est journaliste économique au bureau de Berlin de l’hebdomadaire allemand Die Zeit
Allemagne : le fédéralisme ne sombrera pas
Outre-Rhin, des débats portent sur une réforme
du fédéralisme qui pourrait passer par une hypothétique
diminution du nombre des Länder, l’évolution des pouvoirs
du Bundesrat et l’amendement des relations financières entre
l’Etat et les Länder. Pourtant, le système tient bon.
Nous sommes le 20 juin 1991. Au Bundestag, les députés
votent le transfert de la capitale allemande de Bonn à Berlin.
Ils sont loin d’être unanimes et leurs opinions ne respectent
ni le clivage traditionnel des partis politiques ni leur origine géographique.
Après un débat d’une rare passion, la majorité
en faveur de Berlin n’est que de dix-huit voix sur 660. Qu’importe,
l’ancienne capitale du Reich sera de nouveau le siège du Parlement
et du gouvernement. Berlin retrouve ainsi son rôle de centre politique,
à la fois cerveau, cœur et poumon d’un pays qui jusque-là
s’en est volontairement privé. Et qui, à Bonn, petite
ville bourgeoise et provinciale de Rhénanie, se donne depuis 1949
une image de République modeste et fortement décentralisée.
A peine la décision historique prise, les commentaires
sceptiques fusent. L’Allemagne n’est-elle pas en train de renouer
avec ses ambitions d’une époque heureusement révolue
? Berlin sera-t-il de nouveau le symbole de puissance politique, de pouvoir
économique et de domination culturelle ? Le mot Berliner Republik
est né : il exprime la crainte que l’Allemagne réunifiée
pourrait succomber à la tentation du centralisme et de l’anti-parlementarisme
et remettre en question le fédéralisme, modèle constitutionnel
unique en Europe.
Prenons une photo instantanée de la République
fédérale de l’an douze de l’après-réunification.
L’image qu’on obtient est celle d’un pays équilibré
avec de grandes variétés régionales. C’est d’abord
un phénomène culturel au sens large du terme. Faire une
distinction entre capitale et province (c’est-à-dire le reste
du pays) n’a pas de sens. On ne « monte » pas à
Berlin comme un Lillois ou un Marseillais « monte » à
Paris : pour affaires, pour lancer sa carrière, pour décrocher
une subvention ou un crédit bancaire, pour profiter des richesses
culturelles.
Equilibre et grandes variétés
régionales
En Allemagne, chaque région a sa capitale (ou
même ses capitales). Presse nationale et journaux de province ?
Fausse distinction, car si quelques journaux se clament d’importance
nationale, ils paraissent à Munich, Francfort ou Hambourg. Où
est le pays qui compte autant de théâtres publics (autour
de 300) et d’orchestres symphoniques que l’Allemagne ? Les opéras
de Munich, de Stuttgart, de Hambourg et de Berlin s’y disputent la
première place, et une toute petite maison comme celle de Meiningen
sort un Anneau des Nibelungen remarqué dans le pays entier.
On y cherche en vain la version allemande du ministère
de l’Education nationale avec son gigantesque appareil administratif.
Les Länder sont souverains en matière d’éducation,
le Bund ne peut imposer que certains cadres.
Décentralisation est également le mot-clé
du succès de l’économie allemande depuis la dernière
guerre. Son modèle d’économie de marché ne laisse
que peu de place à l’étatisme, Colbert y serait voué
à l’échec. La répartition des lieux de production
et des centres de décision sur le territoire allemand est le contraire
du modèle de Paris et le désert français. Francfort
est la capitale des finances, Munich de la high-tech, Hambourg des médias,
Dusseldorf de la mode. Le nom de Daimler-Chrysler est lié à
la ville de Stuttgart, Siemens à Munich, Bayer à Leverkusen,
Volkswagen à Wolfsburg. L’aménagement du territoire
est en premier lieu l’affaire des Länder. Ce sont eux qui dessinent
leur politique industrielle et qui, avec le concours des communes, cherchent
à promouvoir l’installation de nouvelles entreprises.
Débat sur l’avenir des structures
fédérales
Image quelque peu idyllique, soit. Car en ce début
de l’an 2003, l’Allemagne est engagée dans un débat
de fond sur l’avenir de ses structures fédérales. Il
ne s’agit pas d’une remise en cause du modèle même.
Mais la question est posée : jusqu’à quel point cette
façon d’organiser l’Etat et la vie publique bénéficie
aux citoyens et où commencent rigidité et inefficacité
? Beaucoup demandent une mise à jour du fédéralisme
et le délicat rapport de force entre le Bund en tant que pouvoir
central et les seize Länder se trouve au cœur du débat.
En même temps, les rapports souvent peu harmonieux entre Länder
riches et moins riches, entre les cinq nouveaux Länder et ceux qui
formèrent l’ancienne RFA, appellent des réformes.
A la source des conflits entre Bund et Länder se
situe le Bundesrat, la deuxième chambre du Parlement allemand.
Etant l’instrument de la subsidiarité, c’est-à-dire
de la délégation de tâches au niveau le plus proche
du citoyen, il est une arme puissante contre toute tentation de centralisme.
Son pouvoir va jusqu’au blocage de lois et décrets votés
par le Bundestag. Si le Sénat français est une chambre de
réflexion dont le pouvoir dans le processus légilslatif
reste limité, le Bundesrat est un véritable contre-pouvoir.
Le mécanisme en est assez compliqué. Chaque Land dispose
d’un certain nombre de voix selon l’importance de sa population,
ce qui va de six voix pour la Bavière ou le Bade-Wurtemberg à
trois voix pour la Sarre ou Hambourg. Puisque les deux tiers des lois
allemandes doivent passer par le Bundesrat, cette chambre peut, à
travers son vote, exprimer et à la limite imposer, les intérêts
des Länder.
Voici pour la théorie. En réalité,
la deuxième chambre a, au cours des années, changé
de caractère. Les clivages en son sein sont devenus identiques
à ceux existant au Bundestag : ce sont les partis politiques qui
dictent les règles du jeu. A coalition gouvernementale et opposition
au Bundestag correspondent, au Bundesrat, deux blocs de Länder :
ceux gouvernés par les sociaux-démocrates et ceux gouvernés
par les chrétiens-démocrates. Si, comme à l’heure
actuelle, les majorités dans les deux chambres sont formées
par des camps politiques adverses, le blocage est complet. L’opposition
minoritaire au Bundestag s’impose au Bundesrat. On peut appeler cela
une perversion du Bundesrat, car la Constitution voulait la codécision,
pas le blocage. Il existe un organisme mixte où les représentants
des deux chambres cherchent un compromis. Mais dans la plupart des cas
ces tractations mènent directement à l’impasse politique.
Un nouveau système de péréquation
On observe au même moment que les relations entre
les Länder se détériorent et ceci pour des raisons
financières. Les Länder disposent non seulement d’un
pouvoir réel dans les domaines de l’éducation, de la
culture ou de l’équipement, mais aussi d’une remarquable
autonomie fiscale et budgétaire. Et comme, par exemple, le Bade-Wurtemberg
avec son économie prospère profite de ressources fiscales
beaucoup plus importantes que la Sarre ou Brême, les enfants pauvres
de la République, la solidarité interrégionale entre
en jeu avec un système de péréquation financière
(le Länderfinanzausgleich).
Ce système de péréquation, dans
lequel le Bund tient également un rôle important, est d’une
complexité ubuesque. Et à une époque où même
les caisses des Länder plutôt riches sont vides, on imagine
facilement que l’obligation de donner, ou l’impression de ne
pas obtenir assez, provoquent des querelles subtiles et pas forcément
amicales. Ainsi, les Länder riches, convaincus d’être
contraints de trop donner aux moins riches, se sont plaints auprès
de la Cour constitutionnelle, qui leur a largement donné raison.
A la fin de longues tractations, Bund et Länder ont signé
un nouveau système de péréquation valable jusqu’en
2016.
Réformes
indispensables
Ceci ne signifie nullement que le fédéralisme
allemand n’aura plus besoin de réformes. Elles restent, au contraire,
indispensables. La plus profonde serait une réduction du nombre des
Länder à travers une réorganisation complète de
la structure du territoire national. La Constitution l’a toujours prévue,
les modèles existent en grand nombre. Leur objectif principal : créer
des unités d’une taille viable, coupler les petits aux grands
et (ce qui est loin d’être négligeable) réduire
ainsi le nombre excessif d’élections régionales. Dans
l’élan de la réunification une tentative de redécoupage
régional aurait été imaginable. Mais les petits se
sont toujours battus contre leur disparition et les grands ne veulent toujours
pas partager leurs moyens financiers. Ainsi un référendum
sur la fusion entre Berlin et Brandebourg s’est soldé par un
échec cuisant. L’espoir de changer quoi que ce soit dans ce
domaine reste minime.
Deuxième point d’attaque : le Bundesrat.
Dictées par la tactique politicienne des partis plutôt que
par les intérêts propres des Länder, beaucoup de propositions
vont dans le sens d’une diminution du nombre des lois soumises à
la deuxième chambre. Il existe, en effet, une marge d’appréciation
: aux débuts de la jeune RFA, seulement 20 % des lois étaient
votées par le Bundesrat contre 60 % aujourd’hui. Une réduction
sensible de ce taux affaiblirait d’un côté le sacro-saint
principe de la subsidiarité mais empêcherait de l’autre
le blocage systématique du processus de décision politique.
Un troisième volet de propositions concerne les
relations financières entre Bund et Länder au-delà
de la péréquation. Au fil des années, le fédéralisme
allemand a engendré un système fiscal qui n’est ni
logique ni transparent. Il donne le privilège de la législation
fiscale au Parlement central et évite de définir des règles
claires sur la répartition des recettes. Il en résulte une
répartition obscure des responsabilités entre les collectivités
territoriales (et, dans la foulée, des communes, qui demandent
avec insistance une réforme du système fiscal communal).
S’y ajoutent des règles ultra-compliquées sur le financement
conjoint des missions publiques par les différents niveaux de l’Etat.
Le gouvernement fédéral a promis de présenter ses
propositions en vue d’une réforme de fond durant la législature
actuelle.
Mais revenons à Berlin. Où en est-on avec
cette crainte que la nouvelle capitale pourrait saborder le fédéralisme
? La ville est loin de jouer le rôle de pôle d’attraction
économique que certains lui avaient promis. Parmi les grandes entreprises,
seules les branches allemandes de Coca-Cola, Sony et Vivendi ont transféré
leur siège à Berlin. Si les banques ont ouvert d’importants
bureaux de représentation, aucune d’entre elles ne songe à
transférer son siège au bord de la Spree. Diplomates, médias
et spécialistes de toutes sortes de relations publiques s’installent,
mais l’économie berlinoise se porte de plus en plus mal :
taux de chômage record, croissance négative, disparition
de pans entiers de ce qui reste de l’industrie à l’ouest
comme à l’est de la ville. C’est vrai, la vie culturelle
est d’une impressionnante richesse, les touristes affluent en grand
nombre. Mais Berlin est-elle pour autant le cœur du désert
allemand ? Absolument pas.
En même temps, l’expression de « République
de Berlin » a pratiquement disparu du vocabulaire politique. Depuis
le déménagement effectif du Parlement et du gouvernement,
la vie politique a en effet pris une allure plus rapide, parfois plus
agitée. La présence des médias est devenue plus importante
et a rapproché le débat politique du spectacle télévisé.
Micros et caméras sont omniprésents, le moindre mot d’un
homme politique est enregistré et diffusé. C’est vrai,
Bonn était devenue capitale provisoire par un hasard de l’histoire,
mais ce choix imposait des limites à toute tentation de folie des
grandeurs.
Berlin n’est pas la capitale de toutes les tentations.
Elle n’a plus grand-chose à voir avec l’ancienne capitale
du Reich et la classe politique en est bien consciente. La démocratie
de Bonn se retrouve à Berlin, sans triomphalisme ni complexe. Une
normalisation au bon sens du terme.
Le symbole en est le Reichstag. Les députés
du Bundestag y siègent sans que qui que ce soit se sente obligé
d’exorciser de vieux démons. Le Bundesrat a d’ailleurs
choisi l’ancienne chambre prussienne, le Herrenhaus, comme domicile,
et chaque Land s’est offert un siège plus ou moins somptueux,
une Landesvertretung, démonstration de la volonté de pratiquer
le fédéralisme comme le pays en a l’habitude depuis
1949. Oui, le fédéralisme allemand aura besoin d’un
lifting pour rester attractif dans une Allemagne plus grande et une Europe
qui cherche sa voie. Disons qu’il flotte quelque peu, mais qu’il
ne sombrera pas.
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