réforme de l’Etat, qui subit les démantèlements successifs sans s’adapter et se moderniser, au point que la décentralisation apparaît davantage comme la conséquence de sa crise que de sa modernisation.

Bibliographie

  • Histoire de la décentralisation française, Jean-Marc Ohnet, Hachette, Le livre de poche, 1996
  • Libertés, libertés locales chéries, François Burdeau, Cujas, 1983
  • L’Etat de 1789 à nos jours, Pierre Rosanvallon, Le Seuil, 1990
  • Institutions administratives, Olivier Gohin, LGDJ, 2002
  • Les collectivités territoriales en France, Michel Verpeaux, Dalloz, 2002
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-2/la-decentralisation-une-histoire-contemporaine.html?item_id=2454
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